Un essai qui met en lumière les multiples visages du Dieu de l'Ancien Testament, loin des considérations monolithiques ou apologétiques.

Traditionnellement, les religions sont associées au Bien, à une forme de transcendance censée élever l’homme en l’épurant de ses imperfections. Que la présence du mal soit constatée au cœur de la sphère religieuse et c’est précisément cette conception, empreinte d’une certaine naïveté, qui se trouve alors écornée. Dans cette " troisième édition   d’un texte rédigé à la base pour aborder de front des questions souvent posées par le public sur le Dieu de l’Ancien Testament ", Thomas Römer, professeur au Collège de France   , se propose d’expliquer à la lumière du contexte historique certains passages de l’Ancien Testament qui mettent en scène un Dieu violent et cruel.


L’exil babylonien ou la naissance d’un nouveau Dieu


L’introduction nous rappelle que l’hostilité au Dieu vétérotestamentaire s’impose avec Marcion, théologien du IIème siècle apr. J.-C. Pour lui, le Dieu de l’Ancien Testament est un dieu mineur, responsable d’une création mauvaise. Cette introduction insiste d’emblée sur la nécessité, pour comprendre en partie la violence sous-jacente à certains textes, de "se replacer dans le contexte conceptuel et idéologique des milieux producteurs" . L’exil babylonien marque de ce point de vue un tournant décisif dans la conception que le peuple d’Israël se fait de son Dieu. Comprenons que la défaite face aux Babyloniens et à leur dieu Marduk impose le dépassement de la conception de Yahvé comme Dieu national. C’est ainsi que le milieu deutéronomiste, après l’exil, tend à présenter Yahvé sous de multiples facettes : il n’est plus uniquement le Dieu protecteur, il devient celui qui se venge de ses ennemis ou de ceux qui lui manquent de respect. Et l’auteur d’apporter cette précision capitale : "Ce sont les déportés babyloniens, qui prirent l’initiative de la publication de la Torah". Le contexte historique permet ainsi d’éclairer en partie la présence dans l’Ancien Testament d’un Dieu violent et cruel : exilé loin de Jérusalem et privé de son lieu de culte, le Temple (détruit), le courant deutéronomiste, pour maintenir la suprématie du Dieu Yahvé   , se doit d’expliquer la chute du royaume d’Israël par la seule volonté de son Dieu, lequel a choisi de punir son peuple infidèle. Ce coup de force théologique, décisif en ce qui concerne la conception divine qui prévaudra dans l’Ancien Testament, oriente définitivement le discours sur Dieu. C’est précisément au regard de ce bouleversement que l’auteur situe les six chapitres de son ouvrage : Dieu est-il mâle ? Dieu est-il cruel ? Dieu est-il despote et guerrier ? Dieu est-il moralisateur et l’homme pécheur ? Dieu est-il violent et vengeur ? Dieu est-il compréhensible ?


Un Dieu anthropomorphique


Le premier chapitre, en posant la question de l’identité sexuelle de Dieu, entend interroger la violence vétérotestamentaire dans ses fondements. Mis en forme par des sociétés patriarcales, les textes témoignent très souvent de la masculinité du Dieu vétérotestamentaire. Yahvé est ainsi envisagé tantôt comme roi (voir la mise en place de l’idéologie royale avec le livre de Samuel ou les Psaumes 74 ou 93), tantôt comme père (voir notamment Is 64, 7 ou Dt 14, 1) ou encore comme époux (voir les livres prophétiques d’Osée, de Jérémie et d’Ezéchiel). Ce qui se dessine ici en définitive, par-delà l’aspect purement sexuel de la divinité   , c’est une forme d’anthropomorphisme du personnage.


Or, un tel rapprochement entre Dieu et l’homme ne peut que favoriser le surgissement d’une violence parfois inouïe : l’épisode de la ligature d’Isaac est à ce titre très révélateur. Même si ce sacrifice ne s’effectue pas, la tension qui traverse ce texte reste proprement insoutenable d’autant plus que les raisons qui motivent le sacrifice imposé par Dieu restent obscures. On peut bien sûr légitimement voir dans cette séquence une mise à l’épreuve de la foi abrahamique   mais encore une fois, c’est probablement le contexte historique de l’exil qui permet d’éclairer au plus juste l’enjeu du texte : Gn 22 met en scène, comme dans un jeu de miroirs, le Dieu obscur qui a choisi, de manière inexpliquée, d’asseoir la suprématie babylonienne et de consacrer par là même la défaite israélienne. Dans une même perspective, le chapitre 3 (Dieu est-il despote et guerrier ?) souligne combien l’image d’un Dieu guerrier propre au Deutéronome ou au livre de Josué dépend de l’idéologie assyrienne en présentant Yahvé comme un suzerain assyrien. Ce serait toutefois se méprendre que de considérer "le Dieu guerrier comme une référence unilatérale", puisque le livre de la Genèse, en mettant en scène un Dieu qui refuse les sacrifices humains, propose précisément une image antimilitariste du Tout-puissant. En fait, et c’est là l’un des grands mérites du livre, l’auteur nous invite constamment à dépasser nos conceptions sclérosées ou systématiques du Dieu de l’Ancien Testament pour souligner la grande diversité des textes vétérotestamentaires.

Dans cette perspective, le chapitre consacré au péché et à la sexualité (ajouté dans cette nouvelle édition) se révèle passionnant : l’auteur nous explique comment le récit de la chute en Gn marque davantage l’exercice d’une pleine liberté chez l’homme que le poids d’un péché. Désobéir à Dieu permet en fait à "l’homme d’asseoir  sa liberté, en transgressant son commandement ". Or, c’est précisément cette liberté qui le conduira à l’autonomie sexuelle (en l’affranchissant du cycle de la reproduction) mais aussi, on le sait, à la mortalité. On comprend dès lors combien le discours de l’Eglise, initié par Paul, selon lequel la sexualité serait intimement liée au péché, témoigne d’un aveuglement herméneutique : la sexualité, abusivement associée à la nudité (" et ils connurent qu’ils étaient nus ", Gn 3, 7), n’est pas la conséquence de la désobéissance divine mais plutôt l’expression d’un plein accès à l’humanité : en effet, prendre conscience de sa nudité, c’est avant tout s’arracher à l’ordre naturel, se dé-naturer pour dépasser la dimension purement biologique de l’homme au profit de la dimension culturelle. Ainsi, comment ne pas voir, du livre de la Genèse à celui du Cantique des Cantiques, comme l’expression d’un cheminement qui mène l’homme de la découverte de la sexualité à celle du plein épanouissement érotique, véritable hymne à la liberté et au plaisir ?


Les multiples visages du Dieu vétérotestamentaire


Cette liberté de l’homme resurgit lorsqu’on considère le problème de la violence divine dans l’Ancien Testament. Un lecteur, désireux de montrer que le Dieu vétérotestamentaire est intrinsèquement violent et militariste, pourra toujours trouver des textes qui appuient son argumentation. Citons à titre d’exemple le Psaume 136 : "Louez Yahvé, car il est bon et sa fidélité est pour toujours […] / Il a frappé de grands rois car sa fidélité est pour toujours ; / Il a tué des rois superbes car sa fidélité est pour toujours." (v. 1.17-18) ou encore le Psaume 58 : "Dieu ! Casse-leur les dents dans la gueule ! […] le juste se réjouira en voyant la vengeance : il lavera ses pieds dans le sang des méchants. Et les hommes diront : 'Oui, le juste fructifie ; oui, il y a un Dieu qui juge sur la terre' " (v. 7.11-12). Par delà l’incontestable violence verbale qui traverse ces textes, ce qui se joue ici, c’est bien la possibilité d’une justice divine, certes sans pitié, mais dont la nécessité théologique semble évidente.

Toutefois, considérer de manière unilatérale que le Dieu de l’Ancien Testament serait toujours belliqueux et vindicatif relèverait de l’imposture intellectuelle. En effet, un examen plus nuancé du corpus biblique amènera inévitablement le lecteur à découvrir un autre visage de Dieu : celui de la générosité et du pardon. Considérons ainsi l’épisode du meurtre de Caïn : celui-ci, après avoir tué son frère Abel, se voit chassé par Dieu mais ce dernier désamorce le cycle de la violence   en interdisant toute vengeance humaine : c’est le sens même du signe de Caïn, à la fois marque infâmante et marque protectrice, puisque apotropaïque. Dieu proclame dès lors le caractère sacré de toute vie humaine, quelle qu’elle soit.   On pourrait multiplier à l’envi les citations visant à démontrer tantôt la violence de Dieu, tantôt son profond pacifisme.


La réalité du Dieu obscur : un Dieu fondamentalement insondable

En définitive, ce que démontre de manière pertinente ce court essai, c’est la profonde diversité des textes vétérotestamentaires, lesquels présentent successivement plusieurs visages de Dieu. Ainsi, si celui-ci a fait l’homme à son image, on peut aussi considérer que les rédacteurs bibliques ont fait Dieu à leur image : tantôt courroucé, tantôt généreux… De ce point de vue, seuls un examen rigoureux des textes et une prise en considération du contexte historique peuvent conduire à une juste compréhension du texte biblique. Soulignons toutefois que le caractère transcendant de Dieu empêche parfois l’homme d’accéder à une pleine compréhension du Tout-puissant. C’est la réalité de celui que Römer appelle alors le "Dieu obscur". Cette part d’ombre et de mystère, loin de devoir décourager le lecteur, doit au contraire l’inviter à scruter les méandres du texte biblique, à dépasser les positions dogmatiques ou monolithiques pour considérer les deux Testaments comme dans un jeu de miroirs. A ce titre, l’auteur souligne dans sa conclusion que les questions posées au sujet du Dieu de l’Ancien Testament "auraient pu être adressées d’une manière ou d’une autre au Dieu du Nouveau Testament."   Quoi qu’il en soit, le Dieu biblique, dans sa réalité littéraire et transcendante, dépasse l’entendement humain et rend par là même inacceptable toute utilisation simplificatrice ou décontextualisée de ses paroles ou de ses actes à des fins idéologiques. 

Le présent ouvrage, accessible à un large public, souligne la foisonnante diversité des textes bibliques. Toutefois, la brièveté des chapitres (une vingtaine de pages) ne permet pas toujours d’approfondir la réflexion. C’est pourquoi la lecture de Dieu obscur, si elle ouvre des pistes, mériterait d’être complétée par celle, pour le coup beaucoup plus consistante et étayée, de l’Introduction à l’Ancien Testament du même auteur. Le lecteur y trouvera sans conteste d’amples développements relatifs notamment à l’une des idées-maîtresses évoquées dans le présent ouvrage selon laquelle tout texte biblique doit être considéré à la lumière du contexte historique et idéologique (ce que Römer appelle les "milieux producteurs"). Cependant, Dieu obscur a le mérite de nous rappeler que, malgré les avancées décisives de l’exégèse moderne et à l’encontre des interprétations intégristes ou littérales qui surgissent çà et là, ce Dieu renfermera toujours une part irréductible de mystère : celle qui est propre à l’existence du divin, fût-elle seulement littéraire. Ainsi l’homme est-il peut-être condamné à répéter inlassablement les toutes dernières paroles de Job à Dieu : "Oui, j’ai raconté des œuvres grandioses que je ne comprends pas, / des merveilles qui me dépassent et que j’ignore." (Job, 42, 3cd)