Une description pluridisciplinaire des inégalités entre femmes et hommes dans les sphères publiques comme privées et des politiques cherchant à les corriger et à les prévenir.

* La publication de cet article vient consacrer le lancement du nouveau pôle Droits fondamentaux de nonfiction.fr, qui sera animé par Aurore Lambert.

 

Les concepts utilisés pour désigner les différences entre la situation (professionnelle, domestique, politique) des femmes et celle des hommes et les combats pour les abolir ont varié au cours du temps. D’un combat pour l’égalité, on est passé à une lutte contre les discriminations, puis pour la mixité et la diversité.

Réjane Sénac-Slawinski, chargée de recherche au CNRS, a rassemblé dans ce dossier des extraits d’œuvres de spécialistes exerçant dans des domaines différents (juristes, politologues, historien-nes, anthropologues, sociologues) pour mettre en évidence le hiatus qui subsiste entre l’égalité en droit qui a été obtenue (ou presque) entre les femmes et les hommes, et les inégalités de fait.
Après des précisions terminologiques (genre, féminisme, parité, mixité, diversité, etc.) le dossier propose un panorama des différences observées entre les sexes (déterminisme biologique, éducation, orientation, accès au pouvoir, famille et intimité, etc.) et des politiques mises en œuvre en France dans le monde pour les combattre.

La féminité est absence

Ce sont une sociologue et une directrice de recherche à l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médical) qui évoquent ce phénomène : tout comme les enfants intersexués (ne disposant pas des attributs visibles de la masculinité) ont été rattachés au sexe féminin, même en l’absence des attributs de la féminité, on constate dans la société que "la reconnaissance de la masculinité est fondée sur une identification positive forte, tandis que la féminité peut être définie par défaut". Dans la conception actuelle des discriminations, la féminité est même "un handicap" facteur de discrimination, c'est-à-dire, d’un traitement inégalitaire illégitime car fondé sur le critère du sexe, parmi d’autres. C’est ce qui a justifié sa dilution dans le concept de "diversité" et la substitution de la lutte contre les discriminations, ici entendues comme sexuelles, à la lutte pour l’égalité.

La féminité est-elle une différence ?

Comme le rappelle Françoise Thébaud, le sexe n’est pas le genre : "Le premier terme fait référence à la nature, aux différences anatomiques et biologiques entre hommes et femmes, mâles et femelles ; le second renvoie à la culture et concerne la classification sociale et culturelle entre masculin et féminin. Variable dans le temps et l’espace, le genre est ainsi le "sexe social", la différence des sexes construite socialement et culturellement".

On le voit, il existe une différence des sexes, sur le plan anatomique, biologique. Cela justifie-t-il une différence des genres ?

Le dossier prend d’emblée le parti d’adopter cette conception différentialiste. Contrairement aux féministes de "l’ancienne génération" (appelées brièvement ici "des sociologues féministes") qui considéraient qu’hommes et femmes étaient égaux jusqu’à l’interchangeabilité (au moins sur le plan du droit), les différentialistes voient dans la féminité et la possibilité de la maternité une différence irréductible, qui a également des conséquences sur le plan juridique.

Cette contradiction au sein du mouvement féministe, lui-même très sommairement évoqué alors qu’il a permis que les femmes obtiennent le droit de vote, le droit de travailler et d’avorter (avant les années 1980, date de départ de l’analyse), est passée sous silence, au point de cantonner les femmes à une "différence dans l’égalité" sans exposer la voie universaliste qui refuse l’idée que l’égalité serait "une égalité de proportion et non […] une uniformisation aveugle aux différences" (p.7). Il n’est ainsi fait allusion à l’universalisme républicain que pour rappeler son opposition aux mesures de "discrimination positive".


Inégalités de traitement, discriminations et sexisme ordinaire


Les annexes proposent des repères statistiques et chronologiques qui rappellent qu’en étant 31,1 millions les femmes représentent 51,4% de la population française, 52% de l’électorat, 56,4% des effectifs universitaires mais 47,1% de la population active, 37,3% des cadres et professions intellectuelles supérieures et 18,5% des députés. Le salaire annuel moyen brut des femmes est inférieur de 18,9% à celui des hommes dans le secteur privé. Une femme décède tous les trois jours sous les coups de son compagnon. La domination des hommes sur les femmes s’exerce dans toutes les sphères de la vie professionnelle, politique, sociale et intime, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Il est opportunément rappelé qu’un secteur professionnel ou une entreprise peuvent être mixtes sans être paritaires, si les femmes composent l’essentiel de la main d’œuvre et les hommes, l’encadrement.

Comme l’explique Brigitte Grésy, il est possible de se défendre contre la discrimination en raison du sexe, contre les coups ou les injures. Mais contre le sexisme ordinaire, qui engendre véritablement les inégalités ? "On est dans le signe qui rejette, la parole qui exclut, le sourire qui infantilise, le dos qui se tourne, le cercle qui ne s’ouvre pas, la couleur grise qui refuse le rose". Comment lutter contre des "stéréotypes et des représentations collectives qui […] s’explique[nt] par le fait que, pour reprendre les mots de Bourdieu, "les femmes ont en commun d’être séparées des hommes par un coefficient symbolique négatif" ?

Or, au-delà de l’aspect pluridisciplinaire très riche des extraits choisis, ce dénominateur commun du sexisme aurait mérité également une analyse, afin de servir de moteur aux politiques publiques dont on ne voit pas bien dans quelle mesure elles peuvent instaurer une égalité, si elles ne s’attaquent pas à la racine du mal. On constate, lorsque sont analysées les théories naturalistes comme les manuels scolaires ou les choix des professeurs dans les œuvres littéraires à étudier, que les préjugés sont ancrés dans l’inconscient collectif. Mais pour quelle raison ? Et au-delà de la prise de conscience intellectuelle, que peut-on (doit-on ?) faire pour inverser cette tendance ?


Où sont passées les luttes féministes d’antan ?


Le dossier passe en revue différents types de politiques publiques, mises en œuvre en France ou en Europe, et les décrit finement en en dénonçant les effets pervers. Par exemple, les politiques de "conciliation" doivent permettre aux travailleurs de concilier leurs vies professionnelle et familiale, mais elles ne s’adressent qu’aux femmes, alors que l’ensemble de la société est concerné par la réflexion sur l’articulation entre la vie privée et la vie économique. Cette analyse va même plus loin : en critiquant les mesures prises par les entreprises non par souci humaniste, mais pour éviter l’absentéisme des mères de famille, elle remet en cause des avancées qui, même si elles sont dues à des préoccupations financières, bénéficient finalement à l’ensemble des travailleurs. Mandeville nous l’enseignait déjà avec sa Fable des abeilles : les vices privés font les vertus publiques.

Plus inquiétant, l’évolution mise en évidence par Réjane Sénac-Slawinski tend vers un effacement de la problématique féministe, dissoute dans un combat pour la "diversité"… au risque d’oublier que les femmes représentent plus de la moitié de la population mondiale et qu’il est impossible de concevoir une humanité sans elles.

C’est donc bien l’égalité entre femmes et hommes qu’il faut chercher à atteindre, une égalité qu’il est possible de mesurer, et non pas une vague "mixité" ou "diversité". Pour cette raison, il aurait été intéressant de se demander si les politiques publiques évoquées, critiquées parce qu’elles ne concernent que les femmes et dont on constate l’échec (plus ou moins patent selon les pays) doivent être poursuivies ou si au contraire, il ne serait pas préférable d’imposer un principe d’égalité transversal à toutes les mesures prises par un gouvernement.


Son titre, dynamique, annonçait une progression mais ce dossier coordonné par Réjane Sénac-Slawinski met en lumière les différents aspects de la domination des hommes sur les femmes dans le désordre, sans méthode, et sans proposer clairement des politiques susceptibles de corriger réellement (sauf pour le secteur professionnel) et surtout de prévenir les inégalités. Il aurait été pourtant intéressant de se demander pour quelles raisons l’ordre patriarcal continue de se maintenir et à quelles conditions il serait possible de refaire de l’égalité un enjeu de pouvoir pour pouvoir réellement inverser le rapport de forces dont il est fait constat dans ce livre


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