L’art de l’entretien radiophonique est souvent sous-estimé. Beaucoup y voient aujourd’hui une dérive de plus vers la personnalisation à outrance de nos figures publiques. L’entretien que Pierre Nora a accordé à François Busnel sur les ondes de France Inter, le 25 janvier dernier, mérite pourtant d’être salué comme un modèle du genre. Autant pour ce qu’il révèle de la pudeur de l’éditeur phare de la maison Gallimard que du talent de François Busnel à l’emmener vers un terrain glissant, intime, précisément impudique. Nous avons assez déploré sur ce site l’entreprise d’autoglorification orchestrée par Pierre Nora à l’occasion de la double parution d’Historien public et de Présent, nation, mémoire l’année du centenaire de Gallimard. Qu’allait donc faire Pierre Nora sur France Inter plus de trois mois après la sortie de ces deux ouvrages si ce n’est poursuivre cette entreprise, était-on en droit de se demander ? Somme toute, le personnage est moins intéressant comme monument vivant du monde intellectuel français que comme témoin d’un siècle qui lui laisse de profondes fissures biographiques. Et François Busnel a réussi l’exploit de l’amener à creuser ces fissures en l’interrogeant sur une période qu’il n’évoque jamais, les vingt premières années de sa vie.
Pierre Nora passa l’essentiel de la guerre dans un collège à Villard-de-Lans, où ses deux frères aînés le laissèrent avant de prendre le maquis dans le Vercors. Il put échapper in extremis à la traque de la Gestapo en 1944, avec l’aide du directeur de l’établissement. Son père chirurgien, Gaston, resté à Paris, dut son salut au commissaire général aux questions juives, Xavier Vallat. "Comment se fait-il que votre père, Gaston Nora, ait témoigné en faveur de Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives, à son procès après la guerre ?" demande François Busnel dans cette émission. Et Nora de révéler cette histoire extraordinaire. Son père avait été décoré lors de la Première Guerre mondiale pour avoir sauvé un soldat blessé au front, qui n’était autre que… Xavier Vallat. Si celui-ci voua à Gaston Nora une gratitude impérissable, les deux hommes se brouillèrent lorsque Vallat devint député antisémite dans les années 1930. Ils ne se revirent qu’en 1940, lorsque le nouveau commissaire général aux questions juives demanda à Gaston Nora de devenir chef de ce qui allait devenir l’Union générale des israélites de France en 1940. Il refusa. Son remplaçant fut déporté avec toute sa famille un peu plus tard. Vallat ne lui en tint pas rigueur puisqu’au moment il dut céder son poste à Louis Darquier de Pellepoix, en mai 1942, il le prévint de la préparation de plusieurs rafles et lui conseilla de quitter Paris pour rejoindre la zone libre.
En 1947, Gaston Nora, qui avait retrouvé ses trois fils sains et saufs, fit face au pire des dilemmes : devait-il aller témoigner en faveur de Vallat, qui l’avait cité à son procès comme témoin à décharge ? Il décida de s’y rendre pour faire une déclaration "d’ancien combattant" , centrée sur la Première Guerre mondiale. Sauf qu’il fit une déclaration qui contribua indirectement à faire condamner Xavier Vallat à dix ans d'emprisonnement et à l'indignité nationale à vie. Ce dernier lui avait en effet livré des informations sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, ce qui permit au réseau de résistance auquel il appartenait d’avertir plusieurs familles juives. Toute la ligne de défense de Vallat, qui reposait sur le fait qu’il ignorait l’organisation de cette rafle, s’effondrait d’un seul coup. Un bel exemple d’ironie de l’histoire que Pierre Nora a promis d’écrire, enfin : "Mon prochain livre s’appellera Historien privé et il racontera ma vie personnelle !".
Lorsqu’on entend le témoignage suivant, on ne peut que l’attendre avec impatience : "Le vrai choc pour moi a été le retour à la vie normale. Quand vous avez vu effectivement des paysans pendus à leurs chambranles par leurs propres tripes sous les couteaux de jeunes ukrainiens engagés dans l’armée allemande, et que vous revenez trois mois plus tard au lycée Carnot et dans une famille où il y a un valet de chambre qui sert à table et où il manque simplement quelques membres de la famille qui sont morts ici ou là, il y a en effet un décalage complet entre ce que vous avez vécu et la vie normale."
A lire sur nonfiction.fr :
- François Dosse, Pierre Nora, homo historicus, par Vincent Chambarlhac.
- "Avec Pierre Nora, retour sur les 30 ans du Débat", par François Quinton et Pierre Testard.