nonfiction.fr : En somme, l'anthologie Philosophies d'ailleurs propose un décentrement par rapport à notre tradition philosophique, qui révèle que nos solutions à certains problèmes ne sont pas les seules possibles et permet d'en mesurer la pertinence.

Roger-Pol Droit : Tout à fait, à condition de préciser qu'on ne sort jamais entièrement de sa propre tête, de sa civilisation, de son propre cadre de pensée, de son socle épistémique ; je suis méfiant envers l'idée qu'on dépouillerait sa peau d'occidental pour se retrouver immédiatement ailleurs.
 
En revanche, je crois qu'on peut et même qu'on doit aller, au plus loin que l'on peut, dans la distance à l'intérieur de soi-même. On ne devient jamais l'autre, mais on peut être suffisamment altéré pour, en revenant sur ce que l'on croyait évident, s'apercevoir que ça ne l'est pas, et que ça pose toute une série de questions autour des singularités, des particularismes, des contingences historiques, etc.


nonfiction.fr : La question de l'altérité soulève une interrogation quant au titre de votre anthologie. Parler de « philosophie d'ailleurs » peut donner l'impression – démentie par la composition de l'anthologie elle-même – que l'on va rester au niveau de l'observation d'autres traditions sans réfléchir à la manière dont elles peuvent nourrir notre propre réflexion. Le rapport à l'altérité se conçoit-il selon le schéma « nous et les autres » ou selon la capacité à se tourner vers elle dans ce qu'elle a de singulier en considérant ce qu'elle peut nous apporter ?

Roger-Pol Droit :  En ce qui concerne le titre de l'anthologie, il s'est agi, d'abord, d'être simple, mais aussi de marquer qu'il s'agit bien de philosophie et de souligner que nous sommes placés quelque part. Je vois bien une objection possible, qui consiste à dire « un ailleurs suppose un ici », « un dehors suppose un dedans » et qui concluerait donc que l'on se trouve encore dans une posture européo-centrée. Il me semble simple d'assumer qu'effectivement nous sommes des auteurs, des lecteurs et des traducteurs européens, mais que ce qui nous intéresse, ce sont les autres en tant que philosophes, dans l'écart qu'ils introduisent au sein de la philosophie.


nonfiction.fr : C’est un des grands mérites de votre travail que de montrer que ces pensées d’ailleurs ne sont pas des pensées figées, dans un souci de restituer les débats et les évolutions propres à chaque courant.

Roger-Pol Droit : J’aime, dans sa naïveté, cette phrase de Victor Cousin, disant en 1828 à ses étudiants de la Sorbonne, « Messieurs, il y a plus d’un pays dans l'Orient ! » On rencontre effectivement une multitude d’écoles, de querelles, de débats, de rencontres et d’évolutions. Dans l'anthologie Philosophies d'ailleurs le chapitre qui est le plus innovant, d'ailleurs sans équivalent à ma connaissance, est l’anthologie des textes tibétains rassemblés par Matthew Kapstein. On y découvre une richesse de la scolastique tibétaine qui n’a rien à envier à la scolastique médiévale, temps d’élaboration philosophique d’une très grande richesse.

L’idée de cette anthologie, c’est aussi principalement d’être utile, au lieu de dire des philosophies existent ailleurs que chez les Grecs et les Européens, on a voulu mettre entre les mains des lecteurs des exemples.


nonfiction.fr :
L’un des intérêts de se plonger dans les philosophies d’ailleurs en se concentrant sur les textes et leur apport théorique est que c’est une manière de dépasser l’idée d’un choc des civilisations, de montrer qu’il y a des cultures qui ont leurs spécificités et d’aider à les comprendre de l’intérieur en révélant les résonances possibles avec nos propres conceptions. C’est une manière aussi de contrer cet autre travers de la mondialisation qu’est un certain affadissement culturel en faisant reconnaître la diversité dans les traditions.

Roger-Pol Droit : Il existe une immense diversité des postures que l’esprit peut adopter et, de même que si on fait un peu de gymnastique, de sport ou de yoga, on découvre qu’il y a des postures du corps que l’on n’a pas l’habitude d’adopter, qui demandent du temps pour être maîtrisées, mais font découvrir d’autres capacités physiques, il y a à l’intérieur des postures mentales que l’on peut adopter toute une série extrêmement diverse d’attitudes que nous n’avons pas l’habitude de prendre. Avec ces pensées, qui sont des pensées humaines et fortes, mais qui ne sont pas dans nos moules, nous avons la possibilité de tenter de nous y intégrer, de regarder comment prendre ces postures pour, en revenant vers nos attitudes, se rendre compte qu’elles n’ont rien de naturelles, de spontané ou d’unique

Propos recueillis le jeudi 6 août 2009 chez Roger-Pol Droit

Cet entretien est en cinq parties :