nonfiction.fr : On retrouve certain concepts indiens chez de grands auteurs du XIXe, notamment Schopenhauer et Nietzsche qui évoquent par exemple dans leurs œuvres le voile de Mâyâ.

Roger-Pol Droit : J’ai été surpris de découvrir que le XIXe siècle européen, dans ses premières décennies, avait considéré, en ce qui concerne l’Inde, qui était mon principal domaine de recherche, qu’il s’agissait intégralement d’une terre philosophique, qu’il y avait là des corpus qu’il fallait comparer à ceux des Grecs et installer sur une scène philosophique légitime.

Ces concepts ont été intégrés à une époque qui, grosso modo, va de Schopenhauer à Nietzsche, et ont été complètement oubliés à une autre. Comme symptôme de cet oubli, dans l’édition Gallimard des œuvres de Nietzsche établie par Colli-Montinari, la traduction de "vedantische Philosophie" est "philosophie védique". Cette traduction, qui est celle de référence, ne nous permet pas de savoir quelle différence il peut y avoir entre "vedische" et "vedantische", entre "védique" et "védantin", entre les Veda, le texte fondateur de la plus ancienne des pensées de l’Inde, et le Vedānta qui, une bonne quinzaine de siècles plus tard, développe, en les présentant comme une suite et une fin des Veda, des arguments métaphysiques extrêmement sophistiqués (chez Śaņkara par exemple).

Cette ouverture du XIXe siècle s’est refermée, aux alentours des années 1880, plus exactement encore et plus définitivement après la Première Guerre mondiale. Par exemple, quand Russell écrit Mysticism and Logic en 1917, on n'y trouve pas une seule ligne sur l’Inde, alors que le seul mot de mysticisme eût entrainé, dans la pensée européenne du XIXe siècle, des développements sur les penseurs indiens.

Le même type de régression est repérable en littérature : les poèmes de Lamartine sont truffés d'allusions à l’Inde, parlantes pour ses contemporains, mais que ne comprennent plus ses éditeurs actuels. Il y a donc, au long du XIXe siècle, tout un mouvement d’ouverture et de clôture, qui m’a semblé devoir être mis en lumière et analysé. Ce n’est évidemment pas la question directe de Philosophies d’ailleurs mais cela en constitue l’arrière-plan.

Pour savoir que les "philosophies d'ailleurs" n'étaient pas déconsidérées autrefois, il suffit d'ouvrir l’Historia philosophiae de Jacob Brucker, la grande histoire de la philosophie de l’époque des Lumières (1742), celle que Goethe lit, que Kant a lu, que Schopenhauer lira. Elle consacre, sous le titre "Philosophia Barbarorum", 350 pages d’introduction à la philosophie des Indiens, des Chinois, des Hébreux, des Chaldéens, des Perses, bref, de tous les non-grecs. Jacob Brucker le fait, non pour montrer que ces "barbares" ignorent la philosophie, mais pour y trouver soit des prémisses soit des systèmes développés. J’ai ainsi progressivement découvert qu’il était considéré, au moins jusqu’à l’époque des Lumières, que la philosophie n’était pas une affaire exclusivement grecque et que l’expression "philosophie barbare" était un syntagme valide. Cela, de proche en proche, m’a conduit à remonter aux sources grecques, pour voir que chez les Grecs eux-mêmes l’idée d’une "philosophie des barbares", en un sens absolument non péjoratif, est quelque chose de parfaitement commun. Ouvrez Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, la première phrase est celle-ci : "Le travail de la philosophie a commencé, dit-on, chez les barbares." Suivent une dizaine de pages où il est question des Égyptiens, des Chaldéens, des mages de Perse.


nonfiction.fr : Les Grecs ne se présentent finalement pas tant comme des initiateurs que comme ceux qui ont été à la confluence d’autres traditions, tout en les adaptant à leur mode de pensée. Ils ne réclament donc pas pour eux l’invention de la philosophie ?

Roger-Pol Droit :
On s’aperçoit que la plupart des Grecs attribuent à des non-Grecs l’invention de la philosophie. Les Grecs l'auraient reprise, perfectionnée, amenée à une nouvelle forme d’éclosion. C’est là une idée très commune, depuis la Grèce classique jusqu'à l'Antiquité tardive, où elle se développe plus encore. Platon admire les Égyptiens. Dans les biographies de Pythagore, celui-ci est initié à la philosophie d’abord en Égypte puis, plus tardivement, en Inde. Il y a une vraie prise en compte, non pas des doctrines, que la plupart du temps les Grecs ignorent dans leur détail, mais du fait qu’il y a des philosophies ailleurs.

Cela se voit dans les usages du terme. On nous a raconté qu’entre sophos, le sage, et philosophos, le philosophe, il y aurait pour les Grecs une radicale coupure. Autrement dit, il y eut des sages et il y a maintenant des philosophes, qui se distinguent des premiers. Cela n’est pas confirmé par les usages que l’on constate dans la majeure partie des textes, qu’ils soient classiques ou tardifs. Quand les Grecs de l’armée d’Alexandre rencontrent des gymnosophistes, c’est-à-dire des ascètes indiens, ils les appellent philosophoi. Ils ne considèrent pas que ces gens-là qui vivent nus, s’asseyent au soleil, adoptent un mode de vie végétarien, soient tout à fait autre chose que Platon ou Aristote. Ils utilisent en tous cas, d’emblée, rigoureusement, le même mot, avec la conviction qu’il y a un noyau commun.


nonfiction.fr : Comment pourrait-on expliquer cette perdition de l’intérêt pour les autres traditions de pensée ? Vous évoquez dans l’introduction de l’anthologie l’idée qu’à un moment, face à une multiplicité de sources, un recentrement se serait fait sur les sources grecques. Mais ne pourrait-on pas penser également que cette perte de l’intérêt philosophique pour les autres traditions serait due, pour partie, d'une certaine manière, au trop grand intérêt qu’on aurait développé pour les autres civilisations ? L’orientalisme, les études ethnologiques n'ont-ils pas conduit à les considérer comme de l’extérieur, en les réifiant dans leur altérité et en les étudiant comme on étudierait une loi physique, ce qui conduirait à oublier leur possible apport à nos propres modes de pensée ?

Roger-Pol Droit :
Je ne l’exclus pas. Je me suis, pour ma part, intéressé à d’autres raisons. À la question "que s’est-il passé" pour qu’on passe d’une sorte d’omniprésence, pendant quelques décennies, des références à l’Inde, à la Chine, au monde arabe et à la Perse, à ce déni dogmatique et même très largement institutionnalisé au XXe siècle, j'ai essayé, pour ma part, d'apporter des éléments de réponse à travers plusieurs livres. Je ne suis pas assuré d’avoir la réponse, mais seulement des bribes.

Dans L’Oubli de l’Inde, en 1989, j’ai tenté d’avancer certaines hypothèses. La première d’entre elles était l’effet négatif de la découverte du bouddhisme. Il faut clairement distinguer entre la découverte du sanskrit, du brahmanisme et des doctrines de l’Inde classique, à la fin du XVIIIe siècle, par les Britanniques puis par l’école allemande et française, et d’autre part la découverte postérieure, beaucoup plus difficile – une sorte de puzzle linguistique et historique – qu'est la découverte du bouddhisme. On a été directement aux textes brahmaniques par le sanskrit ; on n'a découvert les doctrines différentes du bouddhisme qu’à travers le regroupement comparatiste, à partir de 1830 seulement, des sources chinoises, sanskrites, tibétaines, mongoles, japonaises et donc on a vu tardivement émerger quelque chose qu’on a pris en Europe pour un nihilisme effrayant.

J’ai suivi cette piste dans Le Culte du néant, en 1997, qui essaie de montrer comment les interprétations du bouddhisme en Europe étaient une sorte de projection sur quelque chose d'encore malléable, qu’on ne connaissait pas très bien, de tous les problèmes européens : lorsqu’on vit en Europe la mort de Dieu, on déclare le bouddhisme athée, alors qu’il ne nie nullement l’existence d’un Être suprême qu’il ignore, mais qu’il est simplement dépourvu dans son horizon d’un Dieu qui correspondrait à notre Dieu biblique. On a également fait du Bouddha une sorte de révolutionnaire voulant bouleverser l’ordre social alors que, s’il dénie toute pertinence aux castes pour la délivrance religieuse, il laisse socialement le système des castes en place. On a aussi voulu faire de lui un philosophe à la mode occidentale en laissant de côté tout l’aspect pratique, thérapeutique en quelque sorte, du bouddhisme. Mais surtout, ce que l’on a retenu c’est l’équation qui fait équivaloir le bouddhisme avec le nihilisme et le pessimisme. Schopenhauer en est en partie responsable. Cette configuration qu’on a oubliée, qui met en scène un bouddhisme épouvantail, destructeur et menaçant, se développe entre 1830 et 1880.

Cette configuration me semble avoir contribué à une inversion complète des signes. L’Inde était jusque là considérée, de manière excessive, par les romantiques allemands comme une ressource absolue, une sorte de mère protectrice capable de rendre à l’Occident tout ce qu’il avait perdu, d’effacer ces stigmates affreux qu’étaient la Réforme, la Révolution, la modernité et de retrouver de l’ordre, de l’immuable, du régénérateur, de l’absolu. Heine disait de Friedrich Schlegel qu'il voulait retrouver dans l’Inde un "Moyen Âge aux formes éléphantesques". Schlegel, parlant en 1808 de la langue et de la sagesse des Indiens, effectue une construction imaginaire du sanskrit où le sujet et l’objet se conjuguent, où l’imaginaire, le poétique, le cognitif deviennent indistincts et fusionnels. Il y a là une sorte de construction imaginaire qui va s’inverser, pour passer de cette Inde paradisiaque et régénératrice à une Inde menaçante et corruptrice qui cherche l’anéantissement des individus et du principe pensant.

Il y a, à côté de ce mouvement là, un autre mouvement de recentrement, de reconstruction sur la patrie grecque qui trouve sa source chez Hegel. Hegel, par refus de l’ "indomanie" des romantiques, a été conduit à réédifier le temple grec, patrie de la liberté et de la belle intériorité. Ce qui complique un peu le jeu, c’est que, quand on regarde la correspondance, et les manuscrits de la dernière version de son cours sur l’histoire des religions, on s’aperçoit qu’il a lu les essais sur l’histoire de la philosophie des Indiens de Colebrooke, et qu'il a écrit qu’il s’agit là de "véritables systèmes de philosophie" ! Si ces formules de Hegel avaient été connues, diffusées et éclairées, l’image d’un Hegel expliquant qu’il n’y a ni liberté ni pensée véritable en Inde eût été différente. Quoi qu'il en soit, la pierre d’attente, constituée par la Grèce réimaginée par Hegel, a été reprise, remise au centre et complétée par Husserl et par Heidegger. Tous les trois, dans des contextes différents, emploient la même formule pour parler de la philosophie : "Nur bei den Griechen."

Cette idée de l’option d’une philosophie intégralement grecque est devenue dominante, mais encore une fois c’est une affaire du XXe siècle.

Par rapport à l’orientalisme, je ne crois pas que ça soit du côté d’une extériorité pure, d’une sorte de différence radicale que l’obstacle se situe. On constate plutôt que l’assimilation est première. Ce que lisent les premiers sanskritistes dans les textes indiens, ce sont les problèmes des Grecs. À mes yeux, l’obstacle premier, c’est plutôt le manque de mise à distance, le manque d’insistance sur l’écart plutôt que la constitution d’une extériorité radicale.

Un autre obstacle est celui de la philologie pure, ou de l’étude anthropologique, entomologique. On fait des autres civilisations un objet de pensée que l’on reconstitue, sans se soucier de ce qu’il y a à en faire. C’est vrai mais c’est général ; c’est également le cas pour les études grecques. Quand Zarathoustra dit "les érudits tricotent les chaussettes de l’esprit", il veut dire que si l’on se contente d’éditer un texte, de construire l’apparat critique, on ne fait pas quelque chose d’inutile mais on laisse le travail philosophique hors du coup. Il faut que les philosophes s’emparent ensuite des outils mis au point par les philologues, ce qui représente un processus fort long.

Cet entretien est en cinq parties :