nonfiction.fr : Quelles ont été, pour vous, les motivations dans cette démarche de publication d’une anthologie des "philosophies d’ailleurs" ?

Roger-Pol Droit : Je crois qu’il faut tenter de nouer ensemble des motivations personnelles, biographiques et puis des motivations de type historiques, à plus long terme et à plus grande focale. Les deux sont nouées. Je ne crois pas que les individus aient des trajectoires indépendantes des grandes articulations et basculements historiques. Je ne crois pas non plus qu’il y ait des structures historiques qui ne s’incarnent pas dans des trajectoires.

En ce qui concerne ma propre histoire, c’est celle d’un jeune homme des années 1960, pris de passion tout jeune pour la philosophie, khâgneux, normalien puis agrégé en 1972 et qui, à cette époque, n’avait rigoureusement jamais entendu parler de philosophie chinoise ni de philosophie indienne, un tout petit peu des arabes ainsi que de la philosophie hébraïque, mais sans jamais faire la moindre étude de textes. Plus tard, aux alentours de la trentaine, alors que je commençais à me demander ce que j’avais à penser, j’ai articulé un certain nombre d’idées qui tournaient autour du statut problématique du sujet, de l’existence ou de l’inexistence du moi. J’ai lu, presque par hasard, des textes du bouddhisme zen et y ai trouvé un certain nombre de choses qui peut-être recoupaient certaines des intuitions que je tentais de bricoler dans mon coin et je me suis mis, de proche en proche, à tenter de remonter vers les textes et les sources du zen, du chán chinois et de là aux écoles du dhyāna, c’est-à-dire les écoles du recueillement dans l’Inde classique. Là, j’ai progressivement découvert des continents entiers, des océans de textes de pensée et je me suis aperçu qu’il y avait des traités de logique, des textes argumentatifs, de grands systèmes spéculatifs et je ne voyais plus pour quelle raison on ne pouvait pas les nommer philosophie. Surtout, je me suis aperçu que j’avais été, en étudiant, comme dit Descartes, "dans une des plus célèbres écoles de l'Europe », non seulement tenu à l’écart mais aussi persuadé de l’inexistence de tout cela.

J’ai tenté, à ce moment-là, de commencer à m’interroger sur les raisons pour lesquelles, alors qu’il existait des bibliothèques entières pleines de traduction dans les langues européennes ; alors qu’il y avait des générations de savants qui avaient déchiffré ou traduit ces textes ; alors qu’il existait des milliers de thèses sur ces auteurs et leurs écoles, jamais, dans un cursus de formation à l’enseignement philosophique, dans l’ensemble de ce qu’on avait pu m’enseigner, l’on n’en m’avait parlé. Pire : il avait été question de l’inverse, c’est-à-dire de me persuader, moi et tous les autres, que tout cela n’existait pas, qu’il n’y avait pas de philosophie indienne par exemple. J’ai donc tenté de commencer à m’engager dans une recherche qui m’a finalement occupé une vingtaine d’années pour aborder, en plusieurs étapes, l'histoire des découvertes successives de l’Inde, puis du bouddhisme, d’une partie des doctrines chinoises, mais aussi l’histoire de l’interprétation de ces doctrines en Europe et l’analyse des malentendus qu'elles ont suscités, que ce soit par enthousiasme excessif ou par défiance et mépris.


nonfiction.fr :
Quelles sont les autres personnalités que vous avez rencontrées partageant cette préoccupation avec vous et comment cela a-t-il pu aboutir au projet d’édition de cette anthologie ?

Roger-Pol Droit : Il me semble qu'il y a, de façon lente mais probablement profonde, et non concertée, depuis au moins une trentaine d'années, un vrai changement de ce côté. On a commencé, de plus en plus, à travailler, non pas simplement en philologues, mais bien en philosophes des corpus non-grecs : Levinas, à cheval entre les Grecs et le Talmud ; dans des générations plus proches, Michel Hulin a travaillé les textes sanskrits et aujourd'hui François Chenet, et d'autres ; du côté de l'hébreu, Benny Lévy a renouvelé beaucoup de choses ; dans le domaine arabo-persan, Christian Jambet a approfondi des lectures proprement philosophiques de ces corpus ; François Jullien édifie une oeuvre importante de prise en compte des singularités de la Chine.

Je rappelle dans la préface de Philosophies d'ailleurs que dans Qu'est-ce que la philosophie ? en 1991, Deleuze consacre une note à ces changements, où il parle de Levinas, de Christan Jambet, de François Jullien et mentionne mon travail sur l'Inde ; je crois que ce n'est pas tout à fait un hasard si les mêmes se retrouvent autour d'un même projet vingt ans après. Nous avons évidemment des trajectoires, des travaux et des personnalités qui ne sont pas comparables, mais nous avons en commun, avec quelques autres, cette idée qu'il est nécessaire de se plier à des disciplines de savoir extérieures, et de le faire non pas simplement dans un pur point de vue d'accumulation de savoirs positifs, mais avec la volonté de venir troubler, par ce périple et ce regard extérieur, nos évidences philosophiques. Des choses qui nous paraissent aller de soi cessent d'être aussi simples, et deviennent même tout à fait problématiques lorsqu'on les voit du dehors par ce détour.

Au niveau de l’enseignement aujourd’hui. Je crois que les choses ont bougé, mais un peu seulement. Il est devenu moins simple de dire qu’il n’y a pas de philosophie indienne ou chinoise et que la philosophie n’appartient qu’aux Grecs. Ce n’est plus une évidence, mais cela ne se transcrit pas encore dans l’enseignement. Il y a de plus en plus d’outils disponibles pour travailler mais malgré tout, l’institution a des forces d’inertie très grandes... C’est une affaire de générations avant que les choses aboutissent pleinement.

Cet entretien est en cinq parties :