nonfiction.fr : Ne peut-on pas trouver également une piste, concernant la question de l’oubli, du côté du rapport de la philosophie à la sagesse. Cet oubli des autres traditions ne va-t-il pas de pair avec l’oubli de la philosophie comme sagesse ? Pierre Hadot nous indique qu’il y a une conception de la philosophie antique comme pratique de l’existence qui semble très dominante dans toutes les autres traditions. Il semble que l’Occident aurait perdu cette dimension de la philosophie comme sagesse pratique pour se concentrer sur une étude théorique et historique, évolution que n’auraient pas connue les autres terres philosophiques. Cette perte n’aurait-elle pas favorisé alors l’oubli des autres traditions qui n’auraient pas opéré cette scission entre philosophie et sagesse ?

Roger-Pol Droit :
Je traite de ces questions dans le livre que publie les éditions Plon, Les Héros de la sagesse, où j’essaie de réfléchir sur la figure du sage, sur les rapports entre figure du sage et figure du philosophe et sur les destins différents du sage en Occident et en Orient.

Effectivement, Pierre Hadot a joué un rôle décisif, dont on ne mesure pas encore l’ampleur et la profondeur, dans le retour à cette dimension pratique de la philosophie. Il montre, en ce qui concerne l’Antiquité occidentale, que l’objectif n’est pas un pur savoir, mais un savoir destiné à modifier l’existence. Quand bien même Aristote écrit les Météorologiques ou la Physique, c’est pour savoir dans quel monde s’inscrit le projet de modification d’une existence, de soi-même, du rapport aux autres et à ses propres affects.

Il s’agit d’essayer de comprendre comment se sont articulées, combattues, tressées dans l’histoire les préoccupations proprement  conceptuelles et théoriques et le désir de sagesse.
 
Face à cela, il faut essayer de partir de ce qui est commun aux écoles de sagesse grecques, à l’Inde et à la Chine, qui est la figure du sage. Il y a des nuances et des distinctions, mais il me semble que l’idée d’un être humain parvenu à accomplir entièrement et définitivement toutes les potentialités les plus hautes contenues dans sa nature est ce qui définit cette figure du sage. Le sage est définitivement débarrassé des impulsions d’humeur, des remords ou des erreurs de jugement, de la morsure des affects, etc. Il est censé s'être établi dans une sorte d’harmonie parfaite. Je crois qu’il y a là des points communs, et j’ai tenté, dans cet essai de dégager les paradoxes fondamentaux qui constituent cette figure, à partir d’un certain nombre de traits des biographies de Diogène, Bouddha, Confucius et bien d’autres.

Ce qui constitue un sage, ce sont des paradoxes censés être surmontés, par exemple le fait de pouvoir parler tout en demeurant dans le silence – de passer au-delà de la dichotomie parole/silence –, d’être démuni de tout et cependant, par là-même, pourvu de tout. À partir de là, émergent des destins différents de la figure du sage en Orient et en Occident. Pour schématiser, dans l’histoire occidentale cette figure a été captée par la philosophie : une des grandes injonctions des écoles de sagesse grecques est de prendre la figure du sage, qui est une figure antérieure, plus archaïque, qui suppose éventuellement des initiations mais ne suppose pas nécessairement un accès à la sagesse par la raison, et de dire que si l’on est un bon philosophe l’on aura également cet objectif. La place du sage peut être atteinte par la voie de la rationalité. Il s’agit là d’une réappropriation, dans et par la philosophie antique, de cette figure du sage.

La figure du saint et la christianisation de la pensée introduisent ensuite une rupture. Il ne s’agit plus de devenir sage par la raison et dans une sorte d’immanence, mais de se conformer au mode de vie indiqué par une vérité révélée afin de gagner sa vie éternelle. La figure du philosophe, à ce moment-là, se détache de l’idée de sagesse. Mais la question du sage n’a cessé de la travailler du dedans. Avec l’Éthique, par exemple, œuvre construite more geometrico, se présentant comme étant de pure cognition, comme un travail de cheminement théorique majeur, a pour objectif la béatitude. La notion d’exercice se retrouve chez Descartes, chez Nietzsche, chez Wittgenstein même, pour qui il s’agit de nettoyer la totalité des faux problèmes que nos crampes mentales ont constitués ; ce qui n’est pas sans analogie avec la démarche du Bouddha disant que sa doctrine n’est qu’utilitaire.

Il y a une sorte de destin sinueux de cette figure du sage en Occident, à la fois estompée, combattue, pour une part reconstruite.

En Asie, qu’il s’agisse de l’Inde ou de la Chine, la transmission s'est maintenue plus en ligne directe. Cela ne signifie pas qu’il y a une permanence parfaite, mais qu’il n’y a pas cette radicale mise en concurrence ou cet effacement de la figure du sage, qui reste toujours d’une manière ou d’une autre parlante. Elle a plutôt été soumise, en Asie, à l’usure du temps. Dans les traditions indiennes ou chinoises il s’agit toujours de revenir à l’esprit d’une doctrine, de retrouver telle forme d’élan des fondateurs et les principaux obstacles sont l’oubli, l’usure des siècles, l’affadissement des pensées qu’il faut raviver, refonder. Il y a plus de continuité historique que dans l’histoire de l’Occident.

Cet entretien est en cinq parties :