La politique d’intégration de Nicolas Sarkozy est-elle de nature idéologique ? Sans doute pas, si l’on en croit le sociologue Michel Wieviorka, l’économiste et géographe Frédéric Gilli et le politologue Gilles Kepel, tous trois réunis le samedi 11 février, au Sénat, pour débattre de cette épineuse question. Définie comme "logique d’une idée" ou comme "ensemble structurant de représentations", l’idéologie suppose toujours une certaine continuité dans l’action politique qu’elle commande. Or, s’il est un fait que les chercheurs présents ce jour-là n’ont pas manqué de relever, c’est que l’action politique du chef de l’Etat en matière d’intégration a été marquée, ces cinq dernières années, par de multiples "renversements" et un "zapping" spasmodique, traduisant en fin de compte sa profonde "inconstance". S’il est une idéologie du sarkozysme en ce domaine, c’est celle de la rupture. Rupture de la rupture, rupture dans la rupture !
Des glissements sémantiques
En effet, que l’on compare, à l’instar de M. Wieviorka, les discours chantants du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy – lorsqu’il promettait d’aider les territoires handicapés de la République et dénonçait l’échec de l’intégration à la française – à ceux, culpabilisants cette fois, de l’actuel chef de l’Etat, ou que l’on s’attarde tant soit peu, à l’instar de Frédéric Gilli, sur les idéaux intégrateurs portés, à l’origine, par le projet du Grand Paris, et la réalité qu’il s’apprête à dessiner (un vaste réseau de clusters économiques, interconnectés par un grand métro qui n’a d’autre fonction que de ramener au plus vite les cadres étrangers vers leur avion, à Roissy-Charles de Gaulle), et l’on comprendra qu’il y a bien eu chez l’intéressé, sinon un "glissement sémantique", du moins un changement de cap. C’est que la crise économique est passée par là, nous dira-t-on. Admettons. Mais tout de même, la crise n’explique pas tout. Elle n’explique pas, par exemple, que le président de la République ait souhaité lancer un aventureux débat sur l’identité nationale, débat qui devait bientôt se transfigurer en une stigmatisation à peine “voilée” des musulman(e)s français(es) . Elle n’explique pas non plus que Nicolas Sarkozy se soit prononcé, dès 2005, en faveur du droit de vote des étrangers (aux élections locales) et de l’abolition de la double peine, alors qu'il y est désormais farouchement opposé.
Une esthétique du fragment
Qu’est-ce à dire ? Que l’homme est un être historique et social dont les idées ne cessent, et même, se doivent, d’évoluer pour éviter la sclérose ? Sans doute. Mais que nous apprennent, dans ce cas, les évolutions idéologiques de Nicolas Sarkozy ? Qu’il n’est pas idéologique justement ! Qu’il est un pragmatique, gérant les affaires une à une et sans réel souci de cohérence. Aussi F. Gilli ne rechigne-t-il pas à l’idée de définir la politique sarkozienne de la ville comme une "esthétique du fragment ". Inspirée de l’écriture fragmentaire, cette métaphore heureuse renvoie dos-à-dos les blancs poétiques d’un Maurice Blanchot – artifice génial qui permet de saisir le temps de l’absence de temps, propre à l’époque contemporaine – et la déstructuration de l’espace périurbain, l’espace de la banlieue, qui provoque et programme, en définitive, la désintégration des communautés humaines qui l’habitent. Cette négation de la "richesse des territoires" et du "tissu économique et social" de la banlieue conduit effectivement "les jeunes" en mal d’écoute à n’entrevoir leur avenir qu’hors de nos frontières, c’est-à-dire, paradoxalement, loin de la marginalisation dont ils pâtissent ici.
Droite-gauche, même combat
Cela dit, l’échec de l’intégration en banlieue/des banlieues n’est pas uniquement imputable à Nicolas Sarkozy. Le problème est connu de longue date. A ce titre, il eut été téméraire de penser que le chef de l’Etat pourrait le résoudre en cinq ans. Et, il serait tout aussi imprudent de croire que le candidat socialiste à la présidence de la République – en pleine crise d’ "occultation" de ces problématiques, selon Gilles Kepel – saura y remédier pleinement, s’il est élu en mai prochain. N’est-ce pas sous le premier mandat d’un socialiste – François Mitterrand – que se sont développées pêle-mêle, à Montfermeil, dans les années 1980, la ghettoïsation, la réislamisation et la consommation effrénée d’héroïne, demande ainsi le politologue G. Kepel ? Le refoulement continu des socialistes à l’endroit de ces questions a des conséquences tout aussi désastreuses que "l’hystérie" du parti (encore) majoritaire : replis communautaires et religieux, enclavement, promotion de l’entre-soi("on mange entre soi, on se marie entre soi"), incompréhension et acceptation aléatoire des règles sociales, émergence d’une "citoyenneté inaboutie" chez un certain nombre de nos compatriotes… Les mots ne manquent pas pour décrire le mal qui ronge discrètement l’idée que l’on voudrait encore se faire d’un vivre-ensemble serein et harmonieux. Qu’elle soit de droite – et tende à extraire les meilleurs éléments des banlieues – ou de gauche – et tente d’élever un maximum de personnes vers un horizon plus radieux– la discrimination positive à la française peine, chaque fois qu’elle est promue, à porter ses fruits.
Et la religion dans tout ça ?
Alors, s’étonnera-t-on encore qu’il y ait, dans un département comme le " neuf-trois " , plus d’élèves dans les classes de chinois que dans les cours d’arabe ? Non, on ne s’en étonnera pas. Car l’arabe s’enseigne désormais majoritairement en dehors de l’école et à partir d’un unique manuel : le Coran. De même que l’islam, honni par les uns et inaperçu par les autres, s’enseigne en deçà ou par delà – c’est selon – l’espace éducatif de la République. La seconde religion de France semble bien s’être affranchie des appels que lui avait lancés Nicolas Sarkozy, lorsqu’il avait créé, en 2003, le Conseil Français du Culte Musulman. Censé être un puissant instrument électoral – à la manière dont SOS Racisme s’était révélé être "une machine à faire voter Mitterrand", selon G. Kepel –, le CFCM est désormais contrôlé à distance "par le gouvernement marocain". Preuve, s’il en fallait encore une, que les logiques opportunistes et les perspectives à court-terme échouent trop souvent à produire des effets positifs. Gageons, en ce sens, comme l’augure Frédéric Gilli, que le mandat fragmentaire du président de la République sera caractérisé, comme tout fragment, "par sa brièveté"
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