A glisser rapidement sur le titre, on pourrait croire être tombé sur un vieil exemplaire de La machine à trahir, le «rapport sur le délabrement de nos institutions» d'Arnaud Montebourg qui, au début du siècle, avait lancé le mouvement pour une sixième République. Mais dix ans plus tard, la réflexion a évolué et les auteurs réunis autour de Dominique Bourg, professeur à l'université de Lausanne et à l'Institut des politiques territoriales et de l'environnement humain – les chercheurs Bastien François, Yves Sintomer, Loïc Blondiaux, Marie-Anne Cohendet, Julien Bétaille, Jean-Michel Fourniau et le vice-président de la commission nationale du débat public Philippe Marzolf – ajoutent désormais la mention "écologique" à leur plaidoyer pour "une nouvelle architecture institutionnelle à la mesure des défis écologiques contemporains" qui paraît fin octobre chez Odile Jacob.
C'est un système politique complet qui est proposé ici, poussant les prémices posés dans Vers une démocratie écologique((La République des idées, 2010)) un cran plus loin sur la participation, les droits humains ou la réforme démocratie représentative.

Nonfiction.fr - Pourquoi le fait de prendre au sérieux le défi écologique implique-t-il une refonte politique de nos institutions ?

Dominique Bourg - La thèse de départ du livre est que l’un des ressorts principaux de la démocratie – celui du citoyen comme juge ultime des politiques publiques, qu’il évalue à l’aune de leurs effets sur son bien-être – ne fonctionne pas en matière d’environnement. Alors que nous sommes effectivement les seuls à pouvoir juger de notre bien-être, nous sommes en revanche incapables de juger par nous-mêmes, sans médiations scientifiques, des effets des dégradations de l’environnement sur notre bien-être, d’établir une corrélation.

Nonfiction.fr - Quelles sont les caractéristiques actuelles de la dégradation de l’environnement qui rendent la démocratie libérale obsolète ?

Dominique Bourg – Les problèmes d’environnement sont globaux, à l’échelle de la Terre. C’est par exemple le cas de l’effet de serre : les gaz qui composent l’atmosphère sont brassés en un jour. Or, nos représentants sont élus à l’échelle d’un territoire pour en défendre les intérêts contre d’autres. Les sénateurs démocrates des Etats charbonniers aux États-Unis ont par exemple refusé le marché du carbone proposé par Obama parce qu’il aurait pénalisé la production thermique d’électricité.

Nonfiction.fr Le problème ne vient-il pas également de l’invisibilité de cette dégradation de l’environnement ?

Dominique Bourg – Oui, les dégradations infligées à l’environnement sont en effet, pour une large part, complètement invisibles. Mon jugement spontané se trouve donc pris en défaut : les particules fines contenues dans l’air sont invisibles, les traitements chimiques nocifs des aliments n’en altèrent pas l’aspect mais au contraire l’améliorent, la radioactivité ne se voit pas, le réchauffement climatique non plus, tout comme l’affaiblissement génétique des populations… Je dois donc me référer à des médiations scientifiques pour établir un jugement éclairé.

Nonfiction.fr Vous parlez aussi de l’imprévisibilité qui gagne l’environnement…

Dominique Bourg – Cela commence dès la seconde moitié du 20ème siècle : le changement climatique, la déplétion de la couche d’ozone, les effets du DTT sur le système reproducteur des organismes vivants, etc. ont systématiquement constitué des surprises. Nous ne maîtrisons les phénomènes que sur une échelle spatio-temporelle restreinte, non à moyen ou long terme.

Nonfiction.fr - Quelles sont les données temporelles, justement, des problèmes écologiques ?

Dominique Bourg – Les deux caractéristiques temporelles principales des problèmes écologiques sont l’inertie et irréversibilité. Les choses se dégradent sans que l’on s’en aperçoive, et quand les dommages adviennent, à cause de l’irréversibilité des phénomènes environnementaux, il est trop tard pour agir. Or, nous sommes habitués à vivre dans un monde où il est toujours possible de défaire ce qui ne fonctionne pas, nous réagissons sans cesse. Cela est impossible avec l’environnement, d’où la nécessité du principe de précaution. Inertie et irréversibilité rendent les contraintes environnementales difficiles à accepter par les citoyens, puisque les dommages qu’ils encourent ne sont pas encore «présents» et qu’ils pensent qu’il sera de toute façon possible de revenir en arrière, ou de faire autrement.

Nonfiction.fr - Vous insistez enfin sur le problème de qualification dont souffrent les problèmes environnementaux…

Dominique Bourg – Les gens entendent parler des questions d’environnement sous l’angle exclusif de la pollution. Or, la pollution est un enjeu relativement mineur aujourd’hui, d’autant plus qu’il est techniquement soluble - ou au moins réductible. Nous n’avons pas à faire seulement à des questions de pollution : le dioxyde de carbone ou l’azote ne sont pas en soi des polluants. L’essentiel de nos problèmes découle des flux de matière et d’énergie qui sous-tendent nos consommations : ils épuisent les ressources naturelles tout en altérant les régulations du système Terre.

Nonfiction.frLa réponse au problème écologique ne peut-elle pas venir des marchés, de la techno-science, du développement durable, de la croissance verte ?

Dominique Bourg – Non. C’est un non-sens. Le développement durable est un échec. L’approche exclusivement technologique des questions environnementales ne sort pas de la logique productiviste qui détruit les écosystèmes. La technologie permet de mettre sur le marché des biens et des services dont la production unitaire consomme moins de ressources et qui induisent un usage moins impactant. Certes. Mais en conséquence, on en achète plus, on en produit plus, et on les utilise plus. Cette technologie permet d’autre part de mettre sur le marché des biens et des services qui n’existaient pas, ce qui engendre des flux de matière et d’énergie qui n’existaient pas non plus.

Il y a enfin le côté autoréférentiel de l’économie, bien souligné par Baudrillard ou Beck : la technologie permet de remédier en partie aux problèmes qu’elle a créés, ce qui constitue un troisième moteur de croissance. Les maladies, l’obésité, les accidents, les dégradations sont autant d’opportunité d’affaires. Le PIB comptabilise les externalités négatives. De même pour la géoingénierie : déglinguer le climat représenterait une source de revenus extraordinaires pour toute une série de startup ! Il faut sortir de l’idéologie de la croissance.

Nonfiction.fr Mais quel autre système d’allocation des ressources que les marchés est possible, si l’on ne veut pas tomber dans l’autoritarisme ?

Dominique Bourg – À l’échelle internationale, il ne s’agit jamais d’un marché pur : l’économie internationale fonctionne en parallèle de décisions politiques et diplomatiques. Le rapport Shell publié en 2008 évoque par exemple deux scénarios : le scénario optimiste décrit des États qui sont entrés dans un processus de concertation internationale et qui ont réussi à lutter contre l’addiction au pétrole des populations. Le scénario pessimiste est le suivant : on laisse faire les marchés et la négociation bilatérale, et là c’est la ruée vers la ressource et, à terme, des troubles sociaux difficilement gérables et même des guerres. Il faudrait un encadrement du marché, la construction de critères politiques de justice, et ne pas s’en remettre aux seules disparités de pouvoir d’achat. On ne pourra pas vraiment faire autrement. La concurrence stricte ne fonctionnera plus sans violences.

Nonfiction.fr – Sortir de l’idéologie de la croissance implique-t-il nécessairement d’entrer dans la décroissance ?

Dominique Bourg – Non, je n’aime pas ce terme. Je préfère celui de prospérité sans croissance. Il y a un progrès possible, plus qualitatif, qui ne dépend pas de l’accumulation de biens matériels. Maintenant, adapter un pays comme la France à une consommation matérielle décroissante sur le long terme demande de forts investissements, réhabiliter le bâti par exemple, qui est une vraie passoire thermique (40% de l’énergie primaire). Il faudrait changer les infrastructures de production, en mettant l’accent sur la production de biens plus collectifs, avec la mutualisation de certains biens sophistiqués comme l’automobile. Mais alors ce ne sont plus les mêmes voitures : elles sont plus durables, plus solides, avec des pièces réutilisables etc. Un investissement public énorme est nécessaire. Dans un premier temps, cet investissement va évidemment requérir l’explosion momentanée de certains flux.

Nonfiction.fr La première étape de cette nouvelle République que vous proposez, consiste en une réforme parlementaire : un "club de vieux mâles blancs bourgeois» ne pourra jamais se soucier de l’environnement " dites-vous…

Dominique Bourg – Le premier problème aujourd’hui, c’est que la représentation politique fonctionne mal, elle n’est pas représentative de la population dans sa diversité, et produit des majorités en fait minoritaires : l’UMP aujourd’hui c’est grosso modo 1/5ème de la population. Le parlementarisme actuel fonctionne autour des intérêts d’une caste particulière qui impose ses vues au reste de la population, comme on le constate notamment en matière fiscale. Trop professionnalisée, l’actuelle représentation démocratique ne peut pas répondre aux problèmes environnementaux, et en plus, elle répond mal aux questions sociales classiques.

Nonfiction.frQuelles solutions proposez-vous ?

Dominique Bourg – Deux types de scrutin : un scrutin territorial qui permette de dégager une majorité de gouvernement, et un scrutin proportionnel qui permette de mieux refléter la réalité sociologique du pays. Il faut également interdire le cumul des mandats. Nous proposons par ailleurs un statut de l’élu, afin que chacun puisse, après deux mandats, intégrer un corps d’inspection de l’État, de telle sorte que l’impossibilité de rejoindre son ancienne profession ne soit pas un handicap à l’entrée dans la vie politique.

Il y a d’autre part un autre problème : nous avons aujourd’hui un parlement très peu délibératif. Les choses se décident en commission et le gros des troupes suit. Nous sommes face à un phénomène d’enrégimentement des élus qui aurait indigné les fondateurs de la démocratie représentative.

Nonfiction.fr Vous plaidez aussi pour une démocratie participative plus intense. Pourquoi ?

Dominique Bourg – Parce qu’elle permet d’introduire des arguments dans l’espace public (il faut un système où le commanditaire élu doive répondre, rétroagir aux propositions qui lui sont adressées.) Nous proposons les outils suivants : d’abord le Collège de la participation qui chapeaute tout, puis les budgets participatifs. Sur les questions d’aménagement par exemple, il faut que les élus argumentent plus leurs décisions. Il s’agit de remettre les enjeux de santé publique au centre du débat local, car ils touchent bien souvent, et sans qu’on le sache, les plus pauvres.

Nonfiction.fr Face aux échecs de l’incitation économique, vous mettez l’accent sur le droit. Faudrait-il constitutionnaliser le respect de l’environnement ?

Dominique Bourg – Il ne s’agit pas de sacraliser la nature mais plutôt de renforcer les droits humains. Le problème aujourd’hui n’est pas celui de la survie de la planète – elle en a vu d’autres – mais celle du genre humain. C’est la responsabilité morale du genre humain vis-à-vis des autres espèces dont il est également question car ces deux problèmes connexes. Le bien-être de l’humanité ne peut pas être, comme on l’a cru, séparé de son appartenance à une communauté vivante plus large. Il est temps d’opérer un changement de paradigme historique, un changement de civilisation.

Nonfiction.fr Quelles mesures juridiques proposez-vous ?

Dominique Bourg – D’abord un principe de non-régression du droit de l’environnement. À l’heure actuelle, le droit de l’environnement demeure partiellement et occasionnellement appliqué, s’il ne subit pas le " détricotage " opéré sous la pression de lobbies de toutes sortes. La raison économique est impérialiste et ce faisant délétère. Nous avons besoin d’instruments puissants pour la contrer. Et le principe de non-régression constituerait un tel instrument.

Il faudrait ensuite créer deux nouveaux principes constitutionnels: le principe de finitude et le principe d’une obligation de l’Etat à organiser un financement public relatif aux enjeux de long terme. La sécurité publique, au sens de la guerre ou de la paix, mais encore au sens de nos conditions naturelles d’existence, dépendra de plus en plus de l’état des ressources et de l’état général de la biosphère. Le premier principe oriente l’action publique internationale vers une gestion concertée de l’un et de l’autre et l’oblige à tenir compte de cette finitude à l’intérieur des frontières nationales.

Illustrons le second principe avec les enjeux climatiques. Le climat a d’ores et déjà changé. Il est déjà devenu plus hostile avec une augmentation des catastrophes naturelles ces dernières décennies (3,5 depuis 40 ans). A quoi s’ajoute la montée du niveau des mers. Il va donc falloir adapter nos infrastructures et c’est à la puissance publique de le faire, c’est sa responsabilité.

Nonfiction.frVous parlez aussi de la création d’un procureur général pour l’environnement et la santé…

Dominique Bourg – C’est notre proposition finale en effet. Il y a actuellement très peu de poursuites en matière d’environnement. Il y avait une surveillance plus stricte de l’environnement sous l’Ancien régime qu’à l’heure actuelle ! Aucun pouvoir économique ne tenait tête à cette police de l’environnement. Or, depuis le 19ème siècle, le libéralisme économique, puis plus récemment le néolibéralisme ont institué un système où tout doit céder devant la logique de l’entreprise. L’entreprise doit pouvoir vivre, certes, mais pas à n’importe quel prix. Le procureur pourra s’autosaisir de telle sorte que les problèmes sanitaires puissent plus facilement donner lieu à une véritable action judiciaire.

Nonfiction.fr Enfin, vous proposez trois institutions nouvelles, qui permettent de gouverner sur le long terme. Lesquelles ?

Dominique Bourg – Nous proposons de créer une troisième chambre : l’Assemblée du long terme. Elle doit préparer le pays à un monde qui est physiquement en train de changer, tout en contribuant à réduire l’amplitude de ce changement. Elle a deux fonctions essentielles : en amont, elle propose des lois sans pouvoir les voter et sans entrer dans les détails par définition partisans. Tel serait par exemple le cas avec une réforme de l’assiette fiscale, substituant au travail la consommation de ressources. En aval, elle dispose d’un droit de véto sur les projets de loi, obligeant à leur réexamen.

Nonfiction.fr Comment sera-t-elle composée ?

Dominique Bourg – Par désignation et en recourant au tirage au sort. Elle reposera sur une légitimité non-élective, afin d’être préservée des intérêts partisans. Première légitimité : l’engagement moral. Pour moitié, il faudra prendre des gens qui ont fait leurs preuves sur les enjeux de long terme, leur connaissance et leur prise en compte. Il faut aussi des gens compétents, parce que penser une réforme fiscale, ce n’est pas simple. Les personnes qualifiées figurent sur une liste d’aptitude définie par des ONG environnementales accréditées, des CV rendus publics afin que chacun puisse les contester. Mais gardons-nous de tomber dans la technocratie : l’autre moitié des membres de cette chambre sera donc constituée de citoyens ordinaires, simplement tirés au sort.

Nonfiction.frVous parler aussi d’un Collège du futur. Comment fonctionnerait-il ?

Dominique Bourg – Il s’agit de donner aux décideurs publics, quels qu’ils soient, une connaissance permanente, remise à jour, des paramètres environnementaux. Le parlementaire lambda ne connaît rien à ces questions, qui sont des questions scientifiques. Or, il faut qu’il ait la possibilité de savoir. Donc on crée un Collège dédié aux questions d’environnement, avec de jeunes chercheurs, qui restent six ans maximum, plutôt que des ténors de la science, qui risquent de vouloir simplement défendre leurs biftecks. Il faut que les décideurs publics travaillent avec d’autres indicateurs que le PIB.


Nonfiction.frQuel sort faites-vous au président de la République dans cette nouvelle architecture institutionnelle ?

Dominique Bourg – Nous voulons un régime primo-ministériel, dans lequel on institue une présidence du long terme. Le président sera d’abord là pour saisir les autres pouvoirs. Il connaît toutes les décisions et informations de l’exécutif sans gouverner lui-même. C’est un garant essentiel : il est élu pour six ans au suffrage universel, dispose aussi du droit de véto constructif et garde la possibilité de dissoudre le parlement.

Nonfiction.frQue répondez-vous enfin à des gens comme Pascal Bruckner, qui accuse les écolos de " croire dans l’apocalypse écologique comme on croirait en Dieu ", au point de la désirer ?

Dominique Bourg – Sortir ce genre de sornettes gaspille du papier. L’état du monde ne dépend pas de nos fantasmes, mais de l’accumulation de connaissances par des dizaines de milliers de scientifiques notamment, quand on considère les paramètres naturels. Faire l’autruche ou la diva n’a jamais fait avancer qui que ce soit.

Nonfiction.frVotre problème principal n’est-il pas aujourd’hui de rendre l’écologie plus attrayante ?

Dominique Bourg – C’est très difficile parce que nous sommes tous contaminés par cette équation dont on sait pourtant qu’elle est fausse : accroissement matériel = accroissement du bien-être. C’est cela qui nous rend idiots, y compris dans nos rapports avec les autres. Il est clair que si nous présentons les choses de façon punitive, il ne se passera rien. Mais l’écologie met en lumière des possibilités de vivre mieux. Notre mode de vie actuel n’est pas satisfaisant, nous sommes tous stressés, désabusés, en quête de sens et de repères, etc.… Je pense donc qu’il n’est pas totalement absurde d’imaginer qu’un revirement de la population peut petit à petit s’opérer




Propos recueillis par Clément Sénéchal
 

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