Nonfiction.fr- Quelles sont les origines du projet du Débat ?

Pierre Nora- Cela date bien avant l’arrivée d’Antoine Gallimard. Le projet remonte à 1980, et c’était son père, Claude Gallimard qui dirigeait encore la maison. C’est une affaire qui a mis du temps à germer, parce que Claude Gallimard, depuis longtemps, pensait qu’il serait bien d’appuyer le secteur des sciences humaines que j’avais développé à partir de 1966 à mon entrée dans la maison, par une revue qui serait à ce secteur ce qu’avait été la Nouvelle Revue Française (NRF) à la littérature. Sachant ce qu’était une revue, j’y étais complètement hostile.

A partir de 1973, mes rapports avec la maison se sont compliqués pour d’autres raisons. Puis, au moment où j’ai voulu entrer aux Hautes Etudes, en 1977, Claude Gallimard a insisté pour me garder dans la maison. J’avais pourtant la ferme intention de quitter Gallimard. Il m’a parlé à nouveau du projet au moment de la création de la revue L’Histoire. A la place où vous êtes assis aujourd’hui, il est venu me dire : "Le Seuil est en train de faire L’Histoire après avoir sorti sa collection Points - cette collection comprenait notamment l’Histoire de la France rurale à laquelle ont participé Georges Duby et Emmanuel Le Roy Ladurie. Si vous aviez fait cette revue, nous aurions pu fixer nos auteurs". C’est également à ce moment que François Furet et Laurent Theis ont lancé la revue H. Histoire chez Hachette. J’ai finalement intériorisé le projet, et au moment où je suis entré aux Hautes Etudes en 1977, tout le monde, y compris Pierre Bourdieu, à qui j’étais allé en parler, m’a dit : "Tu es fou de ne pas accepter, c’est très important pour les Hautes Etudes elles-mêmes de faire une revue". A l’époque, dans ma tête, cette dernière serait un mélange de la revue américaine Daedalus et de la New York Review of Books. J’ai donc fini par intérioriser énormément le projet et j’en ai présenté un modèle à Claude Gallimard. Il a à son tour refusé, le considérant trop ambitieux et trop journalistique : je voulais effectivement une sorte de magazine illustré, dont le tirage se serait élevé à 30 000 exemplaires. J’ai donc du revoir mon ambition à la baisse – encore qu’au début les rubriques étaient plus variées qu’actuellement. La revue Le Débat est donc sortie en 1980, et les débuts ont été difficiles : je voulais une revue bimestrielle, ou même trimestrielle, tandis que Claude Gallimard la voulait mensuelle, comme la NRF. L’idée d’une publication mensuelle ne convenait pas du tout à ce type de revue, d’autant que je commençais tout juste mes séminaires aux Hautes Etudes. Ce fut donc un paradoxe car, au bout d’un an et demi de publication mensuelle, Claude Gallimard a brutalement voulu passer à une parution annuelle. J’ai finalement réussi à négocier un entre-deux : une publication tous les deux mois, sauf l’été. Les débuts du Débat ont été à la fois chaotiques et compliqués du point de vue même de sa mise en édition. D’autant que Claude Gallimard n’avait pas beaucoup aimé mon premier éditorial "Que peuvent les intellectuels ?"   qui avait fait beaucoup de remous, notamment auprès de Foucault. Il avait en effet peu apprécié le fait que je m’investisse autant personnellement, et voulait que je me comporte en simple éditeur, comme je l’avais fait jusque-là. Cela a été un jeu très compliqué : avec un emploi du temps très chargé, j’ai donc été, sur le fond, ravi du passage d’une publication mensuelle à bimestrielle, mais déçu par la manière brusque dont cela m’a été annoncé, car nos numéros étaient déjà engagés.


Nonfiction.fr- Qui a conçu la maquette et le projet du Débat avant sa parution ? Marcel Gauchet y était-il déjà associé ?

Pierre Nora- J’étais le seul concepteur au tout début du projet, mais très vite, Marcel Gauchet s’est impliqué, de même que d’autres personnes. J’avais prévu de concevoir la revue en trois parties, où chacun aurait joué un rôle défini. La première serait consacrée à l’actualité, et à une réaction journalistique immédiate. J’avais alors proposé à Jean Lacouture de m’aider. Il était tenté, mais avait finalement renoncé. J’avais prévu une dernière partie inspirée de la New York Review of Books, traitant principalement des livres-débats, et qu’on a appelé dans un premier temps "Bibliothèque". C’est pour cette partie que j’ai fait appel à Marcel Gauchet, qui devait la diriger dans sa totalité. Et puis il y avait la partie centrale qui, comme la NRF, s’intéresserait aux livres que nous allions publier et serait consacrée aux articles de fond. Je me "réservais" en quelque sorte cette rubrique. Louis Evrard a également joué un grand rôle jusqu’à sa mort brutale en 1995. Sa femme Nicole, qui était ma secrétaire, et lui ont longtemps travaillé à mes côtés. Il était mon adjoint, et surtout un traducteur et un éditeur hors pair, très scrupuleux, très respecté, à l’ancienne, dont les auteurs avaient un peu peur. Pour vous donner une anecdote, il avait corrigé le grec de Jean-Pierre Vernant et lui avait fait à peu près 300 remarques. Vernant m’avait appelé en me disant : "Où est-ce que tu as trouvé ce type ? Dans 299 cas sur 300, il a raison !".

Jeanine Fricker nous aidait aussi et avait conçu la maquette. Quant à Marcel Gauchet, son implication a été capitale. Je l’ai rencontré par le biais de Claude Lefort, dont il était l’élève. Il m’avait demandé si je n’avais pas du travail pour lui. Il a alors travaillé comme lecteur. Et je me suis rendu compte qu’il était très cultivé, mais il n’était cependant pas disponible, étant pris par ses contributions dans les revues Textures et Libre. C’est quand Libre a pris fin qu’il s’est engagé dans la création du Débat. Dans tous les premiers numéros du Débat, c’est une déclinaison de menus assez riches, assez compliqués, avec cette rubrique "Lieux et Milieux", qui vous rappelle quelque chose je suppose   , et où on faisait "la Bibliothèque de Washington", la "khâgne", la London School of Economics, enfin des institutions vues de l’intérieur, etc. Par simplification, de nombreuses rubriques ont été abandonnées au fur et à mesure, et finalement, nous nous sommes retrouvés en tête à tête, Marcel et moi, pour faire cette revue ensemble. Il est très difficile d’expliquer l’alchimie d’un rapport professionnel avec lui et qui, a bien des égards, est à l’origine de la dynamique de la revue. Nous nous complétons énormément : lui fait de la philosophie, moi de l’histoire ; nous sommes pourtant de deux générations différentes : lui est de la génération 68. Il a progressivement pris en charge la rédaction et j’espère qu’il prendra ma succession à la direction, que j’assure depuis trente ans. Les débuts furent donc longs, complexes et chaotiques.


Nonfiction.fr- Comment Le Débat fonctionne-t-il au quotidien ?

Pierre Nora- Il y a d’abord une troisième personne dont il faut parler, c’est Krzysztof Pomian. Je le connaissais par François Furet, et Marcel Gauchet par sa participation à Libre. Marcel m’a tout de suite suggéré de le consulter pour la création du Débat et, très vite, s’est institutionnalisée l’habitude, le lundi après-midi, là où vous êtes, depuis trente ans, de manière tenace et un peu sacrée, de discuter et de programmer le prochain numéro. Nous nous téléphonons également beaucoup, et Marcel est dans le bureau d’à côté. Je suis cependant incapable de vous dire combien de temps Krzysztof Pomian consacre à la revue chaque semaine, car il ne faut pas oublier qu’aucun de nous deux n’a fait cela à plein temps : nous faisions chacun des séminaires, nous consacrions du temps à nos écrits – je m’étais lancé dans la folie des Lieux de mémoire, qui a duré dix ans. En revanche, il est très difficile de dissocier complètement le travail de l’édition que je faisais, et le travail de la revue. L’un et l’autre étaient tellement liés à bien des égards, que je ne peux distinguer le temps que je consacre à chacun d’eux. C’est comme un enfant, vous ne pouvez pas dire combien de temps vous lui consacrez. J’ai la chance énorme que Marcel ait pu s’attacher à la revue comme il s’y est attaché. Il a une force de travail, qu’à beaucoup d’égards je n’ai pas, qui lui laisse très peu de vacances. Il a probablement une vie sociale moins contraignante que la mienne, une vie familiale plus distendue, et lorsque j’ai eu des pépins de santé, il a toujours "assuré".

C’est également très difficile d’expliquer la manière dont on se répartit le travail. C’est Marcel qui, de plus en plus, est sur la copie. J’y suis pour ma part de moins en moins, pour ne pas dire plus du tout, même si je continue de tout lire et de tout commenter, notamment pour le prochain numéro. Notre fonctionnement est à l’image d’un couple, d’un ménage professionnel, rien n’est réellement réparti, sauf quand Marcel travaille la copie, ce que moi je ne fais plus depuis longtemps. Il assume désormais la copie à 100%, mais pour ce qui est de la composition du menu, et de la conception du numéro, tout dépend de l’un ou de l’autre de nous. Cet après-midi, j’ai été amené à travailler sur un projet de littérature et d’histoire auquel ni Marcel Gauchet, ni Krzysztof Pomian ne croyaient au départ. J’ai plus ou moins plaidé en sa faveur en soulignant le renouveau récent du rapprochement entre ces deux disciplines. Il y a en effet une tentation littéraire évidente des historiens et une tentation historienne chez les écrivains. J’ai beaucoup travaillé sur le livre de Jonathan Littell par exemple   , puisque j’ai fait une longue interview avec lui. C’est à partir de son livre que cette problématique a été posée à nouveau. Il y a d’autres sujets ou d’autres numéros dont Marcel s’occupe intégralement. L’essentiel de la revue repose maintenant sur lui.

Nonfiction.fr- C’est donc de la proximité entre votre métier d’éditeur et de votre travail sur la revue qu’est née la collection "Le Débat" chez Gallimard ?

Pierre Nora- Absolument. Je m’occupais de tout ce qui était "non-fiction" quand je suis entré dans la maison. Progressivement, des collections sont nées, et Claude Gallimard lui-même a souhaité faire entrer d’autres éditeurs, notamment Eric Vigne   , qui a fait sa propre collection. Nous avons pensé à faire une collection d’essais qui serait liée à la revue. Il y avait notamment des articles du Débat qui avaient amené à la création de dossiers, comme par exemple sur "Le déterminisme", et qui appelait un développement dans la revue. C’est assez amusant, car au final, nous avons créé la revue par rapport aux livres, et la collection "Le Débat" par rapport à la revue.

Nonfiction.fr- Il y a quelque chose qui frappe par rapport à d’autres revues, lorsqu’on ouvre Le Débat, c’est qu’il n’y a pas de comité de rédaction.

Pierre Nora- C’est moi qui ai voulu cela, et je m’en félicite. Je l’ai voulu dès le début. Je ne voyais pas l’intérêt d’un comité de rédaction, je pratique plutôt le despotisme éclairé, ou non éclairé peut-être, en tous cas le despotisme cum grano salis. J’ai fait de même avec Les Lieux de mémoire, en travaillant quasiment seul avec les auteurs. C’est ma manière de travailler. De plus, c’était totalement limitatif de prendre un comité de lecture. Un comité de lecture, c’est le carcan universitaire des hiérarchies traditionnelles. La tradition des revues françaises a été celle de la revue militante, au sens large et noble du mot. C’étaient en quelque sorte des réunions de famille autour d’un leader philosophique ou littéraire, que ce soit Gide à la NRF, Sartre aux Temps Modernes, Mounier avec Esprit ou Aron avec Commentaire. Ils réunissaient une équipe et faisaient prévaloir une philosophie, une doctrine, un état d’esprit, et militaient pour une cause, si j’ose dire.

Or, Le Débat était complètement différent. J’avais complètement intériorisé le projet à ses débuts. J’avais bien conscience que c’était une revue d’un type nouveau, dans une époque nouvelle, et une France en pleine mutation. J’avais cette conviction-là, c’était la seule que j’avais. Cela impliquait une grande liberté de manœuvre, et l’indépendance dont on pouvait bénéficier chez Gallimard, et non dans l’université. Il fallait pousser cet avantage à bout. Je ne voulais pas faire prévaloir une doctrine, une philosophie, une cause ou une ligne éditoriale particulière, si ce n’est une chose relativement difficile à expliquer, qui était une certaine exigence intellectuelle, une qualité de rédaction. Je faisais confiance à mon flair, comme je le faisais pour la Bibliothèque des Histoires. Quand on me demande quels étaient mes critères pour publier un livre dans cette collection, je dis toujours : "C’est comme une voiture sur la place de l’Etoile à six heures du soir, vous vous rendez compte si elle passe ou si elle ne passe pas, et vous êtes le seul à vous dire, ça passe ou non." Il s’agissait en fait dans cette collection d’histoire réflexive, c’est-à-dire d’une histoire qui s’interroge sur son objet en même temps qu’elle traite cet objet lui-même. Pour Le Débat, je sentais que ce n’était pas une question de gauche ou de droite, qu’il y avait bien une constellation qui allait beaucoup plus loin, qui certes arrivait à un moment de crise profonde de la gauche intellectuelle et du marxisme, de retombée du moment structuraliste, et de dépassement des Annales dans le champ historiographique. Donc, à tous égards, je sentais une mutation profonde qui s’enracinait en plus dans un moment de transformation nationale du modèle même de la France. Tout ça a correspondu à un changement, à un moment à saisir qui exigeait en quelque sorte un autre type d’intervention intellectuelle où je n’étais pas le leader d’une école mais plutôt le metteur en scène, le premier violon et un peu le joint de la musique.

Et je pense que j’ai eu la chance de rencontrer avec Marcel quelqu’un, qui était en dépit de la différence d’âge, de caractère et de formation, en accord intellectuel profond avec moi, et c’est ce qui nous lie très profondément. Lui a très certainement trouvé dans Le Débat avec sa force d’expression et de travail une façon de s’affirmer, ce dont je me réjouis fort et moi, la possibilité de réaliser quelque chose qui au fond m’engageait beaucoup. Parce qu’à titre personnel, j’ai été écartelé toute ma vie entre un travail de production personnelle qui aurait pu être plus prolixe et un travail d’éditeur pour lequel il faut croire que j’étais plus ou moins fait. J’ai adoré ça, et je me suis laissé dévorer. Comme vous le voyez, il n’y a rien sur les murs de mon bureau, car j’ai toujours imaginé que je partirai en dix minutes. Et je suis là depuis quarante-cinq ans… Et d’ailleurs, on attribuait tout cela à une espèce de calcul, alors que ce n’était pas du tout ça. J’ai été professeur très jeune et Claude Gallimard m’a fait l’offre d’entrer ici sans savoir très bien ce qu’on allait faire. Mais il se disait : "mon père était la grande littérature, moi je sais que c’est fini, je vois Braudel, Lacan, tout ça n’est pas chez Gallimard, et on en parle…" Et donc je suis arrivé ici, et je me souviens de Queneau me disant : " ne vous laissez pas bouffer par la maison, vous allez vous faire engloutir", et tous les gens me disant : "vous n’écrirez plus et vous allez travailler 24h sur 24h chez Gallimard". Et c’est que vrai très vite, quand j’ai commencé à publier Foucault, je me suis dit qu’il était plus intéressant de corriger sa copie que celles des élèves de Sciences Po. Même Queneau m’a dit : "Restez prof, vous verrez plus tard.» Et je suis resté professeur jusqu’à ma retraite. Et j’ai donc fait les deux pendant toute ma vie professionnelle, qui jonglait entre expression personnelle, écriture et édition. Et la revue, dans un sens, me permettait de me rassembler un peu et de m’exprimer davantage. Même Foucault à qui j’avais parlé du projet dès le début me poussait énormément et me disait : "Vous allez voir, une revue, c’est 100% emmerdant mais 150 % passionnant, mais bien sûr faîtes-le !" Et ils m’ont tous poussé à la faire. Furet me disait : "Ben alors, tu la fais ? Tu ne la fais pas ?" Et comme je venais d’entrer aux Hautes Etudes, j’ai fait le tour, j’ai vu Le Goff, Bourdieu et d’autres en leur demandant ce que je devais faire. Ils me répondaient : "Mais vas-y, tu es fou !" , et j’ai quand même fait des séminaires parallèlement. Pendant des années, je me suis tué au travail. Cela s’est traduit par des problèmes de santé en 1993, après la publication des Lieux de mémoire, qui ont fait que Marcel s’est trouvé quasiment seul pendant plus de six mois, presque un an, pour faire front.

Je ne peux pas ne pas vous parler du projet de la revue car l’absence du comité de lecture y est liée. Je ne voulais pas affermer la revue à des rubriques et m’obliger à quoi que ce soit. J’étais dans un réseau et je pense que c’est ce qui définit un éditeur : être au cœur d’un réseau de production. Je l’ai été pour les livres et pour la revue. Il y a beaucoup de courants qui se croisent dans cette revue. Dès le début, vous trouvez par exemple des textes de René Char, dont j’étais presque le fils adoptif. Il y avait le réseau Hautes Etudes, le réseau Gallimard, le réseau des auteurs, ou la génération et les amis de Marcel – des gens comme Paul Yonnet ou Gilles Lipovetsky, c’est lui qui les amenés –, ou ma génération - Le Goff, Furet, Ozouf. Tout ça a fait un mélange qui a donné naissance aux premiers numéros et nous avons beaucoup tâtonné avant d’arriver aux formules d’aujourd’hui. Il y a eu aussi toutes ces difficultés du début, pour une revue qui passait pour consensuelle et assez conventionnelle.

Nonfiction.fr- Oui, c’est vrai que nous relisions les échanges publiés dans le numéro anniversaire entre Régis Debray et vous, où il vous écrivait : "c’est la première revue qui à sa sortie n’aura pas de lettre d’insulte", ou bien "j’ai un seul reproche à vous faire, vous êtes trop polis".

Pierre Nora- Eh bien, cette revue trop polie a pourtant été très mal accueillie dans le paysage intellectuel. Le premier numéro est sorti le jour de la mort de Sartre et, l’après-midi, j’allais chez Jacqueline Piatier qui était à l’époque celle qui s’occupait du Monde des Livres. Elle m’a ouvert la porte et m’a dit : "votre revue paraît le jour de la mort de Sartre, vous prenez ça comme un symbole, un signe du destin ?" Que répondre à cela si ce n’est "Oui, non, ça me fait un drôle d’effet". Et son article du Monde commençait par : "Cette revue paraît le jour de la mort de Sartre, tout un symbole…» Immédiatement, dans l’atmosphère de la mort de Sartre, j’ai eu droit à une véritable volée de bois vert dans le numéro suivant des Temps Modernes, qui annonçait la mort de Sartre.

Raymond Aron venait de fonder Commentaire. Dominique Schnapper a beau dire qu’il s’en moquait pas mal, ce n’est pas vrai. Je me souviens de son coup de téléphone avant que la revue ne paraisse : "Comment ? De quoi s’agit-il ? Je n’en ai pas entendu parler, si vous ne m’en avez pas parlé, vous faites cette revue contre moi, et contre Commentaire." Dès le départ, on a eu Aron et les sartriens contre nous. Et puis il y a eu Foucault avec qui ça été beaucoup plus grave, car nous avions des rapports très proches d’éditeurs et d’amis. Il l’a très mal pris après m’avoir beaucoup encouragé à faire Le Débat. Je voulais que le premier éditorial soit un entretien avec lui sur le pouvoir intellectuel, il a refusé, et une fois qu’il a vu mon article, "Que peuvent les intellectuels ?", ça a été le début de rapports très difficiles. On s’est battus, et je peux dire qu’on s’est presque battus physiquement !

Mon éditorial et mon rapport avec Marcel posaient problème. Marcel Gauchet avait publié La pratique de l’esprit humain en même temps, qui était - Foucault s’en est bien rendu compte - une pierre dans son jardin de L’histoire de la folie. Mon éditorial sur la démocratie intellectuelle est aussi très mal passé dans la maison. Claude Gallimard ne voulait pas que je le mette en tête de la revue car, selon lui, ce n’était pas un éditorial mais un article à n’en plus finir sur l’histoire de la tradition intellectuelle qui se termine par un décalogue sur la démocratie intellectuelle. Il était vraiment mécontent. Et même une fois que la revue a été publiée, il l’a immédiatement regretté. L’insurrection de Foucault, à la fois contre moi et Marcel, a suivi. Tout cela se passait à mon séminaire où Foucault venait lors de son année sabbatique, pour me faire plaisir, en se justifiant avec cette sorte de courtoisie japonaise qui le caractérisait. Imaginez ce séminaire auquel assistaient Mona Ozouf, Pascal Ory, Laurent Theis, Jacques Revel ; Foucault venait et tout le monde restait pétrifié… Et il voyait Marcel, également présent, comme un gauchiste cogneur. Il s’est vraiment déchaîné jusqu’à déclarer qu’il s’en irait si Marcel ne partait pas. Tout a été très difficile car c’était un homme très compliqué, très sentimental aussi, et au moment où il venait demander ma tête et la suppression de la revue à Claude Gallimard, il montait dans mon bureau et me proposait de monter avec lui une maison d’édition et de me laisser ses droits d’auteurs ! C’était aussi l’époque de l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, du "silence des intellectuels"   quand il n’arrivait plus à finir ses livres, et le début de sa maladie aussi, sans doute.

C’est dans ce contexte que chaque numéro du Débat explosait. Il y a eu deux articles de Marcel dont Foucault s’est emparé pour les réfuter, un sur Jankélévitch, très drôle, et un autre, non moins drôle, sur Paul Veyne. L’argument de Foucault était que l’on ne peut pas faire une revue qui se prétend sérieuse et en même temps faire de la polémique. Il n’avait pas complètement tort là-dessus. Si bien que la revue s’est progressivement apurée, épurée et assagie. J’ai compris que je ne ferais pas tout-à-fait ce que je voulais non plus, et que la première condition de l’exercice de la liberté était la conscience des limites de cette liberté même. Je ne pouvais pas faire n’importe quoi dans un lieu qui était central, il fallait composer.

J’ai tout de suite eu l’impression que ce que je voulais faire n’était pas une revue qui n’aurait que deux ou trois numéros. Mon but était de faire "une revue autoroute" qui durerait, qui serait centrale intellectuellement et épouserait l’époque. Il fallait créer l’instrument de ce carrefour, de cet écrémage, de ce jugement, de cette centralité intellectuelle que nous voulions épouser et promouvoir. C’était cela l’objectif de la revue. On était dans une période intellectuelle et cela dépassait le projet proprement politique : c’était une repensée de la politique plus qu’une pensée politique.

En même temps, il fallait définir les contours de la revue par rapport à la NRF. Je voulais proposer quelque chose qui ne soit pas strictement scientifique ou intellectuel, mais qui prenne en charge, d’une certaine façon, les problèmes littéraires.

 

Nonfiction.fr- Vous vous heurtiez là aux obstacles propres à l’appartenance à une maison comme Gallimard ?

Pierre Nora- Effectivement, c’était là la plus grande difficulté, que j’étais prêt à assumer, et que je suis toujours prêt à assumer. C’est évident qu’il y avait des contraintes de tous ordres, et c’est ici que ma métaphore de la voiture sur la Place de l’Etoile a du sens : je pensais que j’étais à peu près seul à pouvoir savoir si ça passerait ou si ça ne passerait pas. Et deux ou trois fois ça a manqué ne pas passer ! Je me souviens de problèmes que nous avons eus, notamment au sujet d’un numéro que l’on avait consacré à l’édition et à la librairie, où Claude Gallimard a littéralement retenu la revue à la fabrication, car il avait su que Jérôme Lindon   devait écrire. On a manqué à certains moments d’avoir des difficultés. Et puis, une maison comme Gallimard, n’était pas faite pour la politique. 

Notre objectif était donc très clair : penser le temps présent, et surtout le temps qui venait, avec ce sentiment très vif d’une évolution extrêmement profonde de tous les modèles de pensée, de tout le modèle national, de tout le rapport à l’avenir et au passé. C’est pour cela d’ailleurs que l’histoire a tout de même tenu une grande place sans être une revue d’histoire. Nous n’avons jamais voulu faire une revue d’histoire, même si elle est centrale dans les thèmes que nous abordons Nous avons très largement épousé la réflexivité historique de ces années-là, en publiant par exemple des numéros sur "Penser le XXe siècle". Dieu sait si l’affaire Hobsbawm   a défrayé la chronique. 

Cette sensibilité à la définition du Débat- à la question "Qu’est-ce qui est Le Débat, qu’est-ce qui n’est pas Le Débat ?"- existe encore aujourd’hui dans nos articles. 

Je reviens donc au fonctionnement interne : pas de comité de rédaction, mais un échange absolument permanent entre Marcel Gauchet, Krzysztof Pomian et moi. Pomian, quelque fois, fait le juge de paix entre Marcel et moi quand on hésite tous les deux ou quand on est d’avis contraires – ce qui nous arrive, et heureusement ! car une revue est faite de désaccords – et souvent c’est Krzysztof qui arbitre, qui fait le troisième homme. Pour le reste, on a eu beaucoup de mal à trouver notre actualité, c'est-à-dire à créer notre propre actualité. Outre les difficultés entre les familles intellectuelles, il y avait aussi un problème d’actualité culturelle ou d’actualité politique avec l’insertion dans une maison d’édition, avec toutes les contraintes que cela imposait, et en particulier les contraintes de temps. Nous rendons le manuscrit plus de deux mois à l’avance, alors vous imaginez bien que c’est une contrainte terrible : si vous projetez à l’avance quelque chose aujourd’hui, il faut le temps que ce soit réalisé. Nos sommaires sont tous des sommaires pensés et médités. Ce ne sont jamais des fourre-tout. Il peut y avoir des numéros spéciaux, il peut y avoir des ensembles de trois-quatre articles ou des dossiers ; en tout cas, le sommaire est médité. Il y a des contraintes qui pèsent quelques fois – si on a un article depuis longtemps on est obligé de le faire passer, on fait à ce moment- là des "fenêtres", etc. Là encore, c’est très difficile d’expliquer comment on compose le sommaire : c’est tantôt par contraste, tantôt par harmonie, tantôt en fonction du public.

Nonfiction.fr- Est-ce une production sollicitée ? 

Pierre Nora- Là encore, c’est difficile à dire : c’est pour beaucoup une production sollicitée, qui faisait qu’au début, on ne recevait pratiquement pas d’articles. Nous avions la réputation d’être des burgraves "magistériaux" et méprisants, ce qui est complètement erroné, car si l’on fait le calcul, nous sommes probablement la revue qui publie le plus d’articles écrits par des gens non patentés ou dont c’est le premier article. 

Il faut juger le texte sur sa qualité intrinsèque, et non en fonction du "prestige" de son auteur. Cela explique notamment pourquoi les biographies des auteurs sont très succinctes, et sont généralement en rapport avec leurs articles et leurs livres – au départ j’étais davantage favorable à ce qu’on explique qui ils étaient, mais Marcel m’a convaincu de procéder ainsi. Il y a donc de ce point de vue une économie énorme, qui accompagne l’absence de comité de rédaction. 

Nous ne publions pas systématiquement ce que nous recevons. Il arrive parfois des articles excellents mais complètement étrangers à la programmation. Il faut alors voir s’ils peuvent être publiés plus tard, ou si une programmation peut se faire en fonction de cet article, ce qui nous arrive très souvent. Si un article qui nous parvient n’est pas très bon, c’est une raison de plus de le noyer dans un ensemble ; s’il est très bon, c’est une raison de plus de faire un ensemble en fonction de lui pour le mettre en valeur. Tous les cas de figure se présentent. 

La proportion est indicible parce que beaucoup d’articles que l’on nous envoie sont repris. Marcel et moi sommes très réactifs et très critiques. Il nous arrive de demander à un auteur de retravailler son article. Parfois, l’auteur ne s’y attend pas, mais nous faisons un dossier à partir de son article, qui au départ aurait pu être refusé, et qui finalement devient le point de départ d’un numéro. Dans le menu, il est évident qu’il faut alterner entre le "lourd" et le "léger".

L’un des problèmes les plus sérieux que nous traînons depuis toujours est celui du compte-rendu de livre : nous ne pouvons en faire dans une maison d’édition qui publie des livres car, soit nous pénalisons les livres que nous publions en n’en rendant pas compte, soit la revue devient un instrument de promotion de ses propres ouvrages au détriment de ceux des autres maisons d’édition. Ce serait également difficile vis-à-vis de nos auteurs, qui demanderaient tous à être chroniqués. Nous avons cependant, au début, créé une "Bibliothèque" ainsi qu’une rubrique "Livres en débat" : nous sélectionnions des livres et, en accord avec l’auteur, demandions à trois ou quatre personnes correspondant à un panel de réagir. Non pas sous la forme d’un compte-rendu, mais en laissant à la marge les points les plus appréciés, et en interrogeant l’auteur, ou en soulignant ce qui paraît discutable ou erroné. En général, l’auteur y répond par un article. Ces opérations sont assez longues à monter : il faut convaincre les gens d’y participer, et le faire très vite après la parution du livre. Il faut également se dire que ça ne sert à rien de le faire si c’est un livre qui a déjà été largement débattu. La cuisine interne n’est pas codifiée, il n’y a pas de recette ! 

Nous nous attachons énormément à faire un travail composé, contrôlé et, si j’ose dire, propre : nous sommes trois à relire tous les articles, ensuite revus par un correcteur, qui attire notre attention sur le moindre détail. Nous essayons d’éviter le jargon universitaire ou spécialisé. La mission de la revue est d’être une sorte de filtre entre un énorme input de connaissances permanentes dans tous les domaines, et un public général : nous sommes des intermédiaires. 

Cela implique quelque chose qui fait partie du travail intellectuel - je ne recule pas devant le mot -, c’est un travail de jugement. Même si le mot peut sonner comme un aveu de magistère d’autorité. Oui, je crois que c’est cela notre travail, il faut l’assumer et l’assumer bien - tout le problème est là. Cela suppose un travail que certains diraient de censure, et d’autre de jugement. Il faut une hiérarchisation des problèmes et de ce qui nous paraît devoir être important. En cela, je crois que notre équipe est active et efficace. De plus, nous sommes effectivement au cœur d’un milieu que nous pouvons consulter : si nous avons des doutes sur tel ou tel article, nous connaissons assez de monde pour demander un avis. Cela paraît être une évidence intellectuelle, mais nous avons parfois eu des refus de collaboration, même si aujourd’hui, ce n’est quasiment plus le cas. Nous avons à présent suffisamment d’autorité pour qu’à peu près personne, je pense, refuse d’écrire pour Le Débat pour des raisons idéologiques. C’est évident qu’il y a des gens que nous faisons nous-mêmes peu écrire, ou que nous sollicitons peu. Par exemple, il est évident que pendant longtemps, Bourdieu n’aurait pas écrit dans Le Débat. Sans oublier les rapports que nous avons avec les autres revues.

Nonfiction.fr- Précisément, y a-t-il une concurrence entre revues dans la sollicitation des auteurs ? 

Pierre Nora- Oui et non. Je sais qu’il y a des gens qui sont étonnés qu’on ne se "castagne" pas entre revues et le voient comme une preuve de dépolitisation générale, parce qu’autrefois les revues s’engueulaient les unes les autres, et étaient même le lieu d’affrontements et de polémiques. 

Cela m’amène à parler d’un autre problème, qui est peut-être plus profond que cela, et qui est l’atmosphère intellectuelle dans laquelle nous nous insérons. Elle implique des liens de solidarité qui sont très supérieurs aux différences que nous pouvons avoir entre différentes revues, que ce soit Esprit, Les Temps Modernes, et surtout Commentaire. Nous défendons tous un certain territoire intellectuel, par rapport à la presse essentiellement, et à la médiatisation en général. Nous avons des intérêts puissants à défendre le livre et une sorte de tradition intellectuelle, qui est de plus en plus menacée et qui nous lie fortement. Commentaire peut faire des critiques de livres - et le fait d’ailleurs de manière très intéressante – alors que nous ne pouvons pas. Esprit et Commentaire sont plus ancrés dans une idéologie intellectuelle et politique : Esprit à travers l’héritage chrétien, et Commentaire l’héritage de centre-droit aronien. A cet égard, je pense que nous faisons un travail totalement différent. Il semble similaire mais ne l’est pas. Notre travail est beaucoup plus encyclopédique que Commentaire. Ses centres d’intérêt sont l’Europe, la politique et l’économie, essentiellement. Je ne sais s’ils s’en rendent compte eux-mêmes, mais ils ont un public captif, de centre-droit - l’establishment politico-économique. Ils peuvent, par exemple, publier des textes déjà publiés, et les réunir à l’usage de leur public. Dans une maison comme Gallimard, et pour un public non-ciblé, nous ne pouvons pas nous le permettre. 

Nous faisons donc une revue moins suspendue à l’actualité immédiate, et qui, prenant un peu de distance, peut être plus facilement relue. Je ne reviens pas sur Les Temps Modernes Chacun sait ce que la revue représente par rapport à Sartre et Lanzmann. Par ailleurs, je suis, à titre personnel, ami avec Jean-Claude Casanova, comme avec Claude Lanzmann ou Olivier Mongin. Je pense qu’il y a plus encore de différence entre Commentaire et Esprit, et que nous occupons une place centrale dans cet  environnement. Je ne sais pas s’il faut l’appeler "magistère intellectuel", mais nous sommes dans un autre type d’engagement, pour employer un mot qui a appartenu à l’univers sartrien, et contre lequel, précisément, Le Débat a voulu lutter, pour dégager une forme d’engagement politique pure au profit d’une forme d’engagement intellectuel. C’est assez difficile d’expliquer ce que peut signifier "une forme d’engagement intellectuel."

Nonfiction.fr- Vous résumiez en 1980 la philosophie du Débat par la phrase : "les intellectuels parlent aux intellectuels"  

Pierre Nora- Oui, c’était une boutade pour dire que nous ne nous faisions pas d’illusions sur notre influence en dehors des milieux de l’intelligence. J’estime que ce que nous avons à faire, c’est de donner aux gens les moyens de comprendre un monde de plus en plus complexe et difficile à appréhender. Que nous n’ayons pas les moyens, ni intellectuels, ni matériels, pour répondre à cette ambition, c’est une évidence. Il faudrait pouvoir couvrir le monde entier. L’ambition serait au fond de donner, dans un monde d’appréhension intellectuelle de plus en plus saturée, des repères et des moyens de comprendre. Nous n’avons pas à nous déclarer pour ou contre la climatologie, ou pour ou contre les eurosceptiques, mais à trouver sur le climat ou l’Europe les données les plus claires, et à faire appel aux gens les plus intelligents pour les analyser de la manière la plus claire possible. Voilà ce que nous avons à faire

* Propos recueillis par François Quinton et Pierre Testard.

 

La suite de l'entretien :

II- Vie, économie et sociabilité d’une revue.

III- Le débat autour du Débat.

IV- L’avenir du Débat

 

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