La publication d'une troisième édition du pamphlet de Jean-Noël Jeanneney permet de revenir sur la polémique qu'il a déclenchée en France et ailleurs lors de sa parution en 2005. 

Le 25 janvier 2005, quelques semaines après l'annonce par Google de son projet de numérisation de quelque quinze mille livres et périodiques sur une période de six ans sur la base d'accords avec de grandes bibliothèques américaines, universitaires ou publiques (Harvard, Stanford, Michigan, New York Public), ainsi qu'avec la Bodléienne d'Oxford, Jean-Noël Jeanneney, alors président de la Bibliothèque nationale de France, publiait dans Le Monde une tribune intitulée "Quand Google défie l'Europe". Quelques semaines plus tard, sous le même titre, il consacrait à la question un petit livre. L'argumentation en était en gros la suivante : que Google, entreprise privée animée par la recherche du profit, se lance dans un projet de ce type, présente divers dangers ; danger que la numérisation soit faite de manière anarchique et sans fil conducteur ; danger qu'elle privilégie de facto, à la fois au niveau de la sélection et parce que le moteur de recherche les mettra automatiquement en valeur, les publications en langue anglaise, contribuant ainsi à en renforcer l'hégémonie ainsi que celle de la "vision américaine du monde". Contre ces dangers, M. Jeanneney préconisait un "sursaut" européen par la création d'un moteur de recherche rival – sorte d'Airbus qui ferait concurrence au Boeing googlelien – et par la mise en place de comités de sélection ("conseils scientifiques") qui piloteraient un ambitieux programme de numérisation dans la lignée de ce que la BnF avait déjà entrepris avec sa bibliothèque numérique Gallica.
 
Riche en métaphores militaires ("combat", "brandir l'oriflamme", "premières lignes" etc.), le livre de M. Jeanneney – il ne nous le cache pas – a connu un succès prodigieux, comme l'attestent de nombreuses traductions (y compris en albanais et en serbo-croate), des invitations lancées à l'auteur dans le monde entier, et le fait qu'à la suite d'une deuxième édition, dès 2006, une troisième paraît aujourd'hui. Elle est munie d'une postface dont le titre ("Nouvelle bataille Août 2009-février 2010") fait écho à celui, également nouveau, donné à l'introduction ("Chronique d'un combat Décembre 2004-avril 2007"). La bataille en question prend, cette fois, la tournure d'une guerre civile, déclenchée coup sur coup en 2009 par l'annonce que la Bibliothèque municipale de Lyon avait confié à Google la numérisation de ses fonds et celle, plus spectaculaire encore, que la BnF était entrée en pourparlers avec le géant américain – bref, tout le contraire du "sursaut" que l'ancien président de cette institution appelait de ses vœux. De l'ennemi américain on est donc passé à l'ennemi français, sous l'œil évidemment quelque peu goguenard des pays européens que M. Jeanneney appelait à partir en croisade à sa suite. L'actuel président de la BnF, Bruno Racine, qui vient de répliquer avec vigueur au pamphlet de son prédécesseur dans son Google et le nouveau monde   , n'est pas ménagé, ni Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon, nommé depuis à la tête de la Bibliothèque publique d'information du Centre Georges Pompidou. Il est certes piquant de voir l'ex-ministre socialiste donner des leçons de gaullisme à son successeur à la BnF, lui-même fils du directeur de cabinet de Michel Debré, dont son père Jean-Marcel Jeanneney fut membre : nous sommes bien en pleine querelle franco-française.
 
Que faut-il retenir de ce débat ? À vrai dire, peu de chose. Sur le plan intellectuel, le principal argument de M. Jeanneney ("le vrac, danger absolu") ne tient pas – il est brillamment réfuté par Bruno Racine dans l'un des meilleurs passages de son livre – et le remède proposé à ce prétendu mal – des comités de sages qui guideraient les choix en matière de numérisation – est moins convaincant encore. Il témoigne d'un paternalisme qui ne surprend guère de la part d'un membre d'une dynastie de grands commis de l'État, mais qui de la part de l'ex-administrateur d'une des grandes bibliothèques du monde étonne davantage. Il devrait pourtant savoir que les chercheurs n'ont pas besoin qu'on leur dise ce qu'il faut qu'ils cherchent. Ce dont ils ont besoin, ce n'est pas qu'on identifie ce qui constitue la fleur du patrimoine, c'est qu'on leur donne accès (par exemple) à l'obscur pamphlet antisémite ou raciste dont ne subsistent que de rares exemplaires et que les sages de M. Jeanneney écarteraient évidemment de leur sélection en se bouchant les narines. En d'autres termes, ce dont les chercheurs ont besoin, c'est qu'on supprime les obstacles entre eux et l'objet de leur recherche, y compris – et c'est un aspect qui n'est pratiquement pas évoqué ni par M. Jeanneney ni par Bruno Racine – lorsqu'ils ont besoin de consulter l'original d'un document. Or, comme le vertige du tout Internet amène à l'oublier trop souvent, un livre numérisé n'est qu'une copie d'un exemplaire particulier. Sa mise en ligne assure certes à cet exemplaire une diffusion maximale, mais l'autorité qu'elle lui confère est purement accidentelle, sinon douteuse (la notion de double est rarement absolue pour les livres publiés avant 1800) ; pour tout travail de haut niveau, en tout cas dès qu'il s'agit de critique textuelle, cette mise en ligne ne saurait dispenser de l'examen de l'original, ni de la comparaison avec le plus grand nombre possible d'autres exemplaires   . L'idée, qu'on voit affleurer dans ces pages, qu'une fois qu'un livre est numérisé l'original – voire d'autres exemplaires du livre, qui sont peut-être identiques, mais peut-être pas – doive devenir incommunicable est une idée pernicieuse.
 
On nous pardonnera de penser que l'intérêt principal de Quand Google défie l'Europe est de nous fournir un exemple classique des processus mentaux que met en œuvre l'antiaméricanisme – lequel n'est sans doute pas étranger au succès de l'ouvrage. Derrière le paravent des "dénégations rituelles" (la formule est de Bruno Racine), on en retrouve en effet les deux formes les plus symptomatiques : dénigrement systématique et recours permanent à deux poids, deux mesures. L'Amérique est toujours vue au niveau du plus bas dénominateur commun, la France à celui du plus haut. Pour quiconque a fréquenté la moindre bibliothèque universitaire outre-Atlantique et côtoie quotidiennement la misère de leurs consœurs françaises, un tel degré d'autosatisfaction donnerait (presque) envie de rire. Quand la bibliothèque du Congrès – qui est après tout la bibliothèque du Congrès au même titre que celle de la Comédie-Française est celle des Comédiens-Français – s'intéresse à l'Amérique, c'est du narcissisme ; alors que quand la France s'intéresse à la France, c'est une démarche patrimoniale (l'adjectif est le mantra du livre). La langue parlée de l'autre côté de l'Atlantique – que de nombreux éditeurs français persistent à appeler "l'américain", sans se rendre compte de ce que le terme a d'insultant et de scientifiquement inepte – est par définition abâtardie. À "l'impérialisme" de l'"hyperpuissance", où les œuvres culturelles sont naturellement "assimilées à des marchandises comme les autres" – le slogan tient parfois ici lieu de raisonnement – on oppose, pieusement, "l'héritage de siècles de sage réflexion". Le poids des éditeurs américains ne saurait être qu'"écrasant" (celui de Lagardère-Hachette serait-il donc si léger ?). L'Amérique, dans ce livre, n'est pas le premier pays intellectuel du monde, celui du Metropolitan Museum ou du Getty (l'une des plus belles institutions culturelles de notre temps, mentionnée ici avec condescendance au détour d'une phrase) ; c'est l'Amérique du Coca-Cola, de Monica Lewinsky, des prisons surpeuplées, des exécutions capitales. On ne défendra certes pas ces dernières, mais pour M. Jeanneney, si un Américain ose s'éloigner de la doxa de la Révolution française, halte-là ! On l'accuse aussitôt d'employer "les clichés les plus grossiers et les plus éculés sur fond de guillotine omniprésente". Interdiction donc de critiquer la Terreur ; en revanche, une allusion au 11 septembre (p. 85, et le nadir du livre aux yeux du présent lecteur) laisse entendre qu'on se réserve le droit de trouver suspecte l'interprétation américaine de l'événement.
 
Rien de neuf, au fond, dans tout cela. Comme l'a si bien expliqué Philippe Roger, l'antiaméricanisme est une tradition française et a encore de beaux jours devant lui   . Celui qui s'en fait ici le porte-parole est le haut fonctionnaire dont la confiance en l'État est d'une candeur touchante ("ces longs desseins et [...] ces vastes pensées que l'État seul peut assurer..."), qui voit avec méfiance l'initiative privée, et pour qui seule la République a le droit de s'enrichir. Adam Smith est donc renvoyé à l'école ; quant à Tocqueville – qui par parenthèse savait, lui, ce que guillotiner voulait dire – il n'est évidemment pas mentionné.
 
Il est curieux que personne (pas même son traducteur américain ?) n'ait signalé à M. Jeanneney une erreur qui figurait dès la première édition concernant JSTOR (Journal Storage), la grande base de données de revues scientifiques numérisées en mode texte sous les auspices de la fondation Mellon   , revues "exclusivement anglophones", nous est-il expliqué. Si M. le Ministre veut bien se donner la peine d'interroger JSTOR en tapant tout simplement "Jeanneney", il verra en un clin d'œil qu'il n'en est rien. Des erreurs, certes, nous en commettons tous. Celle-ci est toutefois symptomatique de la tendance si fréquente chez les hommes politiques, en France comme ailleurs, de parler péremptoirement de ce qu'ils ne connaissent que de seconde main (Et ajoutons qu'hélas, cet outil précieux et d'un prix modique n'est pas directement accessible sur les terminaux de la BnF...).
 

Autre symptôme d'un certain mal français, l'utilisation constante (autre mantra) de l'adjectif "anglo-saxon" pour dire "américain" ou, parfois, "anglo-américain" (la perfide Albion étant, dès les premières pages, incarnée par Oxford, coupable de n'avoir pas demandé la permission à la France avant de négocier un accord avec Google). Rappelons que si les mots ont un sens, anglo-saxon renvoie à la période précédant la conquête de l'Angleterre par les Normands (1066). Ce prétentieux euphémisme désignant – toujours avec une pointe d'hostilité – un peuple dont la composition (Latino-Américains, Afro-Américains, Asiatiques, Juifs, Italiens, Slaves, Grecs et j'en passe) n'a dans sa grande majorité rien à voir ni avec les Angles ni avec les Saxons est, ou devrait l'être, du dernier ridicule

 

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