Nonfiction.fr- Comment voyez-vous l’avenir de la revue ?

Pierre Nora- Ça, c’est une grande question où j’aurais aimé que Marcel participe parce que c’est évident qu’il est davantage l’avenir de la revue – si elle en a un – que moi. Moi, je me survis : je vais avoir 80 ans l’année prochaine, cela fait trente ans que je fais cette revue. C’est évident que là-dessus, Audier a raison : trente ans, ça suffit, d’une certaine façon. Cela étant, les problèmes qui se posent sont, à mon avis, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il y a le problème Internet. Je ne parle pas de la mise en ligne, qui est ce que toutes les revues font, et qui les rend consultables, plus ou moins facilement. Ca c’est une évidence : nous allons le faire. Nous sommes actuellement en train d’y travailler, et ce sera fait vers, disons, janvier. Ce sera complètement amélioré car nous sommes parfaitement conscients que le site actuel n’est pas satisfaisant. Ce sera disponible sur le site de Gallimard et sur celui de Cairn, comme les autres revues. Cairn nous livrera tous les services qu’il propose aux autres revues, et encore davantage dans l’indexation, etc.

Nonfiction.fr- Seuls les anciens numéros du Débat seront présents sur Cairn ?

Pierre Nora- Non, tout y sera présent. Je pense donc que le site va être beaucoup amélioré. Il faut dire que nous avons les avantages, mais aussi les inconvénients, d’être insérés dans le site de Gallimard, qui n’a pas beaucoup d’exigences - à part le catalogue -, alors qu’un site de revue pourrait être plus riche. Tout le monde en est parfaitement conscient.

Mais d’autres questions sont plus importantes : faudrait-il, par exemple, développer ce que l’on pourrait mettre en ligne, soit du point de vue interactif, notamment par la création d’un blog, où le lecteur pourrait intervenir, soit mettre en ligne des articles que pour une raison ou pour une autre, on ne peut pas publier, mais qui mériteraient de l’être ? C’est une question que l’on se pose, évidemment, et où finalement, je pense - ainsi que Marcel probablement - qu’on a intérêt à garder notre unicité, notre particularité, de rester nous-mêmes. Nous savons que nous ne pouvons pas avoir un public qui ne s’intéresse pas à ce qui nous, nous intéresse. Et qu’à partir de ce moment-là, ce n’est pas la peine de faire le trottoir.

Qu’on s’adapte, que nous cherchions à comprendre comment Internet va bousculer la compréhension de tout, du rapport à l’opinion ou à la politique, que nous réfléchissions à ça, par exemple, c’est une chose, mais est-ce que ça va vraiment nous apporter des lecteurs nouveaux d’exploiter toutes les possibilités interactives d’Internet ? C’est vrai c’est peut-être pour ça que vous avez dit de gauche vous avez viré à droite, c’est vrai que l’on a plus de choses à défendre que de choses à gagner, position qui serait plutôt de droite.

Nonfiction.fr- Ca peut aussi s’expliquer par la position que vous avez acquise dans le champ intellectuel.

Pierre Nora- Pas seulement. Dans un monde où un enfant sur cinq sort du collège sans savoir lire ou écrire, où la littérature elle-même modifie son rapport à l’écriture, un monde où le type de culture que nous représentons devient une culture de rareté, n’est-ce pas cette culture et cette rareté que nous devons défendre et préserver, avec cette chance inouïe que nous avons : nous sommes relativement hors marché dans un monde où le marché est la loi ? On bénéficie de ça grâce à la maison, grâce au fait que nous tirons à 6 000. Mais on tirerait à 8 000 ou à 12 000, qu’est-ce que cela changerait ? On tire assez pour que les auteurs ne disent pas : "ça ne vaut pas la peine d’écrire dans Le Débat", et pour exister dans un certain monde qui est un monde relativement fermé. Très franchement, on doublerait nos abonnements, j’en serais ravi mais l’important c’est que l’on ait la masse critique nécessaire pour ne pas coûter trop cher à la maison, qui ne nous demande pas de rapporter de l’argent, mais pas non plus de lui coûter excessivement. C’est un privilège exorbitant aujourd’hui et tellement précieux, pour nous mais aussi pour que subsistent des îlots privilégiés. Je dirais seulement qu’il faut se montrer à la hauteur de cette chance et essayer de faire une bonne revue et de la préserver. On a plutôt intérêt à attirer des gens qui seraient en manque de cette culture que d’aller se contorsionner pour les chercher. Peut-être que de ne pas faire de l’Internet interactif est le signe même, dans ce monde qui le fait en permanence, de notre singularité. Et c’est à quoi nous poussent nos proches, même Antoine Compagnon nous dit : "vous allez y perdre plus qu’y gagner". Et on retombe dans le même problème : nous sommes tous terriblement occupés. Parce qu’à côté de ça, j’édite 17 à 20 livres par an et Marcel publie son troisième volume sur la démocratie   , il a son séminaire, il est lui aussi très demandé partout. Tout nous pose des problèmes de temps.


Nonfiction.fr- C’est ce même raisonnement qui vous pousse à une logique généraliste et à lutter contre la spécialisation ?

Pierre Nora- Non, c’est le propre de toutes les revues générales. Chaque fois que l’on fait un numéro spécial on le vend double et on le vend longtemps. On pourrait ne faire que ça. Peut-être que est-ce quelque chose d’important à la tradition intellectuelle et aussi la tradition nationale, je ne sais pas.... Mais la tradition des revues ça compte comme la tradition des journaux. Je ne souhaiterais qu’une chose, c’est que les journaux restent comme ils sont. Les revues aussi.


Nonfiction.fr- Est-ce que vous avez le sentiment d’associer à la revue, les auteurs qui seront les auteurs de demain ? Est-ce que vous arrivez à attirer suffisamment les jeunes auteurs ?

Pierre Nora- Suffisamment non, mais une revue demande beaucoup de dévouement. Si on trouve des jeunes qui ont ce dévouement et le temps de l’avoir, tant mieux. Et il y en a. À notre 30ème anniversaire, parmi les gens qui ont parlé, il y avait des gens d’une trentaine d’années qui voulaient travailler avec nous. Ce qui est vrai, c’est que l’on n’a jamais voulu abandonner la direction de la revue, en perdre le contrôle. Si bien qu’on n’a jamais fait ce qu’ont fait d’autres revues comme confier un numéro à des experts sur le climat ou la technologie par exemple. On ne le fait pas parce si on fait une revue générale il ne faut pas simplement loger des spécialisations dedans. Par exemple lorsque l’on fait des interviews avec des spécialistes, on le fait nous-mêmes. Cela donne des questions plus naïves que celle d’un expert mais on estime que ce sont les questions que se pose tout le monde, d’où leur mérite. Le renouvellement ? On ne fait que cela, on ne veut que cela. Mais une revue c’est un projet, une ligne, un type d’auteurs, une continuité. Ce qu’on doit faire, c’est la même chose que ce qu’on a fait depuis le début mais le monde dans lequel on le fait en change profondément le sens. On ne fait pas des choses très différentes, intellectuellement, c’est le même type de travail mais on le faisait dans un monde plus porteur alors qu’aujourd’hui on le fait dans un monde qui nous est plus contraire alors le sens n’est plus le même. On est plus isolé. Si ce paysage des revues était amené à se réduire… les revues mesurent un peu la vitalité intellectuelle d’un pays, il y a une tradition française des revues, il y a toujours eu des revues depuis le XIXe siècle. Et puis, on a le privilège de la faire ici dans une symbiose entre Gallimard et nous. Antoine est devenu une sorte de conscience éditoriale pour la revue, il sait ce qu’elle représente dans le paysage. Et il nous fait une certaine confiance, je crois

* Propos recueillis par François Quinton et Pierre Testard. 

 

Le début de l'entretien : 

I- Le Débat : origines, institution et fonctionnement.

II- Vie, économie et sociabilité d’une revue.

III- Le débat autour du Débat.

 

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