Cette première monographie française sur Leos Carax permet de replacer le cinéaste français dans un double mouvement : à la fois créateur d’une œuvre singulière, dont Alban Pichon révèle les motifs récurrents, et dans le même temps "passeur d’images", de mots, de sons, tissant à travers ses films un réseau complexe et sans cesse renouvelé de connexions et de réminiscences.       

 Une construction double

Explorant le cinéma de Carax, Pichon écrit un livre à l’image de l’œuvre qu’il commente : un livre double, fondé à la fois sur le principe de l’écho et sur celui de la répétition. Construit en trois parties : Constantes, Réminiscences, Paramnésie, le livre peut se lire transversalement, dans le désordre. Puisqu’il n’y a pas de première fois, de première image mais que la première fois est toujours une seconde fois, un recommencement chez Carax, le livre d’Alban Pichon possède la force d’un ouvrage deleuzien, que l’on pourrait ouvrir par le milieu. Puisqu’il s’agit d’échos et de répétitions, les motifs, les thématiques, les citations et les  "déjà-vu" entrent eux-mêmes dans un dédoublement. Ainsi, les deux premières parties reprennent-elles parfois les même éléments, mais vus dans un cas sous l’angle des motifs thématiques et esthétiques du cinéaste (les constantes) et dans l’autre cas sous l’angle des motifs du cinéma lui-même (les citations ou réminiscences). La troisième et dernière partie vient parachever cette tentative de dédoublement en explicitant l’effet de paramnésie décelé par Alban Pichon dans le cinéma de Carax, ce sentiment de  "déjà-vu" et de " souvenir du présent " qui inscrit les films dans un mouvement interne qui leur est propre et dans un mouvement vers le cinéma qui déborde l’œuvre de Carax et fait se rencontrer les mondes, les époques, les continents. Nous sommes alors dans la position du dormeur propre à Proust, regardant défiler autour de nous "les heures, les lieux et les époques". Nous sommes dans la position du rêveur éveillé   et nous naviguons d’île en île.

Le spectateur se retrouve dans les films de Leos Carax face à un palimpseste qu’il s’agit de déchiffrer. Qu’est ce qui est premier ? Qu’est ce qui est repris ? Qu’est ce qui fait écho, qu’est ce qui fait origine ? " Un jour, ça sera comme quand on a déjà vécu ", arrache Alex à Verlaine dans Mauvais sang. Car la citation est interne au cinéma même de Carax, qui reprend lui-même toujours le même mouvement, toujours la même histoire (Boy Meets Girl…). Où l’acteur Denis Lavant semble poursuivre une même course, de Boy Meets Girl à Merde, en passant par Mauvais Sang et Les Amants du Pont-Neuf. Mais la citation est prise également dans un mouvement de spirale qui la relie sans cesse, dans le même temps, à d’autres œuvres, d’autres films, d’autres mondes. Nous pensons à Epstein, à Vigo, à Godard. Nous entrons dans une citation de citation et il n’y a plus de mouvement premier mais une éternelle reprise.  Tisser et dé-tisser le complexe mouvement d’aller et retour du cinéma de Carax, c’est en déceler les échos secrets, les retours là où on ne les voit pas et dans le même temps définir les motifs et les mouvements propres au cinéma.

Motifs d’un cinéaste

Pichon inscrit son travail, dans la lignée de celui du récemment disparu Jean-Louis Leutrat, au sein de cette faculté de " migration " des images   : " Les images circulent ".   Motifs visuels, sonores, narratifs, citationnels : Alban Pichon débusque les détails, les effets de reprises ou de résonance au sein d’une œuvre dont la réflexivité semble faire écho à celle de l’œuvre entreprise par Pierre, le personnage décrit par Herman Melville dans Pierre où Les ambiguïtés.  Il faut signaler ici que la publication de ce roman, chef d’œuvre longtemps inconnu de Melville, fut un désastre pour l’auteur de Moby Dick, ce qui pouvait préfigurer des difficultés dans l’accueil de son «  adaptation  » Pola X.     

Alban Pichon met à jour les motifs répétés du cinéma de Leos Carax : ainsi un texte (Hamlet), une mélodie (Prokofiev), un mouvement de caméra (le travelling course), un lieu (le Pont Neuf) circulent de film en film. Plus intéressante encore est l’analyse que donne Alban Pichon du " flottement ", du " déplacement " et du "décentrement "   du motif : dans cette circulation d’un film à l’autre et à l’intérieur d’un même film, un motif visuel (le foulard noir et blanc de Boy meets girl) peut servir à la fois à reconnaître quelqu’un et en même temps à tromper la reconnaissance, à créer un dédoublement, un effet de "fausse reconnaissance". Le motif répété crée une double répétition : une première qui fait naître un lien entre les éléments et une deuxième qui, dans le même mouvement, fait apparaître une confusion, une incertitude sur les êtres et les choses.

De la reprise

"Tout dans un film est citation, et pas seulement les phrases. Quand vous filmez un arbre, une voiture, vous les citez dans l’image "   Derrière cette célèbre phrase de Godard se cache une réalité du cinéma comme double du monde, reproduction. Le cinéma est toujours dans la reprise, la deuxième fois, dans la citation du monde. Dès lors, " la greffe d’une citation ne diffère pas de la pratique du montage ".  

Collages de textes hétérogènes   , le dialogue devient non plus citation mais texte nouveau, composé de sources multiples. Ce travail d’archéologue conduit Pichon à écrire qu’"à se multiplier, les citations (…) forment une écriture de la reprise. "   Ce que Carax confirme en déclarant : " Mon écriture à moi, c’est la liaison entre les phrases des autres. "   Ainsi, à l’instar du questionnement du réel que propose la rêverie dans le cinéma de Carax, la citation creuse la parole d’une parole autre (le ventriloque de Mauvais sang), d’une voix revenant toujours des morts pour s’incarner à nouveau dans les vivants.  

Dans ce jeu de reprises, de détournements, d’emprunts et de collages, le cinéma n’est évidemment pas en reste. Et à commencer par le cinéma muet, ce que Pichon relève avec précision en remarquant les convergences tant stylistiques que thématiques entre le cinéma des années 20 et le cinéma de Carax. Mais, pour Pichon, la citation n’est plus simplement tournée vers le passé, elle peut être migration d’image consciente ou inconsciente ou encore regard tourné vers l’avenir ; Carax crée un dialogue avec le cinéma muet où " le contrechamp d’une image de Vidor peut être une image filmée par Carax ".  

De l’eau

Autre motif qui circule dans le cinéma de Carax, et qui fait circuler les images : l’eau, vecteur de mouvement et de transformation permanente. L’eau est révélatrice, elle a fonction de voyance, mais elle peut aussi entraîner dans des fonds crépusculaires. Le puits sombre du rêve de la baleine où s’engouffre Pierre dans la version longue de Pola X, Pierre ou les ambiguïtés   . Eaux des songes, lame de fond, torrent de sang : pouvoir métamorphique de l’eau. Eau qui attire et qui repousse, eaux rouges de sang et de lave en fusion, eaux noires de mort et de chute. La " transmutation de l’eau en sang "   dans la double mort/suicide du final de Boy Meets Girl. Où en suivant Bachelard, " l’eau est invitation à mourir ". Eau sombre et eau reflet au contact du feu, dans Les Amants du pont neuf, où " chaque feu se dédouble dans le miroir de l’eau" pour créer une " eau en feu " ou un " feu liquide "   . Eau qui entoure " l’île de la Cité " où s’isolent Les Amants. Cette même eau de la Seine ouvrant de ses reflets nocturnes Boy Meets Girl et Les Amants du Pont-Neuf.

Des "constantes ", le "trajet de l’eau "   se retrouve ainsi dans les " réminiscences ", reprenant, avec Deleuze, l’ "opticité de l’eau " du cinéma français des années 20 puis des années 30.   Il n’est alors pas étonnant que, filmant la Seine, Carax fasse émerger dans ses films les fantômes d’un cinéma passé, faisant se croiser L’Atalante (Jean Vigo, 1933) avec Les Amants du Pont-Neuf. Flux et reflux du cinéma et des images chez Carax.

De la sœur

La rencontre, répétée, échouée ou impossible, appelle une tentative de reconnaissance, la recherche d’un alter-ego, d’un autre soi, un frère ou une sœur. Leos Carax le dit lui-même dans une interview figurant en supplément du DVD de Pola X : "Oui, "sœur", c’est un beau mot. Depuis que je fais des films il y a peut être ça que je sais, que ça tourne autour de ça, de la sœur ". La sœur comme motif caché d’une œuvre, qui s’est révélé progressivement jusqu’à " apparaître " dans Pola X. Aussi la théorie de Pichon est-elle très forte, de proposer de voir dans les films de Carax la reprise du même film, " à la fois répétition d’un film premier (ou bien film jamais tourné) et anticipation d’un film dernier (le film à tourner) ".   La répétition se jouant alors, de film à film, dans une " variation " autour d’éléments "invariants" (la rencontre, la sœur) et le dernier long métrage du cinéaste, Pola X, pouvant être revu à la fois comme le film qui sous-tend toute l’œuvre filmique de Carax (le film jamais tourné) et le film qui résume tout le cinéma de Carax (le film à tourner). Paradoxe d’autant plus grand que la " rencontre " de ce roman d’Herman Melville (Pierre, ou les ambiguïtés) avec Carax laisse deviner comme une " prédestination ", de cette prédestination que Pichon remarque comme motif associé à la rencontre.   " Cet amour qui m’a saisi à l’instant où mes yeux t’ont vue. A cet instant je te reconnaissais comme on reconnaît ceux qu’on est destiné à aimer "   déclare Alex à Mireille dans Boy Meets Girl. La déclaration d’amour est à la fois rencontre première et appartenance depuis toujours, dans les couples comme dans les rencontres de Carax avec la littérature. Un autre texte apparaît alors en sous-texte de l’adaptation de Melville, mais aussi en sous-texte de l’œuvre entière de Carax : celui de Robert Musil, L’Homme sans qualité, cité par Carax lui-même   , repris par Pichon dans des extraits qui éclairent d’un jour nouveau le film de Carax, et, rétrospectivement, ses films antérieurs :

" Souvent, même dans les années où Ulrich avait cherché sa voie seule et non sans insolence, le mot de sœur avait été chargé pour lui d’une nostalgie vague, bien qu’il n’eût jamais songé alors qu’il possédait une sœur réelle et vivante. Il y avait là une contradiction d’origine obscure. "  

Un aspect fantastique du cinéma caraxien apparaît alors, dans la relation télépathique entre les amants de Boy meets girl, de Mauvais sang, dans l’onirisme de Pola X, ou de Pierre ou les ambiguïtés mais aussi dans les rapports qu’entretiennent la vie avec la mort, la sœur/fantôme et son double/frère. C’est que l’un et l’autre se confondent au point que l’un devient la part sombre, oubliée de l’autre, l’autre en soi. Ce que Deleuze disait du roman de Melville et que reprend Pichon : " Dans Pierre ou Les ambiguïtés, Pierre gagne la zone où il ne peut plus se distinguer de sa demi-sœur Isabelle, et devient femme ".   Prémonition du devenir de l’un en l’autre, comme le signale Pichon : " Isabelle ne peut être la sœur du Pierre insouciant et heureux que la première partie du film met en scène "   , elle est la sœur de l’autre Pierre, celui qui apparaît dans la seconde partie du film. " La reconnaissance (…) induit la construction d’une ressemblance qui n’est pas donnée, mais doit s’inventer ".     Ainsi cette figure féminine, Isabelle, est bien " la sœur ", celle qui scinde Pola X et la vie de Pierre en deux, elle est exactement " l’entre-deux ", le pont, le passage d’un état à un autre de la vie et de la conscience de Pierre.

De l’absence

La rencontre, la reconnaissance de soi dans l’autre, introduit des anticipations, des prémonitions et des contaminations. L’autre anticipe la chute de l’un, lui renvoie le miroir déformé de son avenir, de son aveuglement futur. Le rêve devient indiscernable du réel. " Pas les rêves de la nuit, mais les rêves éveillés" nous dit Carax   . Le songe vient alors déjouer les apparences du visible et révéler l’invisible. Un tissage apparaît où le réel se mélange aux songes et où le temps inverse sa course linéaire et prend un aspect discontinu. Epstein : " Il faut donc admettre l’inversion du cours du temps, dont le cinématographe et le rêve nous donnent des exemples, comme vérité : réalité intérieure au monde du songe et à celui de l’écran "   Réversibilité, nous dit encore Epstein, réversibilité des temps et des êtres mais aussi des rêves et du réel. Les songes viennent entretisser  le réel, le dédoubler. Ils relaient, transforment et souvent annoncent le réel : ils sont l’agent de la métamorphose constante du réel, du polymorphisme généralisé du vivant.  

C’est aussi entre les rêveries et la réalité que communiquent les vivants et les morts. La présence d’Isabelle apparaît d’abord à Pierre, dans ses rêves, sous la forme d’un visage. En ce sens la présence d’Isabelle est d’abord absence, elle naît de son absence même.   Ambiguïté du réel au cinéma. Ne plus savoir si c’est le rêve qui appelle le réel et prévient ses transformations, ses mutations à venir (Michèle dans Les Amants du Pont Neuf : " Ce sont les rêves qui m’envoient "). Les rêves deviennent oracles, mémoire qui induit l’avenir, ce qui conduit Pichon, à l’instar de Marie-Thérèse Journot, à rapprocher cette " mémoire de l’avenir " du " hasard objectif " des surréalistes : " Pour André Breton, notre vie est un palimpseste constitué des traces de plusieurs existences imbriquées. La femme y agit comme révélateur, car c’est la reine du hasard objectif, déjà connue dans une vie antérieure. "  

Le rêve possède cette force de remettre en cause le réel, non plus simplement de le dédoubler mais de le creuser, d’en pervertir la surface, d’en dévoiler les ombres et les gouffres. Ce que remarque Marie-Thérèse Journot, citée par Pichon : "  Ainsi à côté de la narration existe-t-il un autre monde, parallèle, contenu dans le premier, qui le double sans proposer un sens, mais au contraire en détruisant les certitudes de la fiction, la linéarité trop simple de la diégèse. "  

Du déjà-vu

L’hypothèse d’Alban Pichon est alors la suivante : ces rêveries, réminiscences, ce travail de la reprise, du retour, cette thématique du dédoublement, cette présence du futur dans le passé et la mémoire, et même le jeu de citations : tous ces éléments se retrouvent autour de l’illusion de " déjà-vu ", ou de paramnésie, tels que décrits par Henri Bergson dans ses écrits. Pour Pichon, cette sensation " révèle la nature double de notre perception des événements "   , le temps nous apparait alors simultanément comme présent et comme passé. Ce qu’Alex appelle, dans Boy Meets Girl, à l’instar de Bergson,  un " souvenir du présent ". " L’illusion est parfois si complète qu’à tout moment, pendant qu’elle dure, on se croit sur le point de prédire ce qui va arriver ", poursuit Bergson, " Comment ne le saurait-on pas déjà, puisqu’on sent qu’on va l’avoir su ? "   . C’est ici que Pichon parle de contamination : contamination du présent par un futur déjà passé, contamination des citations " par principe infinies "   , reprise de reprise.

Du cinéma parallèle

Après une immersion au cœur de l’œuvre de Carax, Alban Pichon termine son ouvrage par un avertissement à ne pas lire son livre de manière univoque.  L’objectif de Pichon est bien de ne pas réduire le cinéma de Leos Carax à une " formule " ou à des " thématiques " » mais d’en déceler les coïncidences et les "hasards objectifs" constitutifs d’une œuvre en perpétuel devenir.

Le lien du cinéma de Carax, dans son geste, sa cinématographie, avec la littérature et le cinéma pourrait donner lieu à un regard autre sur l’histoire du cinéma, non plus une histoire linéaire et historique, mais une géographie du cinéma, ou une géologie du cinéma, où les strates se superposent et se contaminent. Loin des classifications (modernité, post modernité, nouvelle vague), il faudrait maintenant essayer de voir les circulations, migrations et déformations d’image dans un cinéma multiple et parallèle. L’auteur est ce lien complexe entre l’actuel et un passé dont on pourrait dire qu’il coexiste sans arrêt avec le présent. Cette coprésence des temps dont parlait Bergson est constitutive des alliages nouveaux et des connexions ou bifurcations nouvelles que peut prendre un même motif. Imprévue ou inconsciente la rencontre des motifs a alors lieu dans notre propre mémoire, et c’est finalement le spectateur de cinéma qui, avec Carax, sans rechercher les références, se souvient des films qu’il n’a pas vus et des poèmes qu’il n’a pas encore lus.