Que faire lorsqu'on est un policier britannique en fonction en Birmanie au milieu des années 1920, et qu'on doit arrêter la course folle d'un éléphant écrasant tout, y compris des êtres humains, sur son passage ? George Orwell tira, malgré toute l'horreur que lui inspirait ce geste. Tuer cet éléphant sans défense, c'était abriter sa complaisance pour l'ordre colonial qu'il incarnait derrière le sentiment de sympathie qui le liait au peuple birman opprimé. C'était associer dans le même acte un renoncement à sa propre liberté, en jouant le rôle de l'exécutant soumis à une puissance qui le dépassait, et démontrer une nouvelle fois aux colonisés leur infériorité puiqu'ils ne pouvaient se défendre de cet aggresseur qu'en recourant aux armes des policiers de l'Empire britannique.

 

Le parcours intellectuel et politique de George Orwell est jalonné de ce type d'événements où sentiments de révolte et réactions conformistes se bousculaient en lui. Un dossier spécial du Magazine Littéraire nous rappelle l'extraordinaire vie de combats politiques de ce bourgeois formé dans l'élite des public schools anglaises et devenu socialiste convaincu presque contre-nature. Jean-Jacques Rosat nous met cependant en garde contre la tentation récurrente d'accoler à Orwell l'étiquette d'"anarchiste tory", censée rendre compte à la fois de ses penchants conservateurs hérités de son éducation et de son aversion pour toutes les formes d'oppression.

 

Certes, il lui fallut un certain temps pour cesser de percevoir la classe ouvrière avec les préjugés paternalistes de sa classe sociale. Il est vrai que "sa haine de l'autorité a été renforcée par sa mauvaise conscience d'avoir contribué à faire fonctionner pendant cinq ans l'appareil de répression colonial."   Néanmoins, l'envers conservateur de sa pensée consistait moins en une conception aristocratique de la société qu'en un amour véritable de sa patrie. En somme, il voulait concilier le socialisme avec une exigence toute britannique de préservation des libertés individuelles, et cela n'est pas surprenant si l'on se replonge dans le contexte historique de son époque. Cela explique aussi son engagement dans l'International Labour Party britannique et aux côtés du POUM dans la guerre civile espagnole. Et son horreur du communisme stalinien comme du fascisme.

 

L'auteur de 1984 a donc tiré les leçons de son propre cheminement pour élaborer sa propre conception du socialisme. Orwell considérait que le socialisme de Lénine devait échoué dès lors qu'il se fondait sur le mythe de l'avant-garde intellectuel censé éclairer le peuple. "Pour beaucoup de ceux qui se réclament du socialisme, la révolution n'est pas un mouvement de masses auquel ils espèrent s'associer, mais un ensemble de réformes que nous, les gens intelligents, allons imposer aux basses classes"   . Voilà un des messages parmi tant d'autres que George Orwell continue à nous adresser: les intellectuels s'égarent lorsqu'ils n'ont pas la décence de voir qu'ils sont les seuls à faire l'expérience concrète de ce qu'ils défendent

 

* Jean-Jacques Rosat, "Ni anar, ni tory: socialiste", Le Magazine Littéraire, décembre 2009.

 

A lire sur nonfiction.fr :

- Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory (Climats), et A ma guise. Chroniques 1943-1947 (Agone), par Emmanuelle Loyer.

- Bernard Crick, George Orwell (Flammarion), par Sophie Rosemont.