* Bertrand Badie est professeur des universités à Sciences Po. Auteur récemment de Nouveaux mondes. Carnets d'après Guerre froide (Le Monde / CNRS Editions), de Nouveaux acteurs, nouvelles donnes (ouvrage co-dirigé avec Dominique Vidal, La Découverte), et de La diplomatie de connivence (La Découverte), il est un observateur reconnu des relations internationales et de la place des sociétés civiles dans la géopolitique mondiale. Il passe en revue pour nonfiction.fr les origines, les définitions et les lignes de fuite de l'idée méditerranéenne. 

 

Nonfiction.fr- Quelle est la pertinence de l’espace méditerranéen comme catégorie géopolitique ?

Bertrand Badie- L’espace méditerranéen a toujours existé, à la fois dans les jeux politiques et dans les représentations et ce, depuis l’Empire romain. C’est un lieu de construction identitaire fort car c’est un espace de rencontres et les rencontres sont créatrices d’identités, qu’on veuille les unir ou les opposer. Mais c’est aussi un espace stratégique évident dans la mesure où l’histoire longue des relations internationales a toujours construit l’Europe, et plus particulièrement l’Europe du Sud comme champ de bataille du monde. La Méditerranée est donc devenue en même temps un médiateur de conscience, c’est-à-dire, une façon de se définir, et un enjeu de conflit entre Etats, de la Mare Nostrum jusqu’à la Méditerranée anglaise que le Royaume-Uni voulait en son temps construire au gré de ses conquêtes.

Et c’est cette dimension politique qui a fait de la Méditerranée un espace de confrontation plus qu’un espace d’unification. Cela a d’ailleurs été aggravé par le fait que la Méditerranée s’est imposée au fil de l’histoire comme un lieu de rencontre entre différentes religions, entre différentes cultures et que par conséquent la Méditerranée a toujours vécu et vit encore sur ce paradoxe qu’elle est à la fois une instance unificatrice et un espace de construction de toutes les divisions et de toutes les oppositions. Il n’est pas sur la carte maritime du monde d’espace qui ait le même statut, d’espace dont l’union fait la désunion.

Nonfiction.fr- Qu’est-ce qui empêche dès lors les dynamiques d’union de s’imposer face aux dynamiques de désunion ? 

Bertrand Badie- Le problème c’est que tout est surinvesti en Méditerranée. Il y a un surinvestissement commercial qui en fait la zone la plus polluée du monde, il y a un surinvestissement politique qui en fait la zone la plus conflictuelle du monde selon un parallélisme rigoureux. Si le niveau d’investissement baissait, les chances de concorde et de paix se relèveraient. C’est la raison pour laquelle l’Union pour la Méditerranée a été une erreur car cela a hâté la mise en scène de toutes les conflictualités, ce qui n’a pas manqué de se faire dans un laps de temps record. J’ai rarement vu dans l’histoire des relations internationales un projet d’union qui glissait si vite vers la désunion.

Nonfiction.fr- Ne serait-ce pas aussi le problème d’un projet qui met en avant les Etats plutôt que de privilégier les sociétés ?

Bertrand Badie- C’est d’autant plus vrai que l’Etat dans sa version romaine ou postmédiévale trouve son berceau dans ce que l’on appelle "la civilisation méditerranéenne", et que le concept d’Etat s’est construit sur les bords septentrionaux de la Méditerranée. Cela rejoint par ailleurs le sens commun des relations internationales qui a considéré avec imprudence que la meilleure façon d’arriver à la stabilité dans le monde postcolonial, c’était de l’étatiser de manière systématique. Le systématisme et le degré d’imitation presque caricatural que beaucoup de sociétés méditerranéennes ont dû subir en important l’Etat ont fait que cette région du monde se distingue par une densité hors du commun de berceaux de dictateurs. C’est vrai au sud et à l’est mais également au nord et à l’ouest de la Méditerranée puisqu’aussi bien l’Espagne, la Grèce ou plus anciennement l’Italie n’y ont pas manqué, au nom d’un culte de l’Etat qui a amené à une dérive antidémocratique mais aussi à des pulsions guerrières. Il ne faut pas oublier que les dictatures italienne, grecque et turque ont été des facteurs de guerres.

Nonfiction.fr- Si l’on revient à la question des représentations, la Méditerranée elle-même n’est-elle pas un concept propre à l’Europe occidentale et qui servirait à sa domination ?

Bertrand Badie- La Méditerranée comme espace qui mérite d’être désignée comme telle relève de l’imaginaire, voire du fantasme de l’Europe occidentale. Ainsi en est-il de cette simplification abusive qui cherche à placer l'origine de notre histoire européenne dans l’histoire grecque ou l’histoire romaine, deux berceaux méditerranéens, mais qui sont loin d'épuiser le discours sur nos origines ! Par ailleurs, la densité urbaine en Europe empêchant l’exercice de souverainetés uniques sur de vastes territoires a conduit à sa fragmentation et à sa territorialisation. Les Etats ainsi construits se sont logiquement livrés à une compétition qui a pris la direction de la Méditerranée pour s’affiner et pour s’afficher. L’Europe puise donc en même temps dans sa quête identitaire, dans sa quête des origines et en même temps dans sa quête stratégique tous les éléments qui donnaient à la Méditerranée un rôle important. Quand l’Europe s’est lancée dans des projets impériaux, il y eut d’abord un impérialisme transatlantique mais il s’est éteint très vite. En revanche, l’impérialisme moderne s’est construit en direction de l’Asie et singulièrement de l’Afrique en passant donc par la Méditerranée. En tant que lieu de relais entre les métropoles, la Méditerranée comportait un enjeu hautement stratégique.

 

La Méditerranée dans l’histoire des relations internationales

Nonfiction.fr- Et une fois la période coloniale terminée et la construction du monde bipolaire entamée, comment se sont incarnées ces logiques de puissances dans l’espace méditerranéen ?

Bertrand Badie- En 1947, on est passé d’un monde qui n’avait jamais été polarisé à un monde qui devient soudainement bipolarisé. Le monde entier s’organise alors selon une opposition entre l’URSS et les Etats-Unis, Méditerranée comprise. Non seulement l’enjeu du conflit évoluait vers le nord mais la Méditerranée devenait l’instrument de cette confrontation bipolaire. On assiste alors à une lente et inexorable conversion des enjeux méditerranéens en enjeux de la rivalité méditerranéenne. En attestent les mutations de la Turquie qui devient la cheville ouvrière de la diplomatie américaine, la course américano-soviétique au contrôle des régimes arabes- les "modérés" étant clientélisés par les Etats-Unis tandis que les "progressistes" sont clientélisés par l’URSS- puis l’évolution du conflit israélo-arabe après 1967   . Au moment paroxystique de la bipolarité, dans les années 1970, la Méditerranée est donc parfaitement alignée au nord, comme au sud.

Nonfiction.fr- Et la construction simultanée de l’Union européenne tourne le dos à l’espace méditerranéen…

Bertrand Badie- C’est vrai pour la première Europe, celle des six et celle des neuf. Il ne faut pas oublier cependant que l’Europe des fondateurs comporte deux puissances latines et méditerranéennes, la France et a fortiori l’Italie. Il ne faut pas oublier non plus que la carte de l’Europe va descendre assez vite et avant même la fin de la bipolarité vers la Méditerranée avec l’inclusion de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce et la candidature turque qui a été à un moment très plausible ainsi qu’unanimement souhaitée par les responsables européens. La diplomatie française était à cet égard très active, pour "reméditerranéiser" l’Europe. Or, à mesure que cette Europe est descendue vers la Méditerranée, paradoxalement, la fin du conflit Est-Ouest a poussé toute une série d’Etats relevant davantage de l’Est et du Nord que de la Méditerranée à porter leur candidature.

Nonfiction.fr- Une fois cette parenthèse bipolaire refermée, qu’advient-il de la Méditerranée ?

Bertrand Badie- Dans l’histoire des relations internationales, la bipolarité a une temporalité très courte : 42 ans. Et contrairement aux espoirs des uns et des autres, la sortie de la bipolarité n’a conduit ni à l’unipolarité, ni à la multipolarité. Elle a conduit à retrouver ce qui existait avant, c’est-à-dire, la fragmentation. La bipolarité n’avait pas éteint les conflits mais les avait ordonnés et tenus en bride. Ce qui est paradoxal pour la Méditerranée post-bipolaire, c’est qu’elle se fragmente en même temps qu’elle reprend son autonomie. Elle vit sa vie mais cette vie-là n’est pas unifiée. Elle subit donc l’attraction de nombreuses forces contraires qui accentuent la nature conflictuelle de ses enjeux. Le monde arabe se morcèle, le conflit israélo-arabe devient un conflit israélo-palestinien qui tire de son autonomisation croissante sa nature de plus en plus erratique et incontrôlable. Tous les conflits remontent donc à la surface sans que personne ne puisse les contrôler. Après la bipolarité, la Méditerranée est donc une collection conséquente de conflits qui émanent d’ailleurs en premier lieu de l’arrière-cour méditerranéenne. Les rivages ne sont affectés que par le conflit chypriote et par le conflit israélo-palestinien mais le monde méditerranéen est enserré dans un écrin de conflictualités. L’espace sahélien de plus en plus conflictualisé est relayé par le conflit soudanais, le conflit de la Corne et le conflit Ethiopie-Erythrée. On découvre plus à l’est l’opposition Iran-Irak, l’Afghanistan et les conflits du Caucase ainsi que la question kurde. En revenant vers le nord-ouest on trouve les conflits balkaniques qui se poursuivent aujourd’hui en tension. Pour trouver des zones méditerranéennes qui n’aient pas d’arrière-cour conflictuelle, il faut commencer à la hauteur de l’Italie, aller jusqu’à l’Atlantique où l’on trouve d’ailleurs le conflit basque. C’est aussi la raison pour laquelle je ne suis pas convaincu par l’idée de Méditerranée car quand on l’évoque on a tendance à penser d’abord aux riverains et plus que les riverains l’instabilité vient de ce qui se trouve derrière les riverains.

Révolutions et démocratie

Nonfiction.fr- Comment s’intègrent à cet arrière-plan les événements révolutionnaires et les troubles qui traversent en ce moment ce qu’on a tendance à désigner sous le vocable de "monde arabe" ?

Bertrand Badie- Je pense que les printemps arabes n’ont d’autres qualifications géographiques que celle de l’arabité. Ces évènements nous montrent que tous les Etats arabes ont été touchés selon une dynamique assez mystérieuse, alors même que tous les pays qui sont à la marge du monde arabe ont été épargnés. Le phénomène n’a pas débordé sur les Etats africains du Sahel, ni sur les Etats du Caucase, ni en Asie centrale, ni en Iran alors que ces pays souffraient des mêmes maux. L’explication n’est donc pas géographique ou géopolitique mais sociologique, on la trouve dans le fossé énorme qui sépare les sociétés et les politiques et à cette occasion, nos sociétés découvrent qu’elles souffrent du même mal. Ce mouvement n’a pas pris une importance particulière dans l’espace méditerranéen. Même si certaines des sociétés touchées semblent être méditerranéennes, d’autres comme celles du Yémen ou de Bahreïn ne le sont pas. Le facteur méditerranéen n’est donc pas important, sauf peut-être lorsqu’il est lié à cet effet de surinvestissement politique. Prenons les premières révolutions : la tunisienne, l’égyptienne et la libyenne ; et la manière dont la prétendue communauté internationale a réagi. L’exceptionnalité méditerranéenne a incontestablement joué un rôle très important dans la réaction du monde. On s’est tout de suite dit que des révolutions en Tunisie, en Egypte et en Libye impliquaient des migrations vers les pays du Nord, des menaces pour la sécurité de la Méditerranée orientale et pour Israël et donc cette espèce de réévaluation et de décalage de perception dérive de l’imaginaire méditerranéen que j’évoquais tout-à-l’heure. On parle souvent des victimes directes des printemps arabes mais rarement des 2000 morts migrants, tués par non-assistance à personne en danger qui, abandonnés par l’Europe, se sont échoués dans des conditions épouvantables. L’Union européenne a fait des printemps arabes une tragédie qui a été celle des migrants tragiquement noyés, dont les oppresseurs ne sont ni Moubarak, ni Ben Ali mais les responsables européens.

Nonfiction.fr- Que pensez-vous de l’idée selon laquelle les mouvements révolutionnaires du Sud méditerranéen pourraient aboutir à une forme de convergence méditerranéenne sur le principe de la démocratie ?

Bertrand Badie- Je pense qu’elle doit être très nuancée. La recherche de la démocratie n’est pas le dénominateur commun de tous ces évènements. Il s’agit plutôt du rejet de l’humiliation dont l’un des facteurs est bien sûr l’autoritarisme, mais aussi le mépris dans lequel le monde arabe est tenu à l’échelle mondiale. On va bien au-delà de la démocratie. La concernant spécifiquement, elle est loin d’avoir triomphé des printemps arabes. Triomphera-t-elle jamais ? On l’espère mais il est bien d’autres scénarios possibles comme le retour des régimes autoritaires, la consolidation de ces régimes, la détérioration de la démocratie dans le cas où les populations n’auraient pas trouvé dans le vote un moyen adéquat de formuler leurs attentes, par défaut d’offre politique et de structures partisanes adaptées. C’est aussi paradoxal de parler de démocratie dans le contexte méditerranéen au moment où celle-ci recule sensiblement en Europe. Il ne faut pas oublier que nous avons une opinion publique qui ne se reconnaît plus dans son système politique et partisan, une abstention qui ne cesse d’augmenter, une insatisfaction par rapport au modèle électoral. Hélas, la démocratie est encore plus compliquée que la Méditerranée…

La Méditerranée, la société, l’Etat

Nonfiction.fr- Mais de part et d’autre, ce sont bien des sociétés qui s’élèvent contre des Etats. Est-ce que dès lors, le rapprochement de ces sociétés ne pourrait pas aboutir à un processus d’unification ?

Bertrand Badie- C’est vrai. Il ne faut pas perdre de vue l’extraordinaire densité des relations et des réseaux sociaux qui traversent la Méditerranée. La Méditerranée est un espace réduit, un espace d’échange qui ne s’éteindra pas. En Méditerranée, tout le monde est voisin de tout le monde. L’exiguïté méditerranéenne est un vrai facteur géographique de transformation sociale.

Nonfiction.fr- Et justement, dans cette logique de confrontation entre l’Etat et la société, ne pourrait-on pas dire que dans l’histoire longue de la Méditerranée, les ruptures ont été le fait des Etats tandis que les dynamiques de convergences ont été le fait des sociétés ? Aussi, la revanche des sociétés sur l’Etat ne pourrait-elle pas conduire à une revanche de la convergence sur la rupture ?

Bertrand Badie- J’aimerais intellectuellement et civiquement que ce soit le cas… Par définition, les Etats sont des structures de compétition sur l’arène internationale. Quand vous mettez deux Etats côte à côte, ils sont tentés par la compétition ou bien par la connivence. Les sociétés sont-elles toujours des espaces de concorde ? Ce serait dangereux de le dire. C’est vrai que la propriété d’une société est que les acteurs qui l’animent ont plus d’avantages à coopérer que les Etats en ont entre eux. C’est évident que maximiser ses avantages sur le plan social passe davantage par la coopération que sur le plan étatique. Cependant, d’une part, les Etats déteignent sur les sociétés. Ils ont souvent prêché la haine entre les sociétés. Le conflit israélo-arabe est un bon exemple de même que le conflit chypriote ou kurde. Ce sont les Etats qui ont déchiré des communautés qui s’accordaient jusque-là assez bien. Mais il y a aussi des dynamiques sociales de conflit. La société, dans son histoire, dans sa dynamique, produit des religions différentes, des statuts sociaux différents, des communautés qui s’opposent les unes aux autres et qui viennent compliquer le travail des Etats. C’est particulièrement le cas en Méditerranée. A travers les moyens modernes qui permettent aux sociétés d’entrer davantage en relation, il existe des espaces de concorde potentielle qui doivent être travaillés. Encore faut-il les féconder et les re-canaliser. Les sociétés, en effet, sont très utilitaires. Une coopération qui permet de gagner de l’argent n’est pas nécessairement étendue à ce qui ne relève pas strictement de l’économie

* Propos recueillis par Allan Kaval et Pierre Testard. 

 

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