Nicolas Offenstadt brosse ici la présence de la Grande Guerre dans la France contemporaine. L’ouvrage vaut réflexion sur  le rapport de la société française à 14-18 ; il suggère enfin, le livre refermé, une réflexion sur le rapport des historiens à l’activisme mémoriel.

"A l’encontre du vieil Homère, (…) moi mon colon celle que je préfère c’est la guerre de 14-18", chante Brassens en 1962. Le refrain revêt aujourd’hui valeur d’évidence dans l’espace public ; la Grande Guerre nous "hante". Dans ce court essai, Nicolas Offenstadt s’attache à décrire la dilatation de la mémoire sociale de la Grande Guerre. Quatre chapitres explorent les conditions de ce retour mémoriel massif de la Grande Guerre depuis 1990. L’hypothèse d’une "histoire à soi" (chapitre 1) ouvre l’analyse, se complète ensuite de la présence de la Grande Guerre dans la création contemporaine (chapitre 2) : en quelques cent pages l’argument d’un "activisme mémoriel", polymorphe et polysémique prend corps. L’auteur l’interroge alors en regard des usages de la Grande Guerre. C’est une "figure politique "(chapitre 3), les derniers poilus des "icônes contemporaines" (chapitre 4). Chemin faisant, la démonstration n’oublie pas le ‘‘vieil Homère’’. Il interroge l’effet des travaux d’historiens sur la présence du conflit, marque leur défiance vis-à-vis du registre épique d’une part de la mémoire de la Grande Guerre.


Plus qu’un objet savant, un bien patrimonial

"14-18, loin d’être devenu un objet savant, est devenu, en France, depuis une trentaine d’années, une véritable pratique sociale et culturelle" (p8). Histoire à soi, la Grande Guerre s’appréhende par le récit généalogique, au plus près des individus et des familles. Le phénomène procède du poids massif du conflit sur la société française (deuils, handicaps, traumatismes), dont il constitue la réfraction contemporaine. L’appréhension du conflit par les petits (ou arrières) petits enfants des poilus passe par la collection d’uniformes, d’objets qui – à  titre individuel ou associatif- forment autant de musées, d’expositions temporaires où se marque une présence sensible du conflit, pour les proches, le public. Elle passe surtout par la publication de ces monuments de papier que sont l’édition des correspondances. Signalons, à la suite de l’auteur, toute l’émotion de cette invention contemporaine du monument de papier qu’est la découverte, puis la publication à titre d’auteur de la correspondance des époux Mauny, couple d’instituteurs dans la Grande Guerre par leur petit-fils. L’émotion, la nécessité impérieuse de la publication, l’inscription du petit-fils dans le cercle des sociabilités contemporaines de la Grande Guerre sont autant d’étapes scandant cette pratique sociale et culturelle.

La mémoire sociale de la Grande Guerre se développe au ras des individus donc, comme des territoires, par les biais associatifs et l’intervention des collectivités locales ; sur la séquence 1990-2010, la part de l’Etat s’amenuise. Il peut même apparaître comme l’adversaire, quand les chantiers autoroutiers menacent le périmètre des champs de batailles… Cette construction mémorielle de proximité participe d’une conscience et d’un militantisme patrimonial autour de la Grande Guerre. Les formes de cet activisme mémoriel sont multiples ; elles résonnent entre elles. La création contemporaine montre la circulation incessante des thématiques, des idées d’un domaine artistique (littérature, chanson, théâtre) l’autre (BD, roman noir, cinéma, installations contemporaines…) : le succès de ces formes –ainsi d’un Long dimanche de fiançailles, roman et film, ou les BD de Tardi- n’est là qu’écume d’une pratique sociale large, ample, polysémique. 14-18 aujourd’hui dans l’espace public participe d’une présence sensible marquée par les figures de la fraternisation (Le noël des tranchées), de la solidarité et des souffrances des poilus, de leur jeunesse, du refus de la guerre, du soldat colonial… Soit une expérience qui s’éloigne, mais à laquelle l’on  souhaiterait accéder directement, sans intermédiaire, par la sauvegarde des traces, la lecture publique des textes… Pour traquer 14-18 aujourd’hui l’historien opère une coupe dans l’épaisseur de nos représentations présentifiées du conflit.


Le seul hommage de la République fut une messe…

Il est des usages de la Grande Guerre. Pour les collectivités  territoriales, la réalisation d’un musée – comme l’Historial de Péronne- se pense comme une opération d’aménagement du territoire adossée au développement d’un dark tourism   aujourd’hui prégnant. L’auteur s’attarde peu sur ce type d’usages, mentionné en passant. Fort d’une réflexion plus ancienne   sa plume s’attarde sur l’usage politique de la Grande Guerre depuis 2007. 14-18 est là, figure des discours politiques, présente dans le verbe présidentiel dès la campagne   . On notera- sans surprise- que le verbe sarkozyste réactualise le très barésien "appel aux morts" pour soutenir la patrie, à Verdun, mais surtout à Metz et Nancy en 2007. L’appétence du futur président, alors ministre de l’Intérieur, pour la figure de Clemenceau n’étonne pas ; le Père la victoire fut briseur de grèves et inventeur des brigades du Tigre… Dans cette forme d’écriture de l’histoire qu’est le discours politique   , l’analyse de Nicolas Offenstadt conforte des pistes auparavant tracées, s’attardant sur l’usage du lieu qu’est Verdun par François Bayrou qui inscrit le site et la guerre dans une perspective européenne, mais surtout communautarise les enjeux de la commémoration par les gerbes de fleurs déposées avec soin sur les tombes de soldats de confessions différentes. Les années qui suivent réitèrent le geste, et l’on ne peut finalement qu’acquiescer au propos teinté d’échec de Bernard Marie Dupont, à l’origine de la proposition d’une cérémonie d’hommage pour le dernier poilu, Lazare Ponticelli : "Laïc acharné, j’ai raté mon ambition en constatant navré et silencieux que le seul hommage de la République fut une messe."  

La Grande Guerre vaut bien une messe dans ses usages gouvernementaux… Le trait contraste singulièrement avec un activisme mémoriel d’où la tonalité religieuse est discrète, sinon absente. La guerre est là, écran sur lequel projeter son refus des guerres contemporaines par la chanson, le texte, le cinéma. Dans l’espace public, le poilu vaut épopée plus qu’hommage républicain : il est victime, figure du refus, jeunesse sacrifiée au titre d’une expérience aujourd’hui incompréhensible, lieu d’une analyse des processus de domination… Autant d’expressions singulièrement contemporaines qui marquent le présent de la Grande Guerre et apostrophent l’historien.

Ici le propos de Nicolas Offenstadt acquiert une nouvelle dimension. L’activisme mémoriel ne s’inscrit pas à l’encontre du vieil Homère. Finalement, dans l’attention portée au quotidien, à la victimisation des poilus, l’activisme mémoriel conjugue le registre épique à ses conditions contemporaines d’exercice : les nouvelles de Thierry Jonquet, Didier Daeninckx valent preuve. Face à cette héroïsation des victimes, une part de l’historiographie culturelle de la Grande Guerre oppose le lexique du tabou, du refoulé, use de ses tribunes universitaires pour critiquer une vision partiale – fantasmée- de la guerre. Certes, sans doute, mais cet activisme mémoriel participe de l’histoire même de la Grande Guerre et, s’il ne l’écrit jamais vraiment, on sent affleurer chez l’auteur l’influence du Bouvines de Georges Duby, pour qui la mémoire de l’événement est également une part de l’histoire de cet événement. Regard de médiéviste sur la Grande Guerre donc ? Non, puisque tout l’ouvrage compose avec les différents registres d’une écriture de l’histoire pour qui, si l’historien occupe une place dans ce dispositif, il n’en est pas le seul scripteur. Travailler alors la Grande Guerre dans la France contemporaine revient à questionner et situer le rôle de l’historien dans la Cité, son rapport à d’autres formes d’écritures de l’histoire. Face à un discours en surplomb, la revendication des acteurs à défendre une lecture de la Grande Guerre comme bien patrimonial questionne. Au présent de l’historien s’amorce ici une réflexion ouverte sur les conditions d’une histoire scientifique dans l’espace démocratique.

Fait social total, la Grande Guerre par sa mémoire interpelle le présent au ras des acteurs, au plus près des processus d’appropriation. L’historien a là sa place, comme analyste certes, mais aussi comme citoyen dans le cadre d’espace d’échanges avec un activisme mémoriel polysémique comme le CRID 14-18. La Grande Guerre acquiert là l’épaisseur nouvelle et sans cesse renouvelée de sa présence sociale.