On ne présente plus Nicolas Offenstadt. Auteur et coordinateur de nombreux ouvrages portant aussi bien sur l’histoire médiévale que sur celle de la Grande Guerre ou sur l’historiographie, il a récemment publié 14-18 Aujourd’hui   , L’Espace public au Moyen Age   et Historiographie : concepts et débats   , pour ne citer que quelques titres d’une bibliographie décidément abondante. Ce premier entretien accordé à nonfiction.fr nous permet ainsi de conclure le cycle inaugural de "L’Histoire maintenant – les grands entretiens de l’histoire" par un vaste panorama des enjeux de la mémoire et des usages du passé d’un bout à l’autre du dernier millénaire. Les sujets à évoquer seraient sans fin : une autre série de questions dédiées à d’autres thèmes ouvrira donc très bientôt le nouveau cycle de la prochaine saison des entretiens historiques sur nonfiction.fr.


Nonfiction.fr – Les réflexions sur les usages du passé sont désormais abondantes, et on remarque que les manières de faire un "usage socialement exercé de la mémoire" intéressent aujourd’hui les historiens de toutes les périodes. Je pense par exemple aux travaux de Frances Yates   , Mary Carruthers   ou de Patrick J. Geary   , qui montrent la vivacité de ces questions en histoire médiévale. Comment expliquer l’émergence de ce domaine de réflexion à l’intérieur du champ de la médiévistique ?

Nicolas Offenstadt – En plus des références que vous citez, on doit aussi rappeler que de nombreux travaux ont été menés à partir de la mémoire dans le monde monastique, dans la liturgie, notamment dans le cadre d’un programme allemand autour de la notion de memoria, avec au départ des gens comme Gerd Tellenbach, puis de nouvelles générations Gerd Althoff ou Otto-Gerhard Oexle , etc.   Le chantier des études sur cette notion est d’ailleurs déjà assez ancien, puisqu’il remonte aux années 1950 et n’a pas cessé de se développer depuis, en particulier à partir des années 70 et d’explorer la façon dont les sociétés construisaient leur passé, par les manières dont elles se remémoraient les morts par exemple, d’un point de vue liturgique puis social. La memoria est aujourd'hui un champ qui, en histoire médiévale, a beaucoup de ramifications, qui s'est globalisé et qui suit des questionnaires propres à la période, pas forcément liés prioritairement aux interrogations du monde contemporain sur l’histoire.   Deuxième aspect de la réponse : je pense que l’histoire médiévale, comme toutes les périodes, s’interroge aussi beaucoup sur le temps. De ce point de vue, l’histoire médiévale a des spécificités, avec notamment ces travaux sur la memoria, liés au départ à un type particulier de sources et à un questionnaire singulier. Par rapport aux questionnements du monde contemporain, on peut donc sans doute dire qu’il y a une thématique proche en histoire médiévale, qui est celle de la manière dont les sociétés se construisent dans le temps. Le champ médiéval a donc des interrogations propres, telles que celle qui consiste à savoir comment se constituent les identités aussi bien monastiques qu’urbaines – puisque la memoria est aussi très travaillée pour la ville, autour des identités civiques. Mais il y a aussi des éléments liés au fait que les historiens s’interrogent beaucoup plus sur les situations des acteurs dans le temps.

Nonfiction.fr – Hormis quelques chroniques, les sociétés médiévales, de communication principalement orale, n’ont pas de livres – et encore moins de manuels – d’histoire. Quelles sont alors les voies de la mémoire? Y a-t-il d’ailleurs une mémoire ? Et quels en sont les filtres, lorsqu’il n’y a pas de médiation textuelle, ou lorsque le texte est étroitement contrôlé par des petits groupes bien définis?

Nicolas Offenstadt – Comme vous le laissez entendre, la manière dont fonctionne la remémoration du passé est effectivement très différente selon les groupes, les périodes et les enjeux. Il est évident par exemple que la liturgie est déjà une remémoration du passé : tout un pan de l’étude de la mémoire traite de la dimension liturgique. Régulièrement, par la célébration, on va rappeler des épisodes bibliques, ou même des éléments de l’histoire récente qu’on insère dans le prône, des prières en langue vulgaire liées au sermon dans le déroulement de la messe, avec des intentions de prière donc, mais aussi, parfois, avec des informations qui peuvent avoir trait à la communauté paroissiale. La liturgie est donc très importante, à la fois pour la circulation des nouvelles et pour la construction de la mémoire, qui s’inscrit ainsi dans le temps biblique. Dans une communauté monastique ou dans une paroisse, les cultes contribuent aussi à la construction de la mémoire à la fois chrétienne et communautaire.

Si vous vous déplacez maintenant dans le monde de la noblesse, qui n’est pas sans lien avec le monde ecclésiastique, vous trouverez en revanche un certain nombre de "spécialistes" de la mémoire. Très tôt on trouve les chroniqueurs, qui vont coucher les faits par écrit pour qu’ensuite des lectures orales de leurs chroniques et des "histoires anciennes" soient faites aux Grands. L’écrit était médiatisé à l’oral, par des conteurs ou par des récitants. Puis, à partir du XIIIe siècle, se multiplient ceux qu’on a appelé les hérauts d’armes, et qui étaient en quelque sorte la mémoire de la noblesse, les spécialistes qui pouvaient identifier les nobles, dire qui faisait quoi, à qui appartenait quel type d’armoiries, etc. C’est eux qui, en définitive, étaient chargés d’attester de la noblesse, aussi bien dans le sens horizontal des bons comportements que dans le sens vertical de la mémoire – puisqu’ils pouvaient par exemple dire quel avait été le comportement des uns et des autres dans la bataille.

Il y a donc de très nombreux canaux de la mémoire, dont ceux-ci ne sont que quelques exemples. Mais je crois qu’une spécificité médiévale se dégage tout de même parmi les différents éléments de la mémoire : c’est sa dimension auditive et visuelle. Comme vous l’avez dit, c’était un monde où l’écrit avait un rôle important mais pas décisif de ce point de vue-là, puisque la grande majorité de la population était illettrée. Les gens se rappelaient donc avant tout ce qu’ils avaient entendu. Par exemple, dans les procès, lorsqu’on interroge des gens ordinaires, on constate qu’ils se rappellent des paroles très anciennes qu’ils ont mémorisées – ils se souviennent même parfois de qui les a dites ! La plupart des informations sont diffusées par oral, sur la place publique, que ce soit par les sermons, par les cris publics, par des discours ou des déclarations politiques dans les villes, etc., tout cela étant parfois consigné par les institutions, mais pas toujours. La part auditive et visuelle, celle du face-à-face, est donc extrêmement importante.

Nonfiction.fr – Dans L’Espace public au Moyen Age, H. R. Oliva Herrer  parle, à la suite de Mary Carruthers et à propos des modalités de la mémoire au Moyen âge, d’images du passé comme support d’une mémoire iconographique   . Comment doit-on comprendre cette idée d’"images" du passé ?

Nicolas Offenstadt – Il y ici des enjeux de représentation pour les cultures médiévales, de mises en récit des expériences, notamment par les anecdotes. Mais il faut aussi comprendre que si l’aspect auditif est crucial – puisque beaucoup de choses circulent par la parole de façon décisive – les gestes aussi sont extrêmement importants. Ils sont un véritable langage. Dans un environnement où l’écrit est étroitement réservé, les gestes qui se transmettent par la vue sont des choses qui se mémorisent. Pour bien comprendre comment les idées et les souvenirs se transmettent au Moyen Âge, il faut rappeler cette puissance du geste et du rituel. À côté de cela, ce qui a d’ailleurs été beaucoup discuté, un grand nombre d’informations et d’enseignements religieux sont transmis par les images. On disait que par leur décor, les cathédrales étaient les manuels scolaires du Moyen Âge : c’est sans doute réducteur, mais il n’empêche que dans un monde où le raisonnement par écrit n’a que très peu de place, l’image est très souvent quelque-chose sur quoi on prend appui. L’image du Christ de terreur ou du Christ qui juge dans les portails romans parle beaucoup, à un moment où peu savent lire. Le regard détermine un certain nombre de comportements. Pour bien comprendre comment circulent les choses, entre le passé et le présent mais aussi dans le présent, il rappeler à la fois la puissance du geste, sa puissance religieuse et communicative, et aussi cette capacité de l’ouïe à être particulièrement attentive : quand vous vouliez retenir un sermon, ce n’est que de cette manière que vous pouviez le faire. C’est un monde qui, dans son rapport aux sens, n’a rien à voir avec le nôtre.

Nonfiction.fr – À ce sujet, pour penser la spécificité du monde contemporain par rapport au Moyen Âge, pensez-vous qu’on puisse opposer, même de façon extrêmement caricaturale, une "mémoire par image" à une "mémoire par récit" ?

Nicolas Offenstadt – Pour comprendre les spécificités de ces mémoires, il faut d’abord préciser un certain nombre de choses. La première, c’est que la différence est bien moins tranchée, au Moyen Âge, entre une histoire que nous dirions "sainte" ou "légendaire", et une histoire que nous dirions "réelle" ou "objective". Autrement dit, dans les chroniques médiévales, les premiers temps sont bibliques – vétéro- puis néotestamentaires – avant qu’on enchaîne sur ce qu’on peut appeler "l’histoire des hommes". Ce qui est historique et ce qui est le passé, c’est donc d’abord quelque-chose de très différent du passé que nous, nous concevons. Le temps médiéval est d’abord beaucoup plus cyclique, ce n’est pas un temps qui se projette vers l’avenir, ce n’est pas un futur ouvert puisque on est dans une conception chrétienne de la fin des temps. Ensuite, il faut bien voir que le temps des hommes, celui de la vie et des déplacements, n’a rien à voir avec le nôtre. Pour restituer ce qu’est la mémoire et le rapport au passé, il faut aussi avoir à l’esprit ces espérances de vie très courtes. Après, il y a aussi des constructions politiques : certaines périodes sont des références et on les enjolive. Par exemple, une période qu’on retrouve souvent comme modèle idéal à la fin du Moyen Âge, c’est le bon temps du roi saint Louis, qu’on s’imagine comme un temps où les impôts étaient faibles, où le roi était un roi de justice, etc. On a bien là une construction du passé, par les clercs mais aussi par des discours plus populaires, qui consiste à rythmer le temps, y compris celui des hommes, avec des référencements spécifiques : le temps de Charlemagne est toujours une référence, le temps de saint Louis est le temps idéal, d’autant plus que ce roi a été canonisé.

Nonfiction.fr – On est bien loin des historiens des XXe et XXIe siècles qui développent une histoire tous azimuts et cherchent à s’emparer de tout élément de réalité susceptible d’être retrouvé ou exploré… De quoi se souvient-on au Moyen Âge, et, peut-être, de quoi ne souvient-on pas ? Et pourquoi s’en souvient-on ou non ?

Nicolas Offenstadt – Encore une fois, cela dépend bien-sûr des milieux. C'est-à-dire que chaque temps est rythmé par les spécificités du milieu social. On pourrait revenir sur une partition un peu binaire entre d’un côté le temps des clercs, inscrit à la fois dans le temps chrétien et éventuellement dans celui de leur ordre et qui entretient le souvenir de ce qui constitue l’identité communautaire, et d’un autre côté le temps de la noblesse, jalonné par un certain nombre d’exploits qui fondent  l’honneur nobiliaire. Il ne faut pas négliger non plus l’existence d’un certain nombre d’événements qui ont pu marquer plus ou moins tout le monde ; mais de nombreux souvenirs sont liés aux identités de groupe, qui ne sont pas seulement construites, mais s’inscrivent aussi vraiment dans ce que sont les catégories sociales ou communautaires au Moyen Âge.

Nonfiction.fr – Mary Carruthers, parle justement de la manière dont les scribes et les moines de la fin de l’époque carolingienne ont sélectionné les témoignages pour donner du règne de Charlemagne une vision passablement améliorée…

Nicolas Offenstadt – Oui, et c’est quelque-chose qu’on retrouve dans toutes les écritures médiévales de l’histoire. C’est une histoire qui est établie en fonction de critères qui ne sont pas ceux de la vérité d’aujourd’hui. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas une quête de vérité, mais elle s’appuyait sur le référencement aux autorités. Quand l’autorité a parlé – autorité biblique, autorité patristique, etc. – les choses sont dites. Ensuite, le discours historiques est aussi référencé à celui qui commande, ou à qui on s’adresse. Il a donc été clairement démontré par de nombreux historiens que tous ces discours sont très orientés politiquement. Cela signifie qu’on réécrit aussi l’histoire en fonction des objectifs du prince ou de l’abbaye, y compris en inventant des épisodes qui n’ont pas eu lieu, en bâtissant des discours qui n’ont pas été tenus. L’histoire au Moyen Âge est tout-à-fait ad hoc. Il est donc parfaitement juste de dire que ces écritures du passé étaient aussi orientées vers le présent, et non pas seulement vers un idéal de savoir. Les chroniques des monastères vont mettre en avant tout ce que les grands abbés ont pu faire de valorisable, toutes les dimensions de sainteté qu’il peut y avoir dans leur abbaye, de même que les chroniques royales ou princières vont valoriser la dynastie pour laquelle elles écrivent. La question fondamentale pour le Moyen Âge est donc de savoir pour qui on écrit l’histoire.

Nonfiction.fr – Depuis le livre de François Hartog désormais célèbre, la notion de "régime d’historicité" s’est largement diffusée. Pour résumer, comment pourrait-on caractériser le régime d’historicité du Moyen Âge, si tant est que ce projet ait un sens ?

Nicolas Offenstadt – Pour autant qu’on puisse parler du Moyen Âge en général, il est d’abord évident que son régime d’historicité s’inscrit dans le temps chrétien. Cela signifie que le passé est un modèle, qu’il est maître de vie. C’est le cas du passé biblique : Jésus est une figure qui sert beaucoup, y compris les souverains. On a donc un très fort passé, souvent mythologique et parfois réel, qui sert de référence, et un futur qui n’est sans doute pas conçu comme un futur "historiciste", qui développerait une nouvelle conception du monde, puisqu’il est limité par l’eschatologie chrétienne, et qu’on ne conçoit pas de monde alternatif valable pour cette vie, la vie terrestre. Ce qui est frappant, par exemple, dans les révoltes médiévales, aussi puissantes et violentes soient-elles, c’est qu’elles ne se projettent pas vers des temps meilleurs, en tout cas pas jusqu’au XVe siècle : elles demandent au contraire à revenir à un état du monde antérieur et ou idéalisé, la suppression de mesures d'oppression ou jugées telles.

Mais dire cela, c’est dire peu de choses, car le rapport au temps est aussi glissant : on voit par exemple – j’ai abordé cette question dans ma thèse   – que la Guerre de Cent Ans va créer une nouvelle chronologie au sein du Moyen Âge. Quand on parle de la guerre au XVe siècle, la chronologie intègre un temps qu’on dit "de mémoire d’homme", qui va référer à des épisodes propres au vécu des générations précédentes. On a donc sans doute un régime d’historicité général, mais aussi un temps glissant par lequel chaque groupe va bâtir une chronologie et un rapport au temps liés à son expérience.

Nonfiction.fr – Sautons maintenant par-dessus quelques siècles. Dans votre livre 14-18 aujourd’hui, vous partez du constat d’un retour en force de la mémoire de la Grande guerre depuis vingt ans, plus marqué encore depuis dix ans, qui a fait suite à un long oubli. Avant de revenir sur ce retour du souvenir, comment en expliquer le long sommeil, l’oubli ?

Nicolas Offenstadt – On peut sans doute dire que ce recul de la Première Guerre dans les mémoires et dans l’espace public est d’abord dû à son rapport aux autres guerres. Je pense qu’après 1945, quand on parle de guerre, c’est d’abord des conséquences immédiates, matérielles et mémorielles, de la Seconde qui écrasent un peu le souvenir de la précédente. Ensuite, les guerres coloniales ont aussi fait que la guerre n’était pas seulement un passé, mais aussi un présent : les enjeux militaires et guerriers étaient donc aussi centrés sur ces guerres-là. On peut donc dire que la situation de la mémoire de la Première guerre dans les années 1950-1960 est liée aux circonstances "objectives" de l’époque. Mais cela n’explique pas tout. Un second élément d’explication est sans doute que dans ces années, les anciens combattants vieillissent : ils occupent une placent peut-être moins importante, ils sont peut-être moins en prise avec un certain nombre d’enjeux de leur époque. Et puis enfin, dans le grand moment de contestation tiers-mondiste, gauchiste, bref, transformateur des années 1960, la guerre de 14 pouvait également apparaître comme l’emblème  du nationalisme à l’ancienne dont on ne voulait plus. Les anciens combattants, encore présents et pour beaucoup très attachés au pacifisme, se détachaient ainsi de toute une partie de la jeunesse engagée dans des luttes variées, à laquelle la mémoire de 14 apparaissait comme ringarde et d’un autre temps. Dans les années 1960-1970, par exemple, de nombreux monuments aux morts sont badigeonnés d’inscriptions critiques, comme s’ils représentaient un ordre établi ancien dont on ne voulait plus. On doit donc attribuer cette relégation aussi bien à des effets de génération, qu’à des effets politiques et à des effets proprement mémoriels, liés aux rapports des guerres entre elles.

Nonfiction.fr – En 1990, Jean Rouaud a reçu le Prix Goncourt pour un livre, Les Champs d’honneur, qui plongeait dans les non-dits et les latences du lourd héritage de cette guerre, et dans lequel de nombreux petits-enfants ont cru retrouver les voix qui jusqu’alors n’étaient que silences ou murmures inaudibles. Quel rôle vous semble pouvoir être attribué aux préoccupations relatives à la mémoire familiale dans ce regain d’intérêt pour la Grande Guerre ?

Nicolas Offenstadt – C’est une question centrale : ce rôle a été absolument décisif. Pourquoi ? 14-18 porte une mémoire extrêmement positive dans la mémoire collective des français. C’est une guerre où le soldat ne peut être vu que comme un personnage positif. Soit c’est une victime de la violence de l’Etat et de la guerre, soit c’est un héros qui a défendu le territoire, soit c’est les deux. Si c’est un désobéissant, c’est quelqu’un qui a su résister à l’oppression militaire. Qu’il soit victime, héros ou rebelle, toutes les images du poilu qui circulent aujourd’hui en font une figure positive. Quel est le lien avec la mémoire familiale ? C’est qu’en plus d’être positive, cette mémoire est partagée par tous. Ensuite, la guerre de 14, c’est huit millions de mobilisés, enfants de l’école de Jules Ferry, et donc qui écrivent, qui échangent : on a donc une somme colossale de sources dans les familles, que ce soit de l’écrit ou des objets. Combien de familles ont des correspondances de guerre, des cartes postales, des objets sculptés, etc. ? En plus d’avoir des figures très positives, on a donc la possibilité de les saisir ; on peut s’approprier considérablement le passé de sa propre famille. Il y a enfin un troisième élément d’explication de la vivacité de cette mémoire familiale : c’est que nous vivons dans un temps où l’histoire est plus que jamais une ressource de discussion sur le présent. À cet égard, il est beaucoup plus simple de s’approprier l’idéal que représente la figure du poilu, que les figures plus complexes et ambiguës du soldat défait en 1940 ou du soldat qui a participé à une "sale guerre", comme la guerre d’Algérie - ce qui ne veut bien entendu pas dire qu’il faille juger comparativement les expériences. À cela s’ajoute l’envie et le temps dont on dispose dans les sociétés de l’histotainment – pour reprendre le terme de Wolfgang Hartdwig – où l’histoire est une forme de loisir, et où le présent cherche des ressources dans le passé.

Nonfiction.fr – Lorsqu’on lit, par exemple dans les lettres d’Apollinaire, un certain désir d’en découdre, avant que l’enthousiasme ne s’essouffle, on voit bien que la figure du poilu, qui fonde un jugement moral fort, est bel et bien ni plus ni moins qu’une figure…

Nicolas Offenstadt – Ces questions très difficiles sont débattues depuis longtemps. Disons globalement qu’il faut commencer par différencier les locuteurs – Apollinaire est un écrivain, qui ne peut représenter qu'un type d'élite – et les périodes. Les volontés les plus fermes de se battre, on les perçoit au début de la guerre, mais très vite, l’enterrement de la guerre dans les tranchées dans les conditions qu’ont connaît on fait que les grands discours se sont rapidement évaporés, pour laisser la place aux désirs que la guerre cesse et que se referme cette parenthèse – ce n’en était pas une, mais on pensait au départ que ça en serait une. François Cochet disait que l’accord donné aux combats menés s’est écroulé à partir du moment où les soldats étaient enterrés dans les tranchées   : l’enterrement était aussi celui des enthousiasmes. Les sentiments des soldats peuvent être changeants selon les moments, et selon ce qui leur est arrivé individuellement. Ce qui est évident, c’est que rapidement se met en place un ensemble de résistances à la guerre,  que beaucoup de soldats entretiennent un rapport ordinaire à la guerre, sans investissement, ni idéologique, ni patriotique, comme l'a bien dit André Loez   .

Cette idée qu’une génération entière a vécu une expérience traumatique reste tout de même une réalité. Les poilus étaient des jeunes ; leur début de vie a été marqué par une violence terrible, quels qu’aient été par ailleurs leurs sentiments religieux, politiques et idéologiques. Quand on dit poilu = victime, ce n’est donc pas non plus une torsion de la réalité : c’est un véritable aspect de l’expérience combattante.

Nonfiction.fr – L’un des constats dressés dans votre livre avec le plus d’évidence est que le retour à la Grande Guerre opéré ces vingt dernières années a en réalité vocation à nourrir des récits aux visées très différentes. Qu’est-ce qui vous a conduit à distinguer ces différentes mémoires ?

Nicolas Offenstadt – Ce livre est le produit d’un travail que j’ai mené sur plusieurs années, pendant lesquelles j’ai beaucoup fréquenté les milieux qui s’intéressent à la guerre. Je voyais se développer progressivement toujours les mêmes discours. J’ai donc essayé de systématiser un certain nombre de sources pour retrouver ces discours, et très vite il est apparu qu’ils s’identifiaient assez bien. On a vu que l’un d’entre eux est le récit familial. Un autre récit sur la guerre de 14-18 est très géographique. Les zones du front ont un discours qui leur est propre, de même que certaines communautés régionales considèrent que la guerre de 14 a été une guerre en partie régionale : on a par exemple une mémoire très forte en Bretagne ou dans le Sud-est, en Corse notamment. Les récits répètent et finissent par devenir identifiables pour les historiens, et on peut en faire la typologie. Pour dégager les faits-récits, il faut donc à la fois une très longue fréquentation des milieux qui les portent, une sorte d’immersion à la manière de celles que pratiquent les anthropologues, et puis ensuite un travail plus systématique sur des sources variées, entretiens, périodiques, etc. J’ai ensuite essayé de voir si ce qui émergeait des discours pouvait être rattaché à des traces bien définies. De fait, on retrouve toujours de grosses matrices : matrice familiale, matrice militante, matrice géographique, etc.

Nonfiction.fr – Pour ce qui est des usages militants et géographiques du souvenir de la Grande guerre, vous relevez qu’on s’en est aussi emparé de cet événement au niveau des plus hautes instances politiques. Les ressorts de cette remobilisation de la guerre sont-ils différents ?

Nicolas Offenstadt – Non, ce ne sont justement pas des ressorts différents, et c’est cela qui en fait l’intérêt. La mémoire de 14-18 a une dimension très nationale : c’est tout le pays qui est mobilisé derrière ses huit millions de soldats. Et par ailleurs, pour un homme politique attentif à trouver des discours audibles, étant donnée cette vivacité des mémoires familiales, il est évident que la référence à 14-18 touche les gens qui l’écoutent. Un discours sur les guerres de religion pourront en intéresser certains, mais ça n’aura pas l’impact de 14-18, parce que 14-18 est une mémoire très largement partagée pour les raisons que nous avons dites à propos de la sphère familiale. Quand j’ai parlé avec des conseillers politiques, j’ai constaté qu’ils étaient très attentifs à cet écho des guerres dans les mémoires. L’un des auteurs du discours de Lionel Jospin à Craonne m’a dit que l’une de ses inspirations venait de tout ce qu’il lisait dans les livres d’or des cimetières, toutes les familles qui rappelaient les mémoires de leurs disparus. Le lien, ou l’écho, est donc évident entre les discours mis en scènes par les hommes politiques et les mémoires sociales vivantes, qu’ils repèrent et nourrissent. On retrouve cela très récemment autour de l’ouverture du musée de Meaux : Jean-Francois Copé, qui se positionne ostensiblement comme un présidentiable ou une figure potentielle pour le futur, assoit sa dimension culturelle sur un musée 14-18. Je ne pense pas que ce soit uniquement une affaire de circonstances : c’est aussi l’idée qu’en choisissant ce thème historique-là, les échos seront bien plus larges que la simple érudition ou les connaissances muséographiques.

Nonfiction.fr – Les enjeux géographiques et idéologiques de la mémoire sont clairement mis en évidence dans la présentation des deux volumes qui reproduisent les actes d’un grand colloque sur les usages politiques du passé depuis les années 1970, que vous avez co-organisé   : vous semble-t-il que nous soyons entrés dans un nouvel âge de ces usages ?

Nicolas Offenstadt – Comme nous l’avons vu tout à l’heure à propos du Moyen Âge, les usages politiques du passé ont toujours existé. Un saint Louis canonisé servait évidemment la monarchie capétienne, et était valorisable et utilisé, y compris sans aucune conformité avec ce que les historiens peuvent savoir du saint Louis historique. Le fait d’utiliser le passé pour construire le présent dans le domaine politique est vraiment quelque-chose de traditionnel, qui fonde presque tout pouvoir dans ses modalités mêmes. Que se passe-t-il aujourd’hui ? Nous avions mis en évidence, lors de ce colloque, deux temps de rupture. Le premier se situe dans les années 1970, quand éclate le récit national comme idée d’une histoire unitaire partagée par tous, sous le coup de boutoir de plusieurs phénomènes cumulés. C’est le moment où se développent les mouvements régionalistes, qui pensent que cette histoire, trop centrée sur l’État et la Nation, a oublié les particularités régionales. C’est aussi un moment de critique politique d’une histoire faite par les dominants, pour les dominants. On voit aussi apparaître une histoire féministe, aux États-Unis, puis en France. Dans cette décennie, le cadre national comme cadre historique explose donc de manière manifeste.

Une deuxième rupture nous est apparue dans les années 1990, marquées par un retour très général au passé, au patrimoine, avec une inflation de commémorations. C’est un temps nouveau, lié sans doute au fait que le futur apparaît plus opaque. Les années 1990, c’est la disparition du communisme comme horizon politique, c’est la social-démocratie qui n’est plus transformatrice, et tout un ensemble d’éléments qui font que les projections vers le futur sont plus limitées. Du coup, le passé, le patrimoine et l’histoire deviennent un recours général. Bien-sûr, on peut ensuite rentrer dans des chronologies plus fines.

Nonfiction.fr – À ce sujet, avec L’histoire Bling-Bling   , vous réagissiez à une évolution plus récente, qu’on pourrait appeler un "usage sarkozyste de l’histoire" : qu’est-ce qui le caractérise ?

Nicolas Offenstadt – D’abord, les usages les plus récents du passé s’inscrivent toujours dans l’évolution amorcée dans les années 1990, qui consiste à rechercher des ressources dans l’histoire. Là où je crois qu’il y a une double rupture, c’est dans cet usage extrêmement intensif du passé autour de Nicolas Sarkozy lui-même. C'est-à-dire qu’il a un goût pour mettre en scène l’histoire et lui-même, ce qu’on a vu dernièrement à Domrémy. Cela faisait très longtemps qu’un chef d’État, ou même qu’un membre du gouvernement n’y était pas allé. Encore une fois, tout cela est organisé par ses conseillers, qui perçoivent bien que ce genre de mises en scène rencontre un écho social plus large. Depuis le discours du Bois de Boulogne sur la Résistance prononcé le jour de l’investiture, on observe donc un usage politique du passé très intensif, personnalisé et scénographique. On retrouve aussi ces tendances chez d’autres personnalités politiques, mais elles sont très marquées chez Nicolas Sarkozy. Cet usage est particulièrement idéologique, et au service de sa politique "néo-nationaliste", qui articule des dispositions pratiques à de nombreux éléments symboliques, tels que le Ministère de l’identité nationale, forcément étonnant pour un historien, le débat sur l’identité nationale, la création d’un Musée de l’histoire de France… Cette partie symbolique, discursive pourrait-on dire, soutient un néo-nationalisme très présent dont l’autre partie, beaucoup plus délicate et douloureuse, réside dans la politique d’immigration, le discours de stigmatisation, etc. Là, l’histoire ne sert pas seulement un décorum gouvernemental : elle sert aussi tout ce discours sur le national. C’est ce qui se passe par exemple lorsque le président où ses fidèles soutiennent que quand on est français, on hérite de toute l’histoire, comme si l’histoire était un bloc, mais sans qu’on sache trop quelle est cette histoire de France. Est-ce que cela veut dire qu’il faut assumer Vichy, ou qu’on doive se reconnaître dans Philippe Auguste ? Et qu’on doive s’y reconnaître même quand on est issu de mondes qui n’ont rien à voir ? L’idée est de dire que l’héritage de la France est un pack global, qui va avec une conception de l’identité nationale comme donnée.

Nonfiction.fr – À propos du discours présidentiel sur la Grande guerre, vous pointez d’ailleurs dans 14-18 aujourd’hui un certain nombre de contradictions, entre message européen et flatterie des sensibilités régionalistes, entre pacifisme et patriotisme. On a le sentiment d’une conception très utilitariste de l’histoire, abordée comme une boîte à outils…

Nicolas Offenstadt – Absolument. C’est pour cela que j’ai appelé cela "l’histoire Bling-Bling" : une des spécificités de Nicolas Sarkozy, c’est de tout mélanger et de tout confondre à partir du moment où cela sert son discours national. L’exemple le plus frappant, c’est quand il essaye de faire de Guy Moquet la figure du sacrifice national : Guy Moquet, militant communiste, dans un parti pour lequel l’idéologie compte, fils de communiste, il en fait ce qu’il en veut, c'est-à-dire une icône qu’il va utiliser pour montrer tout autre chose que ce qu’il a pu représenter en son temps. Tout s’entrechoque, même si ca n’a pas de sens, et très peu d’effet de connaissance. Et on peut dire que la guerre de 14 s’y prête bien, puisque vous pouvez y faire du national, vous pouvez dénoncer l’horreur de la guerre – ce qu’il fait dans certains discours –, vous pouvez valoriser le tout aussi bien que certaines parties, vous pouvez trouver des héros individuels comme des héros collectifs. Bref, c’est un événement très plastique pour les usages mémoriels contemporains. Pour certaines périodes, comme la guerre d’Algérie, il y a moins d’usages possibles…

Nonfiction.fr – Toujours dans 14-18 aujourd’hui, vous rappelez qu’à l’occasion de la campagne présidentielle de 2007, les commentateurs ont porté une attention sans précédent aux discours des candidats sur l’histoire : quelle vous semble alors être la part des médias dans cette remobilisation du passé en politique ?

Nicolas Offenstadt – Il est toujours très délicat de déterminer la part exacte des médias dans ce genre d’évolutions, et il faudrait presque faire une véritable sociologie des médias dans leur rapport à l’histoire. Ce qui est évident, c’est qu’il y a un rôle de formalisation, et que les médias contribuent à ce que les débats sur l’histoire prennent telle ou telle forme. Un exemple qui m’avait frappé : lorsqu’en novembre 1998 Lionel Jospin avait fait son discours à Craonne, Le Monde avait décidé de faire la Une sur cet épisode et titré : "La République honore les mutins de 1917"   . Par ce discours, Lionel Jospin apparaissait donc comme l’incarnation de la République, face à un Jacques Chirac qui serait en quelque sorte au second rang. Une partie de la polémique qui est née de ce discours n’est pas seulement liée à son contenu : elle est surtout due à cette une du Monde, parce que dans la Ve République, le Président ne pouvait pas laisser le Premier ministre prendre ce rôle dans les médias. Si on en avait parlé en dernière page, avec un entrefilet et une interview d’un historien sur 14-18, cela n’aurait sans doute pas eu le même impact. La construction médiatique est donc très importante dans le développement des débats politiques sur l’histoire.

Mais après tout, c’est aussi l’occasion de parler d’histoire. Quand Nicolas Sarkozy est allé à Domrémy, cela à provoqué de nombreuses discussions sur Jeanne d’Arc. Le rôle des médias peut être de formaliser une cause. Ca peut aussi être, parfois, d’en faire un moment pédagogique de diffusion des connaissances. Lors du 11 novembre, les chaînes de télévision diffusent souvent beaucoup de reportages sur la guerre de 14, dont l’impact est sans comparaison avec les moyens de diffusion de l’histoire universitaire. Pour ce qui concerne la formalisation, il y a ensuite plusieurs enjeux. D’abord, ce qui fait débat est souvent plus excitant et plus facile à présenter que des faits "plats", ou qui le paraissent : le risque, c’est alors la dramatisation des enjeux, la simplification, et de rechercher la révélation. Lors des commémorations ou des débats, on a souvent l’impression qu’on révèle des choses oubliées par les historiens ou les autres personnes chargées de dire l’histoire. Il y a donc des effets de "fausse nouveauté" permanents, et en général un certain nombre de biais. Dans ce sens, on peut dire que les médias ont parfois tendance à détourner de l’effort de connaissance. Mais, une fois de plus, qu’ils se saisissent de l’histoire pour en parler lors de commémorations ou de fêtes, c’est évidemment aussi un marchepied pour diffuser la connaissance historique. Les rapports sont donc très ambigus. 

Nonfiction.fr – D’une autre manière, introduire un sujet d’histoire ou mémoriel et lui consacrer de l’espace ou du temps de parole quand la disponibilité des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs est limitée, aux dépens donc d’autres questions peut-être "plus importante s", engage une responsabilité qui peut facilement devenir celle du marchand de sable…

Nicolas Offenstadt – Tout à fait. C’est d’ailleurs une critique qui avait déjà été faite à Lionel Jospin après son discours au Chemin des Dames. On a considéré qu’il avait beau jeu de faire un discours critique de gauche quand il s’agissait d’histoire, parce que ce n’était pas très cher – encore que certains disent que cela lui a coûté un certain nombre de voix… On lui avait donc reproché d’être plus de gauche lorsqu’il parlait d’histoire que lorsqu’il menait, avec la "gauche plurielle", une politique de réformes sociales modérée, voire extrêmement limitée. C’est une interpretation possible : l’usage de l’histoire, et plus largement du symbolique, comme un domaine valorisable quand d’autres résistent… Après, on ne peut pas vraiment théoriser, et il faut penser au cas par cas, car c’est aussi le rôle d’un pouvoir d’incarner la continuité. Les usages symboliques de l’histoire peuvent être devenir un endroit pour façonner du vivre ensemble, à condition de pétrir une pâte qui ne soit pas l’imposition d’un récit national figé. Il ne faut pas négliger le fait que toute société se construit avec des inscriptions dans le temps. En démocratie, il n’y a pas à s’indigner qu’un pouvoir commémore, parle du passé. La question, c’est plutôt de savoir comment, avec quels mots, dans quelles conditions, dans quel contexte, avec quelle visée : c’est là, je pense, que l’historien doit être attentif et a son mot à dire. Ce n’est pas tellement sur l’objet du passé, qui fait partie de la politique publique dans une démocratie ; c’est sur la manière dont il va être saisi

* Propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz

 

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- P. Boucheron, N. Offenstadt (dir.), L’Espace public au Moyen Age. Débats autour de Jürgen Habermas, par Pierre-Henri Ortiz.

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