Nonfiction.fr- Avez-vous lu l’article de Serge Audier sur Le Débat paru dans Le Monde à l’été 2010   ?

Pierre Nora- Non seulement je l’ai lu mais j’ai aussi écrit au Monde pour la première fois. J’ai écrit à Eric Fottorino   et à tous ceux que je connaissais au Monde : Louis Schweitzer, Jean Birnbaum, etc. parce que Le Monde avait fait une série sur les revues à travers des articles informatifs – et souvent bienveillants   .

Nonfiction.fr- Rappelons les quatre attaques d’Audier : il vous accusait d’être une revue nationale-républicaine, réactionnaire…

Pierre Nora- Ça le regarde, il ne disait que des conneries, tant pis.

Nonfiction.fr-  Il y avait aussi l’idée d’une revue ringarde puisque les jeunes chercheurs publieraient ailleurs.

Pierre Nora- Mensonges, calomnies.

Nonfiction.fr- Et enfin, il s’attaquait à la gouvernance de la revue.

Pierre Nora- Et les autres ? Quels âges ont Jean-Claude Casanova et Claude Lanzmann ? Bon, alors qu’on ne vienne pas nous emmerder ! C’était simplement un article volontairement malveillant. Fottorino m’a tout de suite téléphoné et notre lettre était plus une lettre d’étonnement que de récriminations. Pourquoi n’y avait-il pas eu une surveillance sur cet article qui détonnait complètement par son genre et son style dans le dossier…Pourquoi étions-nous les seuls à recevoir injures et calomnies ?

Nonfiction.fr- Libération n’a pas non plus été très tendre à l’occasion de la parution du numéro anniversaire…

Pierre Nora- En même temps c’était très piquant, plus nuancé et au final assez "rigolo". On a eu, pour des raisons que l’on peut d’ailleurs expliquer, une incroyable explosion médiatique à l’occasion de ce trentième anniversaire. Il y en a certains que ça a agacés. Nous avons eu cette explosion médiatique pour un certain nombre de raisons : la première, c’est que c’était pour certains journaux un moyen de se rattraper parce qu’ils ne parlent pas des revues, ils ne parlent pas du Débat, et donc on efface l’ardoise. Deuxièmement, c’est l’idée des trente ans, qui avait un côté générationnel profond et était redoublé par le fait que ce numéro spécial se donnait l’histoire de ces trente ans comme objet, et ajoutait même à cet historique et cette analyse intellectuelle des trente ans une idée qui était "journalistiquement" appétissante : celle de reprendre en un volume l’enquête des débuts du Débat auprès d’une vingtaine de jeunes - qui se trouvent être aujourd’hui tous connus, et qui à l’époque n’avaient même pas trente ans- qui revenaient sur leur propre passé. Et on demandait aussi à une nouvelle génération de prendre le relai. Il y avait donc, si vous voulez, une espèce d’enquête en abyme, ou en rouleau qui faisait que les "vieux" - qui ont soixante ans maintenant – s’interrogeaient sur eux-mêmes et des nouveaux jeunes qui se projetaient dans l’avenir. Cela tenait donc du jeu, mais du jeu cependant assez sérieux : il y avait quand même cinquante personnes qui étaient mêlées à cette affaire. Ca s’est recoupé avec notre numéro, puisqu’en quelque sorte les enquêtes 1980 et 2010 se répondaient, et que le numéro lui-même analysait ce qu’il s’était passé entre les deux. Donc il y avait évidemment quand même une tentation de réfléchir à ces trente ans, où il s’est passé beaucoup de choses ! On passe d’un monde à l’autre, d’une France à l’autre.

Nonfiction.fr- Justement, la première phrase du premier numéro de la revue est : "Le débat, parce qu’il n’y en a pas". Et puis, vous expliquez bien la démarche que vous avez rappelée ici d’une revue intellectuelle indépendante qui s’efforce de comprendre le monde d’aujourd’hui, hors des chapelles. Selon vous, quels sont les points de clivage, les points de débat de la société actuelle, ceux que vous vous efforcez d’ausculter ?

Pierre Nora- Ecoutez, ils sont tellement nombreux ! Prenez ce numéro anniversaire par exemple, et ne prenez que quelques uns des thèmes que ce numéro anniversaire aborde. Vous conviendrez que ce sont chaque fois des problèmes absolument majeurs. Premièrement, le problème géostratégique. Nous sommes nés dans un monde bipolaire, je ne vous fais pas la géostratégie ou la géopolitique du monde contemporain. Rien que cela implique que l’on s’intéresse à l’Afrique, à la Chine, à l’Amérique du Sud, etc. Le problème religieux, ensuite. Nous en étions au vague "retour de Dieu" au début des années 1980. Aujourd’hui, avec l’islam, les sectes – je ne les mets pas sur le même plan -, les "divers visages de Dieu", le problème religieux dans le monde contemporain est devenu majeur. C’est évident que l’on est passé d’un monde qui, en 1980, était encore dominé par l’idéologie – et en même temps par le bipolarisme – et qui aujourd’hui, est dominé par une anthropologie individuelle, qui donne dans un monde globalisé quelque chose de radicalement différent. C’est un autre monde. Tout ce qui se rapproche sociologiquement, anthropologiquement de cette analyse de type social, est fondamental. Si vous prenez le problème écologique, il n’existait pratiquement pas dans les années 1980, sauf pour les écologistes purs et durs. Or, il est aujourd’hui central, fondamental dans le rapport à la nature. Tout ce qui se rapproche de près ou de loin du problème écologique, c’est à nous de le cribler. Il n’y avait pas de problème européen, ça allait tout seul. Dans les années 80, il n’y avait pas de Maastricht, ça allait tout seul. C’est à partir de Maastricht …

Nonfiction.fr- Pourtant, il y avait des débats avant Maastricht autour de l’élection du Parlement européen au suffrage universel.

Pierre Nora- On s’en fout, ce n’est pas le problème, qu’il soit élu au suffrage universel ou non. Le problème, c’est de savoir si l’Europe existe ou n’existe pas, si elle va se faire politiquement, si elle va se faire de manière fédérale ou nationale, etc…

Nonfiction.fr- Mais il y avait déjà des inquiétudes, des questionnements sur les transferts de souveraineté, sur ce que ça pouvait engendrer…

Pierre Nora- Soit, vous avez raison, mais ça n’était pas aussi crucial ni aussi critique que ça ne l’est aujourd’hui. Prenez les problèmes du patrimoine ou ceux de la mémoire.

Nonfiction.fr- Pourtant c’était à l’époque un point de clivage important à gauche comme à droite…

Pierre Nora- On s’en fout ! Ce n’est pas notre affaire que l’UDF et le RPR se battent entre eux. Notre affaire, la crise de la gauche succinctement, c’était la crise du marxisme, qui ne s’en est pas remis depuis. Et aujourd’hui effectivement, il s’agit moins de penser à la gauche, de lui faire prendre un programme sur les retraites qu’elle n’a pas, que de penser les conditions de l’exercice de la politique et du rapport du citoyen à la politique. Un article comme celui qu’a fait Raffaele Simone précisément a été pour nous central. Son livre, Le Monstre Doux. L’Occident vire-t-il à droite ? a eu beaucoup d’impact, il a paru dans la collection "Le Débat". Quand vous voyez ce qui vient de se passer en Suède, quand vous voyez ce qui continue de se passer en Occident, c’est évident ! On a beaucoup de mal à faire des articles politiques, parce que justement on n’a pas à faire des empoignades gauche-droite sur des sujets politiques. Mais, rien qu’une vraie analyse de l’ère sarkozienne, du rapport à la politique que supposent les cinq ans du quinquennat sarkozyen, ça oui, on devrait le faire ! En fait, il faut faire là ce qui n’est pas dans les hebdomadaires, donc il faut trouver de vrais analystes politiques qui peuvent écrire dans les revues. Ce qu’étaient les Raymond Aron, les François Furet, les gens comme ça. J’en vois un ou deux, pas beaucoup plus. Mais l y a des gens comme Jacques Julliard qui écrit chez nous – il est d’ailleurs dans le dernier numéro –, et il écrit aussi beaucoup pour l’Observateur et ailleurs.

Le problème de la culture, c’est "fon-da-men-tal". Nous avons fait un numéro entier sur "Comment enseigner le français ?" ; c’était un numéro excellent que l’on peut encore relire aujourd’hui, dont les 9/10e sont absolument d’actualité, et auxquels il n’y a pas eu de réponse. Nous pourrions republier le numéro, et d’ailleurs, il le faudrait. Le problème de la langue, indépendamment de mes fonctions académiques, je n’ai pas besoin de vous dire qu’il est plus que fondamental. C’est pour cela qu’on s’était battu, pour quelque chose qui paraît aujourd’hui grotesque au milieu, le débat sur la Bibliothèque nationale. Rappelez-vous la polémique que nous avons menée ardemment sur la BnF : ce n’était pas le Kosovo ou la guerre d’Irak. Mais, si nous, nous avions donné notre avis sur le Kosovo et la guerre d’Irak, ça ne changeait rien à l’aventure du Kosovo et au drame de la guerre d’Irak. En revanche, qui pouvait se battre sur un sujet qui a l’air modeste, mais qui finalement ne l’est pas tellement ? C’est celui d’une Bibliothèque nationale qui engage plus que la cause des livres, une image de la France et un rapport au politique qui étaient un des exemples type des dérives du pouvoir monarchique du second septennat Mitterrand. En plus, il se trouve que l’on avait été les premiers à sortir l’affaire de la Grande Bibliothèque un gros ensemble qui s’appelait "Sauvez les bibliothèques", et dans lequel on était les premiers à aborder la crise de la BnF. Du coup, on s’est trouvé en première ligne dans ce domaine, où les langues étaient enchaînées : celles des politiques par courtisanerie et celles des fonctionnaires par droit de réserve. Nous jouissions donc d’une sorte de liberté de parole que j’estime que j’estime que nous devions utiliser, et dans un domaine qui est le nôtre.

Nonfiction.fr- Concernant votre rapport à la politique, on comprend bien votre souhait de ne pas intervenir directement, mais de décrire le monde tel qu’il est et que ces descriptions soient utiles aux politiques. Néanmoins, il me semble qu’en 1992, vous aviez publié dans la collection "Le Débat" le Projet pour l’an 2000 qui avait été adopté par le PS.

Pierre Nora- C’est parce que nous avions fait un entretien avec Michel Charzat qui avait eu la responsabilité du projet socialiste. Il nous a proposé de le publier – c’était une gaffe d’accepter – et puis le PS le payait. On a eu probablement tort de le faire, mais on l’a fait.

Nonfiction.fr- Ce n’est donc pas quelque chose que vous projetez de faire à nouveau ?

Pierre Nora- Si l’on me donne un bon programme, je le publierai. Là, on a une doctrine : on essaye de ne pas faire écrire des politiques en place, même s’ils nous le demandent …

Nonfiction.fr- Il y a quand même eu Hubert Védrine, Aurélie Filippetti…

Pierre Nora- Aurélie Filippetti n’est pas en place, elle est dans l’opposition. Je lui ai demandé son avis même si elle n’est pas dans la revue. C’est une jeune députée douée – il n’y en a pas beaucoup. Quant à Hubert Védrine, il a écrit avant et après son passage au ministère des Affaires étrangères. C’est un des analystes les plus pénétrants de la vie internationale. Ce que j’appelle "politique en place", c’est un ministre qui fait sa propagande. Parfois, certains nous en font la demande, j’évite, vraiment, en leur expliquant : "venez, si vous voulez, quand vous êtes dans l’opposition, venez parler en votre nom personnel, mais pas de position politique parce que c’est très gênant".

Nonfiction.fr- La revue s’est-elle déjà engagée lors d’élections ?

Pierre Nora- Non. Pour tout vous dire, en 1981, donc aux tout débuts de la revue, Jacques Attali était venu me parler entre les deux tours pour que je fasse quelque chose pour Mitterrand dans la revue. Et j’ai refusé. J’ai voté personnellement pour Mitterrand – ce n’est pas un secret. Ce n’est pas un acte que j’ai été le seul à faire. En revanche j’ai fait tout de suite après un éditorial qui s’appelait "Au milieu du gué", qui était une analyse du contexte politique qui disait clairement que nous nous situions de ce côté-là. Mais, si vous le relisez, vous vous rendez compte que c’est une analyse de l’alliance avec les communistes, c’est une analyse de la stratégie – réussie - de prise de pouvoir par François Mitterrand. C’est aussi une analyse du fait que la gauche arrivait au pouvoir en pleine défaite idéologique. A contre-pied donc, quelles conséquences cela pouvait-il avoir ?

Nonfiction.fr- Avez-vous été, par la suite, approché ou consulté par des hommes politiques qui ont essayé de vous associer à des tables rondes, à des ateliers de travail ou des conventions ?

Pierre Nora- Nous l’avons fait ou nous ne l’avons pas fait, mais à titre strictement privé. Sur le plan de la culture, Jack Lang m’a demandé cent fois des trucs, mais c’est plutôt à titre d’historien que de directeur du Débat.

Nonfiction.fr- Avez-vous été sollicité par les deux camps ? A droite comme à gauche ?

Pierre Nora- On a interrogé Jacques Chirac quand il était maire de Paris, pour un numéro sur Paris. On a interrogé François Léotard quand il était ministre de la Culture au sujet des archives et des bibliothèques.

Nonfiction.fr- Parfois, ce que l’on entend à propos du Débat, c’est que c’est une revue qui est passée de gauche à droite - si l’on suit l’itinéraire des auteurs qui y contribuent.

Pierre Nora- Je ne vois pas qui peut dire ça, mais c’est comme l’Occident alors ! Je vais vous dire quelque chose à titre personnel : je serais incapable de dire, pour les principales élections, ce que Pomian ou Gauchet ont voté. Et l’on n’en a jamais parlé entre nous, ce qui prouve que l’on s’en fiche complètement. En revanche, on a beaucoup parlé des élections, avant, pendant et après. Et permettez-moi un aveu : deux fois sur trois, j’oublie moi-même ce que j’ai voté, parce que c’est en général à contre-cœur

* Propos recueillis par François Quinton et Pierre Testard.

 

La fin de l'entretien : 

IV- L’avenir du Débat

 

Le début de l'entretien : 

I- Le Débat : origines, institution et fonctionnement.

II- Vie, économie et sociabilité d’une revue.

 

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