Laurent Bouvet procède à un examen sans complaisance de la culpabilité libéral-multiculturaliste du PS et exhorte celui-ci à reprendre la voie du peuple. Un ouvrage nécessaire, même si l'Europe demeure la grande absente.

« Entre injonction populaire et tentation populiste, le chemin est étroit. C'est pourtant celui de la démocratie dès lors qu'elle est prise au sérieux, et non confisquée par ses élites de toutes sortes, au risque de leur condamnation sans discernement – celle dans laquelle réussissent si bien les populistes, justement. Ce chemin, c'est celui que la gauche française devra emprunter si elle veut non pas simplement gagner à nouveau l'élection présidentielle mais gouverner dans la durée ; ne pas se contenter de l'apparence et des attributs du pouvoir, mais l'exercer, réellement. Elle doit pour cela retrouver, suivre et éprouver, à nouveau, le « sens du peuple » selon le mot de Michelet. Sans cela, elle ne pourra ni prétendre au pouvoir ni être elle-même. »  

Laurent Bouvet, dans son dernier livre Le Sens du peuple (Gallimard), exhorte la gauche et plus spécifiquement le Parti socialiste à reprendre ce chemin de crête trop longtemps abandonné au profit de la plaine bucolique mais factice de ce qu'il nomme le « libéral-multiculturalisme » ou encore, reprenant l'expression du sociologue Christian Le Bart, l'« individualisme différencié ».  

Car la gauche a trahi et cette trahison remonte bien avant le tournant de la rigueur de mars 1983. C'est là la principale thèse du livre qui se veut à rebours d'une lecture économiciste ou même stratégique de l'histoire du renoncement socialiste. Laurent Bouvet, intellectuel proche du PS   , raconte l'histoire d'une trahison plus profonde, non seulement économique mais culturelle. Dans le sillon de Mai 68, le PS connut un aggiornamento discret, incrémental mais « structurel » que L. Bouvet situe non pas au niveau idéologique à proprement parler – car le phénomène relève presque de l'inconscient – mais au niveau culturel, sur le plan des valeurs, celui du référentiel. Le PS abandonna dans les années soixante-dix, sous couvert de l'individualisme jauressien, la matrice du collectif au profit de celle de l'individu. Les années soixante, cet « âge de l'abondance » – inédit dans l'histoire de l'humanité   – et sa culture diffuse du bien-être consumériste n'épargnèrent pas le PS qui se laissa peu à peu imprégner par cet esprit du temps dont Raffaele Simone en a décrypté la phase paroxystique actuelle   . L'expérience de la réalité qui amena les socialistes à faire le choix de la construction européenne au détriment de la question sociale ne fut que le deuxième abandon, celui de la matrice socio-économique de l'égalité, préparé en amont par le tournant individualiste.

 

Le double abandon des « petits blancs »

En reformatant son mode de pensée, dans le contexte paradigmatique du « cultural turn » dans les sciences sociales et de l'anti-totalitarisme chez les intellectuels occidentaux, le PS s'est enferré dans un paradoxe électoral mortifère. Ses défaites systématiques aux élections majeures des années 2000 en fut à la fois le symptôme alarmant – mais non saisi – et la résultante structurelle d'un glissement de la base électorale de la gauche. 2002 fut sans doute le point culminant de cette tectonique électorale. La faillite totale de la stratégie politique du candidat Jospin fut, sur le moment, vertigineuse et par là même irrationnelle, non explicable, tant le logiciel cognitif des dirigeants socialistes était déphasé. Lorsque Gérard Le Gall évoqua en réunion du comité politique de la campagne de Jospin le fait que, au vu des sondages, le risque de voir Le Pen devant Jospin était très sérieux, il se heurta à une bronca générale. Jean-Marc Ayrault lui assèna, péremtpoire : « Si le moindre espace existe pour utiliser ce genre d'argument, c'est un argument de perdant. Je vous déconseille de l'utiliser, et même d'en parler. »  

L. Bouvet le dit sans détour : le PS a abandonné les classes populaires et moyennes inférieures, les « petits blancs ». Ceux-ci se retrouvèrent pris en étaux entre, d'une part, la mondialisation dont la relance du marché intérieur de 1985 sous la houlette du triptyque Mitterrand-Kohl-Delors en fut un puissant catalyseur (en particulier avec la libéralisation totale des mouvements de capitaux en 1988) et, d'autre part, les politiques sociétales d'inspiration libérales-multiculturalistes favorisant les minorités et les exclus.

À cela s'est ajouté un changement radical dans la perception même de la figure de l'ouvrier. Si elle fut célébrée dans le cinéma de la première moitié du XXe siècle, elle devient alors synonyme au mieux de « beauf », au pire de macho raciste et homophobe. La gauche ne s'est pas contentée d'oublier cet électorat populaire ; elle s'est peu à peu définie en opposition à celui-ci, en lui substituant alors la figure de l'immigré, de l'exclu et celle de l'individu se battant pour la reconnaissance de ses droits-identité. L. Bouvet n'a de cesse de dénoncer ce retournement d'une gauche qui, fort de son nouveau « modèle pluraliste-identitaire-minoritaire », associe désormais un peu trop vite peuple à populisme. « On décèle dans cette absence de tout sens dialectique quant au populisme de la part d'une gauche sinon aveugle du moins borgne le rejet d'aspirations populaires désormais considérées comme a priori dangereuses. Ce rejet s'est opéré suivant un double mouvement : d'une part la stigmatisation de la figure populaire nationale devenue rapidement raciste, xénophobe, sexiste, et homophobe ; et, d'autre part, l'exaltation de la différence identitaire culturelle comme d'un bienfait en soi pour les individus comme pour la société. « Les petit-blanc » (…) ont en quelque sorte subi un double abandon de la part de la gauche au moment même où la crise économique les frappait de plein fouet (chômage de masse, précarité) alors qu'ils étaient en contact de plus en plus étroit avec un processus de « multiculturalisation » de fait de la société (compétition pour le travail non qualifié, délimitation de zones d'habitation non choisies, concurrence dans l'accès aux biens sociaux fondamentaux). »  

L. Bouvet centre son analyse et sa critique sur le PS, mais le PCF n'est pas en reste. Lui aussi s'est converti, bon gré mal gré, au libéral-multiculturalisme. L. Bouvet date cette conversion définitive à l'épisode dit du « bulldozer de Vitry » de décembre 1980. Le maire communiste de Vitry-sur-Seine avait fait raser au bulldozer un bâtiment destiné à l'accueil de travailleurs immigrés chassés de leur foyer de Saint-Maur-des-Fossés par la municipalité de droite de cette commune. Le maire de Vitry, justifiant son action au nom de la répartition inégale des travailleurs étrangers dans les communes de banlieue, ne put résister aux accusations morales de xénophobie. Le PCF prit acte de l'impossibilité d'opposer la figure de l'ouvrier avec celle de l'immigré, et alla même jusqu'à changer sa sémantique en parlant de la défense des « gens », à la place des « ouvriers ».   Quant aux Verts – quasiment absents du propos de L. Bouvet –, leur évolution politique relève sans doute d'une problématique d'un autre niveau. Il suffit de regarder les alliances partisanes locales des Verts allemand avec la CDU.   Europe Ecologie Les Verts (EELV) n'en est pas encore là. Mais la récente exhortation de Daniel Cohn-Bendit, lors du séminaire EELV-Die Grünen du 30 septembre dernier à Paris, à voir les Ecolos français s'émanciper de la division gauche/droite, en s'inspirant clairement de leurs amis d'outre-Rhin   , pourrait en dire long sur le futur visage d'EELV pour la prochaine législature, une fois son groupe parlementaire constitué à l'Assemblée nationale.

Ce changement paradigmatique semble trouver chez le PS sa formulation la plus caractérisée dans le projet « Un nouvel horizon » issu du Congrès de l'Arche de 1991, sorte d'acmé doctrinal post-1989 du libéral-multiculturalisme – il semble que la dernière déclaration de principe du PS (2008) soit revenue à une prose moins marquée. Laurent Bouvet nous l'a relu. L'exercice est salutaire car le propos de ce texte oublié est à certains égards proprement stupéfiant : « Les grandes fractures politiques qui traversaient la société française (gauche-droite, prolétariat-bourgeoisie, école publique-école confessionnelle) se sont atténuées : la société française semble accéder à l'ère de l'individualisme de masse caractérisé par la pacification des esprits, le dépérissement des aspirations collectives, l'homogénéisation relative des modes de vie et de comportements. (...) Les socialistes, trop longtemps confondus avec les tenants du collectivisme, réaffirment que l'autonomie de l'individu, le droit au bonheur pour chaque femme et chaque homme sont les fins qu'ils s'assignent. (...) Dans cette perspective, la société peut être vue comme l'immense faisceau des relations entre individus : ce que font les hommes, leur liberté d'agir, s'inscrit dans une structure de relations sociales que leur activité transforme inlassablement. (...) Le socialisme ne s'identifie plus avec l'avènement au pouvoir de la classe ouvrière, prélude à une société réconciliée. [Le PS se prononce pour une] société ouverte [qui] organise la confrontation des expériences, des pratiques, des identités, des projets. Certes, depuis le début des années 1970, nombre d'actions, institutionnelles ou non, ont recherché à favoriser la confrontation et le pluralisme culturel. Nous pensons que ces actions doivent être coordonnées pour assurer l'essor d'une culture de la société. »   Le tournant sociétal du PS est pleinement consommé. Est acté le basculement « d'une économie de la distribution à une grammaire des formes de vie », selon l'expression de Jürgen Habermas.   Exit toute dimension d'émancipation collective des conditions socio-économiques.

Les intellectuels de gauche suivent de même ce mouvement général de remise en cause du pacte républicain de l'après-guerre articulé autour de l'Etat-providence. Nombre de ces intellectuels catalogués à gauche participèrent ainsi à la rédaction du rapport Minc de 1994   qui mit en prose la nouvelle pensée unique des années 1990 et son maitre mot : équité. Il faudra, au passage, se pencher un jour sérieusement sur le rôle joué par l'impregnation – par percolation plus que par travail idéologique – de la pensée rawlsienne au sein l'élite politico-administrative française des années Mitterrand, les « sabras », plus techniciens qu'idéologues, sur ce grand basculement qui a vu l'équité supplanter l'égalité. Le profil socio-cognitif même de cette nouvelle élite issue des cabinets ministériels – dont l'impact sur la structure socio-politique du PS a été magistralement analysé par Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki   – la prédisposait peu au travail de déconstruction idéologique de l'équité, ce qui lui aurait peut-être permis de comprendre que le libéralisme pouvait se tenir tapi derrière.

L'impasse électorale de la gauche

L'investissement dans la figure de l'immigré comme « prolétariat de substitution » place toutefois le PS et la gauche en général devant une équation politique insoluble : acter la droitisation structurelle du peuple et déplacer en conséquence sa base électorale des classes populaires et moyennes inférieures vers les classes supérieures et les exclus, mais alors en trahissant l'essence même du socialisme, ou bien coller aux classes populaires, mais en s'infligeant alors un grand écart sociologique, tant s'est accentuée la distance sociale entre l'appareil du PS et le peuple (décalage qui se traduit inévitablement dans l'écriture programmatique). Les données statistiques sont en effet sans appel : le PS compte aujourd'hui dans ses rangs 3% d'ouvriers, 14% d'employés et 38% de cadres supérieurs. La première voie fut donc celle empruntée, avec les conséquences électorales qui lui étaient attachées. Car la stratégie d' « enjambement » des classes populaires et moyennes inférieures, prises en ciseaux entre les catégories supérieures (les fameux CSP+) et le maelström des exclus et des « minoritaires-identitaires », conduit la gauche à être structurellement minoritaire en France.

L. Bouvet souligne cette réalité électorale française présente depuis une vingtaine d'année : « Alors [que la gauche] était devenue majoritaire après 1974, elle redevient durablement, jusqu'à aujourd'hui, minoritaire. Seule la présence d'un Front national au résultat élevé (régulièrement à plus de 10%) à partir de 1984 et/ou de l'abstention lui permettra désormais d'emporter les élections nationales et locales à l'exception de la présidentielle de 1988 gagnée nettement par François Mitterrand. »   L'abstention de l'électorat populaire que la gauche a perdu devient alors un avantage électoral pour elle, jouant particulièrement pour les scrutins intermédiaires – les européennes de 2009 avec des Verts à 16% constituant le cas extrême – mais nettement moins pour l'élection présidentielle aux taux de participation traditionnellement plus élevés. On comprend ainsi le regain d'efforts en matière de populisme déployé par N. Sarkozy pour séduire et faire voter à nouveau les classes populaires et moyennes inférieures : retour de la stigmatisation des chômeurs, positions conservatrices sur les questions sociétales (refus du mariage homosexuel, statu quo sur l'euthanasie), injection d'une dose de démocratie plébiscitaire.   Les récents propos outranciers de Claude Guéant doivent, bien entendu, se comprendre également selon cette ligne stratégique.

Laurent Bouvet, gourmand, en profite au passage pour taper sur Terra Nova qui s'était particulièrement illustré avec son rapport invitant sans fard la gauche à ne plus inclure dans son équation électorale première les classes populaires, indécrottablement de droite sur le plan culturel et alors remplacées par un conglomérat composé des diplômés, des jeunes, des minorités, des banlieues, des femmes, des non-catholiques et des urbains.   L'aberrance du propos fut telle qu'Alain Bergounioux, Gérard Le Gall et Alain Richard, initialement membres du groupe de travail, publièrent une tribune pour se démarquer publiquement du rapport.   L'attaque de L. Bouvet est donc certes facile, tant cette étude signée par Olivier Ferrand, en passe de devenir l'intellectuel n° 1 des chaînes de la TNT (le système médiatique français permet ce genre d'imposture), et Bruno Jeanbart d'Opinionway (institut de sondage dont on connaît tout le sérieux), est la caricature du « groupe d'experts » venant théoriser en 2011 – à grand coup de « nous on ose provoquer le débat avec des idées neuves » – un phénomène existant depuis une vingtaine d'années et dont ils représentent eux-mêmes la pointe avancée. Attaque facile donc. Mais peut-on reprocher à L. Bouvet ce plaisir à moindre frais ?

 

Le populisme comme élément structurel de la démocratie

« Faut-il être populiste pour être populaire ? »   N. Sarkozy, assurément, ne s'embarrasse pas de telles considérations philo-politiques. Mais pour la gauche, c'est évidemment plus compliqué. L. Bouvet sur ce point est direct : le populisme – à dose raisonnable – est bon pour la démocratie, ou du moins ne relève pas de la pathologie dégénérative. Le populisme est tout simplement un élément structurel, un phénomène naturel, de la démocratie représentative. Il est le corollaire irréductible de la distance sociale inévitable, voire nécessaire, entre l'élite gouvernante et le peuple gouverné. La représentativité implique un jeu de dépossession du représenté. Bourdieu nous l'a enseigné : le porte-parole non seulement porte mais accapare la parole du groupe qui n'existe dans l'espace public que par le porte-parole. Le populisme joue alors le rôle de soupape de sécurité lorsque la tension née du décalage entre représentants et représentés devient moins supportable par ces derniers.

Pour L. Bouvet, il faut sortir du rejet par principe ou par réflexe du populisme. « La difficulté de compréhension du populisme tient à ce que cette vision dépréciative n'épuise pas la richesse du sujet. Car le populisme peut aussi se lire comme un signal d'alerte, comme un cri politique poussé au nom du peuple et finalement comme un mal nécessaire de la démocratie, son double et son envers à la fois. Comme si, finalement, le populisme était le nom, simplifié et englobant, pour dire les travers et les ambiguïtés de la démocratie moderne elle-même, celle des aspirations nationales et sociales à l'ère des masses. Dès lors dans ce sens, non seulement le populisme devient indispensable pour comprendre ce qui est à l'oeuvre, mais encore pleinement légitime. Comme s'il n'en fallait pas trop certes mais tout de même un peu pour être véritablement démocrate. »  

On regrettera que l'ouvrage ne développe pas une véritable réflexion théorique sur ce point. L. Bouvet évoque certains éléments de ce questionnement, mais sans jamais les articuler pleinement dans un raisonnement élaboré. (Cela tient sans doute pour une part au format un peu bancal du livre, mi-ouvrage universitaire (avec trois premiers chapitres d'histoire politique de la notion de peuple), mi-essai politique sur l'état actuel du PS dans le contexte de la présidentielle.) Comme par exemple, la notion de « décence ordinaire » (common decency) utilisée par George Orwell dans son œuvre non fictionnelle. L. Bouvet cite la définition donnée par Bruce Bégout : « Le socialisme orwellien veut faire de la décence commune une sorte de principe pour l'édification d'une société nouvelle, plus égalitaire et fraternelle. Mais, pour ce faire, il est désormais nécessaire de conserver le monde quotidien et ses formes de vie ordinaires. (...) Il faut s'y résoudre, car la morale comme la politique commencent certainement par là : on ne peut échapper à la vie ordinaire. (...) La décence ordinaire signifie donc que la manière de vivre des classes populaires est déjà digne de respect en soi, et non pas parce qu'elle serait le signe scandaleux d'une inégalité sociale ou d'une misère économique (ce qu'elle est aussi, mais à un autre niveau). »   Au-delà de la distance socio-économique entre peuple et élite, cette dernière doit faire preuve, sur le plan moral et même quelque part au niveau de son attitude socio-culturelle quotidienne, d'une modestie, et ce afin de réduire autant que faire se peut le mépris de classe, dans sa dimension subjective mais également objective. Pour faire le parallèle avec Bourdieu, la classe dominante doit, selon cette morale de la décence ordinaire, faire un travail réflexif pratique, corporel même, sur les marques de sa distinction. On y verrait presque là la généalogie intellectuelle de la présidence « normale » en scooter trois roues de François Hollande.

Mais ce mépris de classe doit aussi être travaillé sur le plan du système politique français, dont on connaît le degré d'endogamie. L'autonomisation, l'homogénéisation et l'imperméabilité forte du champ politique français ne peut qu'engendrer in fine coupure sociale (qui devient également une coupure géographique quant aux lieux de socialisation et même d'habitat), décalage programmatique et mépris de classe. L'anti-élitisme doit se comprendre comme une réaction « naturelle » du peuple contre le phénomène de constitution progressive d'une caste élitico-politique née de ce « subtil jeu d'immobilisation institutionnelle (décentralisation et création de multiples emplois afférents, cumul des mandats, limitation de l'ouverture et du renouvellement à la parité et la diversité). »   Les barrières d'entrée du champ politique sont bien trop élevées. Le très faible renouvellement des élus ajouté aux récents impératifs de parité et de prise en compte de « la minorité visible » font que « pour le dire de manière à peine caricaturale, au PS, aujourd'hui, un "homme blanc d'âge mûr, s'il n'est pas déjà élu aura une moindre chance de pouvoir être désigné comme candidat par le parti. Ensuite, problème plus sensible encore, cette formule de renouvellement s'oppose à l'ouverture du parti aux catégories populaires. »   L'éviction de Danièle Hoffman-Rispal, l'une des très rares députées PS issues des classes populaires et moyennes inférieures, comme candidate officielle du PS sur la 6e circonscription de Paris pour les législatives de juin prochain (au profit du parachutage d'une Cécile Duflot), illustre on se saurait mieux l'état d'un parti où domine l'apparatchik (primat du capital politique d'appareil sur le capital politique de représentativité de l'électorat) et qui, de surcroît, a abandonné tout critère socio-économique au profit du critère identitaire. Un abîme de renoncement.

Cette sensation de vertige produite par l'analyse de L. Bouvet quant à l'état de la gauche et du PS en France doit susciter tout de même une certaine méfiance de la part du lecteur. Si la charge sévère contre le PS est sans doute salutaire – et à bien des égards plaisante voire un brin jouissive – l'analyse tant des déterminants que des réalisations libéral-multiculturalistes de la gauche au pouvoir manque sérieusement de mise en balance. Sans doute, le souci de L. Bouvet est prioritairement de mettre en lumière le tournant libéral-multiculturaliste du PS, sa signification et ses conséquences. Mais il manque une réévaluation de la place positive des réformes sociétales et institutionnelles des deux septennats de Mitterrand et du quinquennat de Jospin, y compris dans la dialectique avec la question populaire. Enfin, plus fondamentalement, ce tournant est-il premièrement le produit d'un glissement de référentiel culturel soutenu par un embourgoisement prononcé de l'appareil du PS, ou bien plus prosaïquement d'abord l'échec des politiques socio-économiques de la gauche, échec qui mécaniquement surexpose les succès de ses politiques sociétales ? L'approche de théorie politique, certes contextuelle, utilisée par L. Bouvet montre peut-être à ce niveau sa limite.

L'impensé européen

Au delà de la question du rapport entre gauche, peuple et pouvoir, l'impression donnée par le propos de L. Bouvet est celle d'une nostalgie de l'unité perdue du peuple. Le peuple social, le peuple national et le peuple démocratique, autrefois réunis sous l'égide de l'Etat-nation républicain, se sont dissociés sous les coups de boutoirs de « la marche forcée vers la mondialisation, [de] la fuite en avant de la construction européenne, [de] la perversion du matérialisme par le consumérisme ou encore [des] tentations identitaires de toutes sortes (...) »   On y retrouverait presques les accents d'un Jean-Pierre Chevènement.  

L. Bouvet appartient à cette lignée d'universitaires de gauche biberonnés aux grands classiques de la pensée politique française. Ceux-ci, qui regardent aujourd'hui dans la direction d'un Marcel Gauchet, trouvent leur place au sein du débat politico-intellectuel actuel comme défenseurs d'une orthodoxie républicaine, mission ô combien louable en ces temps de flou idéologique et d'approximation du discours républicain. Mais le propos de L. Bouvet illustre également ce trou béant qu'est la question européenne au sein de cette pensée « nationale-républicaine » – pour reprendre la taxinomie de Justine Lacroix   . L'incapacité à s'émanciper de l'équation démocratie = nation empêche ce courant de pensée de s'attaquer à la question primordiale qui se pose à la gauche depuis une vingtaine d'année : comment développer une politique socio-économique englobant les classes populaires et moyennes dans le cadre juridico-politique de l'Union européenne.

Laurent Bouvet et ses autres amis du groupe « Gauche populaire » accomplissent la moitié du chemin, celui d'un retour de la gauche au primat du socio-économique sur le sociétal. Ce combat gramscien est nécessaire et commence d'ailleurs à porter ses fruits, si l'on s'en tient au discours du Bourget de François Hollande et à sa campagne électorale axée à gauche. Mais il manque à ce chemin l'horizon de l'arrivée, c'est-à-dire la question européenne. Un tel horizon tronqué rend au mieux l'entreprise vaine, au pire celle-ci dangereuse. En effet, quelles sont les perspectives d'une gauche qui retrouve un discours populaire mais se voit impuissante pour mettre en actes ses promesses dans le cadre juridico-politique européen ? Car, comme le dit pourtant L. Bouvet, « si gagner l'élection présidentielle est toujours possible dans une conjoncture donnée, gouverner dans le temps est un exercice bien plus difficile sans un projet politique correspondant à une vision d'ensemble de la société et répondant de manière cohérente et convaincante à la variété des demandes sociales, celles du peuple. »   Ne pas inclure dans ce projet politique d'ensemble la dimension européenne est une grave erreur. Car ici pointe clairement à court ou moyen terme l'issue populiste dont une partie de l'Europe fait l'expérience. Derrière le décalage entre élite et peuple demeure un autre décalage sans doute plus fondamental et préoccupant : celui entre lieu du pouvoir juridico-politique (policies), le système politique de l'Union européenne au sein duquel l'Etat membre est un sujet de droit politique, et lieu d'incarnation de la vie politique (politics), aujourd'hui encore essentiellement national. L. Bouvet se contredit en proposant en fin d'ouvrage un petit guide pratique à l'attention du bon candidat de gauche qui devra manier les trois dimensions maîtresses de l'élection présidentielle que sont la représentation, l'incarnation et la narration.   Certes, cela permet de gagner un élection présidentielle. (Mais les communicants politiques auront-ils vraiment attendu les bons conseils en la matière de L. Bouvet ?) Mais une fois à l'Elysée, quelle utilité ces conseils peuvent-ils avoir pour un président de gauche aux prises avec l'exervice du pouvoir ?

La vérité est que le courant de pensée auquel appartient L. Bouvet, qui s'inscrit dans le sillon canonique de la pensée républicaine française, n'a pas le courage de s'historiciser : d'historiciser le lien entre république, peuple et démocratie pour mieux penser l'équation entre nation, internationalisme et construction européenne.

 

 

* À voir :

- L'interview vidéo de Laurent Bouvet, avec Nicolas Leron pour la Cité des Livres (30 janvier 2012).

 

* Autres recensions du livre :

- "Chronique d'un abandon : la gauche sans le peuple", par David Navaro, Nonfiction.fr, 7 février 2012.

- "L'alerte populiste, un autre défi démocratique", par Patrick Jarreau, Le Monde des Livres, 9 février 2012.

- "Le "Sens du peuple" est-il soluble dans la marchandise ?", par Cathy Corbel, Mediapart, 31 janvier 2012.