Laurent Bouvet, inquiet des dévoiements d'une gauche moribonde dévorée par le multiculturalisme, lui adresse avec cet ouvrage un message fort : la gauche doit retrouver le sens du peuple.

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“Le peuple est de retour”   clame Laurent Bouvet dès les premières lignes de son essai. On ne peut qu’acquiescer tant les hommes politiques de tous bords font du peuple la pierre angulaire de leur discours. De Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par François Bayrou ou François Hollande, tous les candidats à l'élection présidentielle s’autoproclament porte-voix du peuple, du vrai peuple - le seul garant de la nation. L’auteur ne s’y trompe pas, l’élection présidentielle est le lieu de rencontre privilégié d’un homme avec le peuple, rencontre d’autant plus décisive que la Vème République a vu l’introduction du fait majoritaire dans la vie politique française avec le suffrage universel. On pourrait immédiatement objecter à Laurent Bouvet qu’il n’y a rien de nouveau dans cet appel au peuple qui fait partie intégrante du discours politique en temps de campagne. Toutefois, l’auteur démontre avec habileté que si le peuple est de retour, c’est bien parce que sa famille politique naturelle, la gauche, ne dispose plus systématiquement de son soutien et rencontre les plus grandes difficultés à parler en son nom, concurrencée aussi bien par sa gauche que par sa droite.

Après avoir déserté le champ du débat politique, la crise économique et l’exacerbation des tensions sociales ont remis le peuple au premier plan des préoccupations électorales. Perçu comme un antidote aux dérives antidémocratiques et à la trahison des élites accusées de ne plus gouverner en son nom, le peuple est l’objet d’invocations permanentes. L’auteur l’affirme d’entrée, le peuple renvoie à des réalités diverses, car si certains n’y voient qu’une abstraction théorique, d’autres le perçoivent comme l’incarnation positive d’un imaginaire collectif. Bien que le peuple soit convoqué à l’occasion d’élections, il est davantage invoqué par les hommes politiques pour asseoir leur légitimité. Aujourd’hui, constate l’auteur, l’enjeu est de trouver   le peuple et de l’incarner afin de répondre efficacement aux besoins de la société.

 

Le peuple et la démocratie

Partant de la constatation de ce retour en force, Laurent Bouvet revient sur les différentes acceptions du mot peuple et souligne la difficulté de tracer les contours de cette notion tant floue que polémique. Si le peuple est bien la principale source de légitimité démocratique, il suscite également la crainte d’une instrumentalisation à des fins totalitaires. L’ambiguïté du mot “peuple” nous vient de la tradition gréco-romaine qui, déjà, établissait la distinction entre le bon peuple, l’ensemble des citoyens, et le mauvais peuple vu comme une masse remuante facteur de déstabilisation de la cité. Cette distinction est restée pertinente et est plus que jamais d’actualité. C’est cette tension fondamentale qu’analyse Laurent Bouvet dans cet ouvrage dense, intelligent et très documenté.
La thèse de l’auteur part d’un constat lucide : la gauche a abandonné ses aspirations populaires et s’est vidée de sa substance originelle. Sa régénération passe donc par un retour au peuple, une nouvelle rencontre selon de nouvelles modalités. Cet ouvrage nous propose de retracer les rapports souvent fusionnels et parfois conflictuels qu’ont entretenus peuple et gauche depuis deux siècles. Plusieurs aspects sont particulièrement intéressants, nous n’en retiendrons que quelques-uns.

 

La réaffirmation du binôme gauche-peuple

Bien qu’il critique le monopole du peuple que s’est arrogé la gauche à l’époque contemporaine, Laurent Bouvet réaffirme le lien inextricable et structurel qui unit la gauche et le peuple. Le progressif abandon du peuple par la gauche est “un reniement”   que l’auteur tâche de comprendre et d’analyser. L’auteur revient sur les origines d’un rapport placé sous le signe de l’espérance collective. Dès 1789, la gauche fait du peuple “sa raison et son principe”   ; il ne cessera plus d’occuper un rôle particulier dans le discours de gauche. Tout au long du XIXe siècle, républicains et socialistes ont lutté en son nom et ont affirmé être ses seuls représentants légitimes.

Cet appel des mouvements de gauche au peuple s’ancre dans une vision mythique de ce dernier, perçu comme un acteur collectif de l’histoire. Laurent Bouvet rappelle à ce titre que la figure du révolutionnaire jacobin a longtemps fait office de référence dans l’imaginaire de la gauche. Pour renforcer sa démonstration, l’auteur utilise avec justesse la figure tutélaire de Michelet, premier théoricien du peuple. Michelet avait l’obsession de l’unité nationale et de la réconciliation entre les différentes couches de la société. Et même s’il affirmait que l’essence du peuple se situait chez les “travailleurs (ouvriers, paysans, artisans) et les miséreux”   , il offrait une place centrale à la bourgeoisie et à la haute société, garantes de l’unité nationale. Sans interaction entre les bourgeois et les couches défavorisées, point de peuple. Contre cette vision du peuple comme union affective, organique et charnelle, Karl Marx défend l’idée d’un peuple rétréci, réduit à ses classes les plus pauvres. Là où Michelet célèbre l’émergence du peuple démocratique, Marx et ses héritiers se focalisent sur le peuple social, fruit des dégâts de la révolution industrielle. Comme le remarque Laurent Bouvet, cette distinction ne quittera plus la gauche, tiraillée entre son désir d’unité et sa préférence populaire.

L’abandon du peuple par la gauche

Toutefois, et c’est bien l’une des lignes de force de son essai, Laurent Bouvet constate la dégradation progressive des rapports qui lient la gauche au peuple. Il impute en partie cet éloignement aux événements de mai 68 qui ont ébranlé la gauche dans ses fondements. A défaut d’être un succès politique, cette révolution culturelle va transformer en profondeur “la sociologie et l’idéologie de la gauche”   . Laurent Bouvet nous livre une critique sévère des orientations de la gauche après 68. Cette dernière, regrette l’auteur, a cédé aux revendications identitaires et a ainsi favorisé l’émergence “d’une société des individus”   au détriment de sa vision traditionnelle du peuple.

Ce “tournant identitaire”   , qui se traduit par l’abandon du monde ouvrier, triomphe dans les années 80 avec le renforcement de ce que l’auteur nomme le modèle “libéral-multiculturaliste”   . Le glissement de la gauche vers des valeurs “individualistes” et “culturalistes”   va de pair avec la dégradation et la stigmatisation de la figure de l’ouvrier, du petit blanc à la fois raciste, sexiste et homophobe. D’où la nécessité pour la gauche de se trouver un prolétariat de substitution. Cette analyse brosse sans complaisance les égarements de la gauche post-68 qui, en délaissant l’idéal républicain, a perdu le sens du peuple.

 

La revitalisation de la gauche par le peuple

Au terme de son raisonnement, Laurent Bouvet propose à la gauche de réintroduire dans son projet ses idées historiques et affirme avec force la nécessité de renouer le lien avec les catégories populaires. A l’heure où les valeurs de la gauche sont devenues majoritairement celles des élites, il n’est guère étonnant qu’elle soit la cible des discours populistes. Sur ce point, l’analyse de Laurent Bouvet peut paraître surprenante. Loin de vilipender le style populiste, il exhorte la gauche à ne pas tomber dans l’écueil de sa dénonciation systématique. Elle doit “en accepter l’incontournable présence dans la politique démocratique, et même sans doute l’encourager comme composante d’une critique indispensable de l’ordre démocratique, tout en reconnaissant ses limites et en refusant fermement leur dépassement”.

Laurent Bouvet achève son essai par un panorama des différentes voies qui s’ouvrent à la gauche. Ce chapitre   prend la forme d’une mise en garde contre “une double impasse”   : la tendance Terra Nova et le populisme mélenchonien.

L’auteur encourage la gauche à refuser le dévoiement pragmatique défendu par Terra Nova   qui, en prenant acte de la dérobade du socle électoral que constitue la classe ouvrière, a cherché à lui substituer une coalition comprenant les jeunes diplômés, les femmes et les minorités. D’autre part, il n’en est pas moins critique envers les dérives démagogiques de Jean-Luc Mélenchon. A l’heure d’un choix historique, ces deux alternatives à gauche semblent sans issue. Laurent Bouvet trace les contours d’une troisième voie dans laquelle la gauche devra “s’inscrire dans une perspective populaire sans faire de populisme”.  

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Cet essai est précieux en ce qu’il propose une critique froide et argumentée des dévoiements de la gauche depuis des décennies. L’adhésion de la gauche au multiculturalisme comme idéologie lui a fait indéniablement perdre son assise populaire. A partir de ce constat, Laurent Bouvet dégage les grandes lignes d’une réconciliation qu’il juge indispensable. La gauche ne doit pas oublier les bienfaits unificateurs du peuple et doit cesser de se cacher derrière la dénonciation du populisme.

On ne peut que regretter que l’auteur, que l’on devine homme de gauche déçu et républicain convaincu, confonde parfois gauche et Parti socialiste. L’absence de définition de ce qu’il entend par gauche et le dernier chapitre dans lequel il met en garde une gauche tiraillée entre la stratégie Terra Nova et le charisme de Jean-Luc Mélenchon font apparaître clairement l’engagement de l’auteur en faveur d’une régénération républicaine du Parti socialiste, vu comme le seul cadre légitime d’une renaissance de la gauche.

Cet ouvrage, à la frontière de l’ouvrage universitaire et du texte engagé, sonne comme l’avertissement d’un intellectuel lucide et inquiet des dérives de sa famille politique ; en effet, “l’avenir de la gauche se joue ici et maintenant, face au peuple, avec lui et pour lui”