Journaliste scientifique, auteur notamment de Quelle France en 2030, de La nature, combien ça coûte et coordonnateur de l’Atlas du réchauffement climatique, Frédéric Denhez conteste un carbone qui serait l’indicateur suprême de l’impact environnemental. Dans son dernier livre, La dictature du carbone, il décrit comment ce critère monomaniaque, fruit d’expertises très techniques, devient "l’arbre qui cache la forêt". Certes le carbone, c’est simple, pédagogique, et parfait pour les slogans. Mais son emploi à outrance ne remet pas fondamentalement en cause le fonctionnement de la société sur du long terme. Frédéric Denhez défend ainsi une approche plus globale, et surtout plus sociale, avec des instances de gouvernance qui permettraient à la société de se concerter sur les grands choix à faire, en termes d’urbanisme ou d’aménagement du territoire, pour rendre notre société durable. Selon lui, "l’écologie est une science sociale voire un socialisme", ce qui pourrait se traduire par moins de scientisme, moins de cloisonnement des pensées mais davantage d’humanisme éclairé.
Nonfiction.fr- Dans votre livre, Frédéric Denhez, vous démontrez les dérives d’un indicateur monocritère. C’est bien ! Mais quelle est la solution ? Car plus on prend plusieurs indicateurs, et qu’on fait une évaluation "multicritères", plus on se rend compte que mettre tout en équation ne rend pas forcément compte des phénomènes biologiques au niveau d’une ferme d’élevage ou de cultures, par exemple, la qualité des sols, l’intérêt des rotations, la complémentarité entre l’élevage et les cultures ?
Frédéric Denhez- L’essentiel c’est la valeur "objective" que l’on donne à l’indicateur et non pas une valeur absolue. On peut avoir 15 indicateurs et un tableau de bord : si on considère qu’il représente la réalité, on a tout faux. Ce sont juste des indicateurs pédagogiques qui servent à se comparer aux autres et surtout à soi-même dans le temps, dans une dynamique de progression. Ce sont des jauges, des thermomètres pour se situer. Et il ne faut pas oublier que lorsque l’on est sur du vivant, comme dans une ferme, les indicateurs doivent être adaptés en fonction du sol et du climat et évoluer dans le temps.
Nonfiction.fr- Que pensez-vous de la politique de l’affichage environnemental qui, sur la base d’indicateurs d’impacts environnementaux, donne les rênes aux consommateurs-citoyens pour faire des choix de consommation qui feraient changer les pratiques ?
Frédéric Denhez- Je ne crois pas du tout à l’affichage environnemental sur un produit. Il faudrait que les consommateurs aient le temps pour choisir, qu’ils soient sûrs que tout est comparable et a été calculé selon les mêmes normes, ce qui est d’autant plus difficile sur des produits agricoles, issus de processus vivants, biologiques, complexes. Le consommateur, on lui demande tout, on a reporté sur lui toute la responsabilité mais on ne peut pas lui demander de faire la politique agricole commune.
Nonfiction.fr- Malgré tout, il vaut mieux avoir plusieurs indicateurs qu’un seul. Mais ces indicateurs doivent avant tout servir aux acteurs de la production. En bref, les indicateurs, on est obligé d’en avoir, on n’est pas obligé de les afficher. En réalité, votre livre parle de la dictature des indicateurs affichés, non ?
Frédéric Denhez- On est dans un pays d’ingénieurs, de technocrates où le chiffre est fétiche, la valeur absolue. Or, l’indicateur n’est par définition pas exact, il faut un intervalle d’erreur. L’indicateur est là pour donner un cap, fixer des objectifs et des priorités. En fonction des objectifs, on doit pondérer les indicateurs et surtout relativiser le résultat final en fonction des contingences locales. C’est invraisemblable que l’on ait les mêmes indicateurs pour toute la France : un élevage de l’Ain, ce n’est pas un élevage de la Sarthe. Ce ne sont pas les mêmes conditions climatiques, pédologiques, écologiques. Au-delà de l’indicateur d’état, il faut l’interpréter en fonction de l’écosystème pour déterminer son origine et son histoire, et du coup, quelles pratiques correctives mettre en place, quelle politique de dépollution. Il n’y a pas de critères universels. Il faut quasiment des analyses au cas par cas. Et pour définir les pondérations, affiner les méthodes, les marges d’erreur et comment on les interprète il faut une concertation.
Ce qui a vraiment de la valeur, c’est l’approche globale de l’écosystème et pour l’exploitation agricole, ça passe surtout par le sol. L’adaptation de la France aux contraintes environnementales, ça dépendra de l’agriculture, et le défi ce sera de maintenir les sols pour l’agriculture du futur. Jusqu’à maintenant, on a pu substituer la perte de fertilité par les engrais chimiques mais ça ne va pas pouvoir continuer.
Le risque, si l’on ne change pas notre système de valeurs, c’est que l’on transforme certaines régions en carte postales qui se consacreraient juste à l’entretien du paysage et pas à la production et que l’on sacrifie d’autres régions ici ou ailleurs à la production intensive de matières premières agricoles, que l’on délocalise nos impacts comme le fait Lafarge.
Nonfiction.fr- On a l’impression que vous classez les agriculteurs dans deux tiroirs : les productivistes et les non-productivistes. Quelle définition mettez-vous derrière ces étiquettes ?
Frédéric Denhez- Pour moi, la différence, c’est le respect du sol. Le productivisme, c’est l’enfermement de l’agriculture dans les maths, quand on la réduit à des objectifs de production et de performance. On y résume le sol à quelques paramètres mathématiques, on met des intrants, on mesure ce qui sort. Ce n’est pas ça l’agriculture. Ca a pu l’être quand le coût énergétique était faible. Dès lors que le coût énergétique augmente, tout se casse la figure. Donc une agriculture qui s’enferme là dedans, c’est une agriculture qui oublie ce qu’elle est, c'est-à-dire le vivant et le long terme qui est celui de la vitalité des sols.
Par exemple, si on remplace le sol de la Beauce par de la laine de verre, on met du goutte à goutte de nutriment et je suis persuadé que les rendements ne baissent pas beaucoup. Dans les zones d’élevage, c’est autre chose. Si un indicateur devait être approfondi c’est celui-là car de la qualité du sol découle tout, le stockage de carbone, la qualité et l’écoulement de l’eau, la dépollution naturelle, la biodiversité. Et là encore, les indicateurs restent à établir en fonction des sols, du climat… On mesure le nombre de lombrics à l’hectare ici mais ce sera les bousiers ailleurs, en zone tropicale par exemple.
Mais le monde paysan change, je le vois depuis quatre, cinq ans.
Nonfiction.fr- Et se pose donc la question d’établir les critères les plus pertinents possibles. On voit bien que les politiques sont tentés par des critères très simples, les gens du marketing aussi et même les technocrates, à un moment donné peuvent imposer leur vision. Comment on retrouve de la démocratie et on intègre les acteurs de la production agricole. Car finalement, ce sont eux qui en ont besoin pour agir sur les pratiques de production ?
Frédéric Denhez- J’ai envie de dire que les chambres d’agriculture pourraient devenir des parlements plus représentatifs avec des élus, des représentants pas seulement syndicaux. Ca pourrait être la même chose avec la chambre des métiers pour l’artisanat. Mais il faut que le débat soit éclairé avec des experts de tous horizons, qui travaillent sur le bilan carbone, la biodiversité... C’est ce que l’on appelle des conférences de consensus. C’est comme pour les tribunaux d’assise où on forme les citoyens à être jurés avec des experts qui sont les juges. C’est pareil, il faut en passer par la formation des citoyens. C’est un travail long, permanent, qui peut aussi se poursuivre sur Internet.
Nonfiction.fr- Si on en revient à la gouvernance plus globale, à l’échelle mondiale, il n’existe pas d’instance de gouvernance environnementale, avec les grands sommets de Rio et Kyoto, aurait dû commencer à se dessiner une organisation mondiale de l’environnement. Au niveau national, il y a eu le Grenelle, mais concrètement, on ne voit pas se dessiner des lieux où les acteurs se retrouveraient autour de ces questions ?
Frédéric Denhez- On retrouve ce type de lieu dans les Parcs Naturels Régionaux. C’est vraiment intéressant au niveau des territoires, ce sont des "mini-Grenelle" avec des vraies concertations. C’est une bonne échelle, le Parc Régional. Il y a aussi le Scot (Schéma de Cohérence et d’Organisation Territoriale) : en termes d’aménagement du territoire, quand c’est bien fait, c’est remarquable.
L’espoir, je le vois au niveau local. Je vois changer le monde agricole, les associations, les coopératives, les élus locaux qui prennent les choses en main, les gens viennent discuter, il y a de moins en moins d’extrémistes. Il y a des actions un peu partout et cette prise de conscience cristallisera un jour. Ca me rend optimiste car la société est prête à basculer mais il faut un politique qui a du cran.
Par contre, j’observe une vraie résistance du corps des Mines, c’est une aristocratie avec une logique de monarchie, enfermée dans les chiffres. Et on peut faire le même reproche à la FNSEA .
La crise de la représentativité, elle existe partout, on n’est toujours pas en République, il y a une aristocratie qui dirige le pays. Par exemple, le Sénat devrait être une chambre de compensation du Parlement qui représente les territoires- et là je rejoins Dominique Bourg - où devraient siéger des représentants des régions et de toutes les activités, pas forcément les syndicats mais des représentants des différents corps de métier. L'Assemblée est devenue une Assemblée de notables. Il faut mettre de la proportionnelle, des quotas, faire entrer les minorités et les femmes. On ne changera rien tant que le fonctionnement de la République n’aura pas changé. Avant l’écologie, il faut faire de la politique mais ce ne sont que les mêmes gens qui se cooptent entre eux, qui dînent entre eux depuis trente ans. Il n’y a pas eu de renouvellement des générations, ils en étaient au PS à promouvoir DSK !
Et puis il faut renouer le dialogue entre l’école polytechnique "Jancovici" et l’école sociale "Dominique Bourg", refaire le lien entre écologie et social. Le mouvement écologiste doit évoluer : au départ c’est une science naturaliste et les premiers militants sont avant tout des amoureux de la nature mais maintenant, l’écologie est transversale, le mouvement a besoin d’une culture plus large, économique, sociale, etc… avant de se battre pour avoir des postes
* Propos recueillis par Caroline Guinot et Jean-Marc Beche.
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