Un éclairage historique complet sur le concours du prix de Rome de musique, aujourd'hui disparu.
Il était très naturel que le Centre de musique romantique française, aux recherches aussi riches qu’originales, s’intéresse au Concours du Prix de Rome de musique. Quelques rappels. 1803 : sa création par Napoléon ; 1968 : sa suppression par André Malraux, soit 165 ans d’histoire, de débats, de polémiques. L’ouvrage, fruit de sept ans de travail, compte 36 contributions (si l’on inclut l’introduction, particulièrement brillante), 32 auteurs, 900 pages. Dirigé par Julia Lu et Alexandre Dratwicki et édité par les très dynamiques éditions Symétrie avec le soutien du Palazzetto Bru Zane, c’est un chef d’œuvre d’exhaustivité et d’érudition.
Pour comprendre dans quelle mesure le Concours de Rome a épousé ou au contraire s’est dissocié des grandes tendances de son temps, il croise perspectives diachroniques et synchroniques et montre comment, après vingt-cinq années d’une naissance difficile, le Concours, à partir des années 1830, tente de se faire le reflet de la société française. Le livre passe naturellement le "cas Berlioz" à la loupe. Candidat à cinq reprises entre 1826 et 1830 — année où il se voit enfin récompensé par un premier Premier Prix pour sa cantate Sardanapale —, Berlioz a sévèrement brocardé l’institution du Prix de Rome. Elle lui a néanmoins permis d’être plusieurs années pensionnaire à la Villa Médicis. La très mauvaise publicité qu’il a faite au Concours d’antan perdure malheureusement et celui-ci traîne encore aujourd’hui avec lui une image de conservatisme, de frilosité et d’un manque flagrant de fantaisie.
C’est l’un des mérites de l’ouvrage de démonter ces clichés : le Concours du Prix de Rome de musique a fait preuve d’une certaine clairvoyance dans sa sélection et souvent aiguillonné le tempérament des jeunes élus. Alors que la plupart des "Prix de Rome" de peinture sont des pompiers, très rares sont les grands compositeurs français du XIXe siècle à n’avoir pas réussi à décrocher le gros lot. Certes, ce ne fut pas toujours du premier coup (Berlioz, Saint-Saëns), mais cela démontre l’estime qu’ils attachaient au jugement de l’Académie et leur volonté farouche de faire partie du sérail. (L’"affaire Ravel" — après trois tentatives infructueuses, le compositeur ne fut pas autorisé à concourir en 1905 — est mentionnée dans plusieurs articles comme le scandale du concours.)
Dans une dimension comparatiste, le livre en vient donc naturellement à évoquer les sujets imposés au Concours de peinture et au Concours de musique : d’un côté l’antiquité biblique et classique exclusivement (sujets héroïques, voire martiaux, censés contribuer à l’édification morale du public) ; de l’autre, des tentatives pour faire que la cantate s’élargisse à des thématiques plus modernes et moins niaises que les plates intrigues sentimentales. D’où une réflexion passionnante sur les notions de talent, d’art officiel et d’académisme. La Cantate n’est-elle qu’un exercice démonstratif savant à défaut d’être inspiré ? Le génie se voit-il stimulé par des délais d’écriture très courts ? Qu’est-ce qu’un compositeur de second ordre ? Qu’est-ce que l’artisanat en musique ?
"Epanouir ou tempérer son style musical : deux siècles de dilemme" : le titre de cette partie du livre (pp. 221-400) traduit bien cet arbitrage auquel maint compositeur a dû se soumettre pour concilier son désir de poursuivre une voie personnelle et une ambition légitime de carrière. En somme, l’Académie d’alors faisait le pari que l’exigence de métier ne briderait pas l’imagination et l’invention, que la contrainte pouvait être source d’expression et que, sous l’apparente rigidité des conventions, les épreuves pouvaient aiguiser le talent.
L’ouvrage donne aussi l’occasion de découvrir des aspects méconnus du Concours du Prix de Rome, notamment en étudiant les cantates primées ou soumises très peu analysées auparavant, ce qui permet de faire connaître certains joyaux méconnus de compositeurs en devenir : Gounod, Bizet, Massenet, Debussy, Charpentier, Caplet, Pierné, Ravel… A vrai dire, cette exploration, précieuse, du répertoire du Concours ne fait que commencer. Il est prévu que Symétrie et le Palazzetto Bru Zane publient un second volume qui lui sera entièrement consacré, mais déjà l’énorme travail scientifique réalisé a permis d’éditer pour la première fois certaines des partitions exhumées et d’en effectuer des enregistrements.
Nous avons dit tout le bien que nous pensons de l’ouvrage présenté. Permettons-nous une critique qui ne s’adresse qu’à deux articles, les seuls en fait à ne pas traiter du Concours lui-même mais, d’une part à s’attacher aux circonstances dans lesquelles Malraux y a mis fin en 1968, et d’autre part, à décrire les conséquences du changement de procédure pour l’attribution du Prix de Rome : "Le Prix de Rome dans les années 1960 : un concours anachronique ?" et "Fin et devenir du concours de Rome". Leur ton, d’abord, inutilement tranchant, qui contraste avec la mesure dont il est fait preuve tout au long de l’ouvrage ; le parti pris, ensuite, surtout pour le second article qui ne semble pas se rendre compte qu’à l’académisme du Concours qu’il critique si sévèrement s’est substitué un autre académisme dans le choix des lauréats, celui d’une certaine avant-garde dont la sclérose s’aggrave avec le temps. La suppression du concours n’a pas, semble-t-il, favorisé le pluralisme esthétique