Trois ouvrages différents mais dont la confrontation livre une critique de la tradition française de puissance et des pistes sur les modalités d’influence au niveau mondial.

L’inauguration, le 25 avril, de la base interarmées permanente française d’Abu Dhabi par Nicolas Sarkozy signale, selon de très nombreux commentateurs, le repositionnement stratégique français dans le monde. Le stationnement des 500 militaires annoncés serait "le signe que notre pays sait s’adapter aux nouveaux enjeux et aux nouveaux défis, qu’il est prêt à prendre ses responsabilités et à jouer tout son rôle dans les affaires du monde"   .

Une telle vision se retrouvait, deux années auparavant, dans la lettre de mission de Bernard Kouchner, lors de sa nomination comme ministre des Affaires étrangères, alors que Nicolas Sarkozy lui donnait la charge de "redonner à la France sa pleine place dans le monde". Cette formulation, si elle affiche un réel volontarisme, contribue tout d’abord à confirmer ce qui est annoncé depuis longtemps : au long des dernières décennies la France a perdu de son aura et de son influence. La confrontation de trois livres français parus en 2009 (Maurice Vaïsse, La puissance ou l’influence chez Fayard ; Jean-Pierre Jouyet et Sophie Coignard, Une présidence de crise chez Albin Michel ; et Nicolas Tenzer, Quand la France disparaît du monde chez Grasset), bien que profondément différents par leurs ambitions, leurs registres et leurs méthodes, en dressant la liste des échecs et de leurs explications, permet d’approcher sinon de mieux appréhender ce que peut être la "pleine place" de la France dans le monde.

Il convient tout d’abord de préciser que deux livres ont été écrits avant - ou publiés pendant - la présidence française de l’Union européenne. Le livre de Jean-Pierre Jouyet et Sophie Coignard traitant, pour sa part, uniquement de ce moment. Ceci explique en partie les raisons qui permettent d’analyser la perte d’influence de la France dans le monde quand, très récemment, le journal Newsweek publia son classement annuel des hommes les plus puissants au monde en classant Sarkozy troisième, derrière Obama et Hu Jintao.

Ce classement reflète pourtant une importante partie des raisons traitées par les trois livres. État de taille moyenne (1% de la population mondiale, 6e rang mondial pour le PIB), la France détient encore de nombreux atouts, parmi lesquels sa place parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU ou son réseau diplomatique, le deuxième après celui des États-Unis. Cependant, comme le rappelle Maurice Vaïsse, "notre pays consacre plus d’un milliard d’euros chaque année à l’action culturelle, plus que tout autre pays, [mais] l’édition européenne du Time Magazine a titré à l’automne 2007 sur la mort de la culture française"   . À la veille de la présidence française de l'Union européenne, la France apparait donc, pour Jean-Pierre Jouyet   , comme l’homme malade de l’Europe. Les émeutes urbaines de novembre 2005, tout particulièrement, donnent à l’étranger l’image d’un pays en proie aux désordres et en pleine crise d’identité.

De manière très révélatrice pour parler de l’action diplomatique de la France, Jean-Pierre Jouyet introduit très rapidement dans son livre une anecdote sur le président Sarkozy qui, faisant fi des coutumes en usage, réclame et obtient une cinquième chaise auprès de lui, lors d’un conseil européen pour un ministre français   . Cette anecdote facilite la comparaison avec le général de Gaulle, auteur de la politique de la chaise vide.

Selon l’auteur de Une présidence de crise, la politique serait donc toujours, en fin de compte, une histoire de chaise comme il cherche à le démontrer par cette anecdote, très calculée, sur la liturgie européenne   et les figures imposées interminables des sommets européens. Tout ceci illustre, comme le démontre remarquablement bien le livre de Vaïsse, la continuité de la politique suivie en matière d’Affaires étrangères, fondée sur la politique gaullienne de distinction.

Analysant la place de la France dans le monde depuis 1958, l’historien constate deux évolutions majeures dont l’une est souvent oubliée au détriment de l’autre. L’effondrement du "bloc de l’Est" a bien entendu profondément modifiée les équilibres géopolitiques mondiaux. Mais le rapport à la force nucléaire y a aussi contribué. La volonté gaullienne de posséder l’arme nucléaire avait pour conséquence l’intégration dans le club très fermé des puissances dont les autres pays recherchaient l’appui. Cette appartenance depuis le début des années soixante combinée avec la jouissance du droit de véto à l’ONU ont permit à la politique étrangère française de rester d’une étonnante continuité : ce que Stanley Hoffman nomme la continuité paradoxale de la diplomatie française.

Ce club est, par définition, celui de la puissance, ou pour le dire selon une formulation à la mode, celui du "hard power", qui en France, depuis de Gaulle, est considéré comme le domaine réservé du président – d’où l’expression forgée par un universitaire de "monarchie nucléaire"   , avec pour corollaire "la spécificité de la France, puissance nucléaire et marchand d’armes, ce qui n’est pas sans contradiction avec une politique étrangère pacifique et respectueuse des droits de l’homme"   .

Jusqu’à la fin de la présidence de Jacques Chirac – Maurice Vaïsse ne peut encore étudier la présidence de Sarkozy – un même consensus se dégage, héritier de la politique gaullienne qui porte sur la construction européenne et l’axe franco-allemand, la solidarité atlantique, la politique africaine et arabe. La continuité politique a pour corollaire la continuité de l’organisation : la stabilité de la politique menée est également révélée par le budget du ministère des Affaires étrangères. Depuis 1971 la part du budget des Affaires étrangères s’est stabilisée autour de 1%   . En 2006, 4,4 milliards d’euros sur un budget général de 276 d’euros, soit 1,33% la part du ministère des Affaires étrangères dans le budget général de l’État et 0,21% la part du budget du ministère des Affaires étrangères dans le produit intérieur brut. Mais il convient de remarquer qu’à la même date les dépenses d’action extérieure de la France se montent à 75 milliards, ce qui revient à dire que les crédits du ministère représentent seulement 20% des moyens de l’action extérieure de la France.

Conséquence ? Partie de l’explication d’une telle continuité ? Une des contributions les plus intéressantes de l’ouvrage du responsable de la publication des Documents diplomatiques français réside dans son analyse d’une autre forme de continuité française: la peur du déclin   .

Il rappelle ainsi   que le premier Plan quinquennal (1959-1963) dit "d’expansion culturelle" avait – déjà – pour ambition de faire pénétrer l’influence française partout en défendant et étendant le domaine de la langue française en menant cette politique en liaison avec la politique étrangère proprement dite. Lors du deuxième Plan quinquennal (1964-1968), la langue et la culture et la science sont considérées comme des moyens essentiels de la politique étrangère de la France. De même en 1979, un groupe de travail présidé par Jacques Rigaud rend un rapport préoccupant sur le recul de la langue française et de la culture à l’étranger   . Une telle érosion semble non seulement continuer mais même s’accélérer. Ainsi, selon différents autres rapports officiels, en dix ans, le nombre de documents initialement rédigés en français à la Commission européenne est passé de 40% à 14%, tandis que l’anglais a progressé de 45% à 75%   .

Bien entendu, le sentiment de crise est aussi soutenu par des constats politiques. Le sommet de Nice confirme, par exemple, la puissance de Berlin et signale durement la perte d’influence de la France qui perd à la fois ses atouts dans la Commission où chaque État a droit à un seul représentant au parlement (99 allemands, 72 français) et au conseil des ministres (avec un décrochage avec l’Allemagne 18 contre 9 avant et la France 13 au lieu de 9). Que Paris bataille pour obtenir la nomination de ses candidats aux postes de responsabilités (Jean-Claude Trichet, Valéry Giscard d’Estaing) est perçue comme la volonté de conserver le leadership dans une Europe profondément renouvelée   . Le constat est alors brutal : malgré un budget important et un réseau mondial de premier ordre, la France est devenue une "puissance de statu quo, re-calibrée en Europe et affaiblie dans le monde".

Certes, comme le rappelle l’historien, la France possède quelques belles réussites françaises à son palmarès. La création du Conseil européen en est une qui met en évidence le rôle moteur du président Giscard d’Estaing, cherchant des idées pour relancer l’Europe. Grace au Conseil il réussit aussi à faire avaliser certaines de ses initiatives, comme la définition d’une politique européenne au Proche-Orient, en particulier lors du Conseil de Venise en juin 1980 qui incite Israéliens et Palestiniens au dialogue. La France pesa aussi très fortement en 1976 dans la décision de faire élire le Parlement européen au suffrage universel, en choisissant un système électoral privilégiant l’aspect national.

L’activisme français dans les Balkans eut aussi raison de quatre années de combat. Enfin, le 20 octobre 2000, l'Unesco adopta la convention mondiale sur la diversité culturelle, sur proposition française.

Ces réussites pèsent cependant peu au regard des évolutions et mutations du système international. La seconde place attribuée par Newsweek à Hu Jintao illustre ainsi l’essor de nouvelles puissances, superpuissances ou puissances régionales modifiant profondément les équilibres nées de la Deuxième Guerre mondiale et du partage de la puissance nucléaire. Dans le même temps, force est de constater que les professionnels ne se passionnent pas pour ce qui n’est pas français : dans le cas des parlementaires, par exemple, en 1978 moins de 5% des questions écrites intéressent ce domaine   ; la proportion tombe même à 2,5% en 1983.

L’ensemble du livre de Jean-Pierre Jouyet confirme la persistance de ce sentiment, tout particulièrement lorsqu’il évoque "deux conceptions des politiques français assez exclusives l’une de l’autre" : Faire de l’Europe en France ou bien faire de la France en Europe. Son pari aurait été, "à l’image des Anglais, être là où s’exerce l’influence et la banaliser la présence française à Bruxelles". Selon lui, "les collègues du gouvernement en ont pris conscience de manière progressive pour dire les choses en terme diplomatiques"   .

Or, pour traiter de l’influence française, l’idée de la présence et de la banalisation de cette présence est importante : Maurice Vaïsse   analyse brièvement le rôle des groupes, structures de rencontres et autres think tanks aux États-Unis : "l’importance de ces réunions suggère qu’au niveau des experts, le dialogue n’est jamais interrompu, même au milieu des crises les plus graves". Et c’est paradoxalement l’absence de telles structures, une particularité bien française, qui semble à un moment donné avoir facilité la gestion française d’une présidence de crise. Jean-Pierre Jouyet rappelle ainsi   l’absence de réaction de la Commission au début crise économique (la banque européenne, elle, aurait bien réagit). Pour le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, l’affaire serait d’ailleurs déjà entendue, affirmant : "Jean-Pierre, tu as tord, il s’agit essentiellement d’une crise américaine".

Peu de temps après, cependant, la Commission réagit, au point d’assouplir les règles de la libre concurrence l’espace d’un week-end   . Jean-Pierre Jouyet ne dément d’ailleurs pas un détail piquant selon lequel la réaction de la Commission pourrait avoir été facilitée par différents éléments comme le fait que la Commissaire à la concurrence est néerlandais et que la crise en Europe commence avec Fortis, Institution belgo-néerlandaise.

Ainsi à partir d’août 2008, la présidence française de l’Union européenne (PFUE) est devenue une présidence de crises, avec la crise institutionnelle (le "non" irlandais), une crise politique (la Géorgie) et finalement la crise financière, puis économique. Cette conjoncture particulière est historique. Et correspondait à la présidence d’un pays membre de l’Euro-groupe : en effet se succédaient ensuite deux présidences de pays n’appartenant pas à la zone euro : la République tchèque et la Suède. De ces constats découlent deux idées que le livre du haut-fonctionnaire rappelle plusieurs fois. L’Euro n’est pas seulement une monnaie, c’est aussi un instrument diplomatique et, deuxièmement, "les traités ne disant rien des crises, il a fallu s’adapter et improviser". Selon lui, la diplomatie d’influence de l’Europe, de ce que l’on appelle le "soft power" a davantage payé que la politique de la canonnière américaine en mer Noire.

Avec Jean-Pierre Jouyet apparait donc l’Europe imprévue : celle que n’annonçaient pas les préparatifs de la PFUE : celle de l’influence française et de la puissance européenne. Pendant l’espace de quelques mois, et à la faveur de l’absence des États-Unis et des vacances de la Commission européenne, la France s’est retrouvée au centre du jeu. Le livre de Jean-Pierre Jouyet est entièrement bâti autour de cette idée : c’était un moment particulier et une opportunité historique. Car, très clairement, la France n’est pas – n’est plus – en mesure d’exercer seule une influence décisive sur les événements. En revanche, elle peut imprimer sa marque sur le cours des événements dans la mesure où elle s’affirme réactive et créative.

Le livre de Nicolas Tenzer, Quand la France disparaît du monde (Grasset), s’inscrit dans une logique identique. Avec un titre alarmiste traitant de la disparation de la France, il démontre, en creux, une faiblesse structurelle française. Issu d’un rapport officiel publié à la Documentation française, ce petit et très percutant ouvrage entend démontrer le potentiel français et dresser la liste des forces non exploitées, sinon le gâchis réalisé, dans la compétition internationale. Le premier mérite est donc de regarder l’international dans une autre perspective que celle du rapport de puissances. Il illustre les manières dont un pays peut assurer sa présence et peser sur les décisions du monde : par l’animation d’un réseau d’experts. Nicolas Tenzer touche là au cœur d’un paradoxe bien français : l’éducation et la formation françaises, les ingénieurs et techniciens issus des filières françaises sont reconnus et demandés. Mais la France, elle, peine à reconnaitre l’expertise et à la fédérer, l’organiser afin d’en faire un argument, sinon une force à l’exportation. Une anecdote issu du livre de Maurice Vaisse   vient d’ailleurs confirmer le livre de Tenzer : lors de la chute de l’empire soviétique le Centre d’Analyse et de Prévision (créé en 1973 par Michel Jobert), sous la tutelle du Quai d’Orsay, est marginalisé à un moment où le débat intellectuel s’anime pour définir une nouvelle politique étrangère rendue indispensable par la crise finale de l’empire soviétique. De manière toute aussi intéressante, selon l’ancien secrétaire d’État aux Affaires européennes, Barack Obama est plus spontanément connecté avec l’Allemagne qu’avec la France   . Cette proximité s’expliquerait par le fait que ses jeunes conseillers diplomatiques se sont formés à l’école de Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller de Jimmy Carter, que son origine polonaise rendrait plus sensible à ce qui est allemand. À la condition d’accepter cette explication, l’anecdote démontrait bien combien la formation et les réseaux d’expertise peuvent peser dans les relations internationales et le rôle primordial qu'ils peuvent jouer.

Nous retrouvons donc ici la question de la présence française à tous les niveaux de discussion et de négociation. Celle-ci s’oppose donc à la traditionnelle "politique de la chaise vide". Il apparaît qu’il faut des personnalités mais aussi techniciens ou des formateurs à tous les niveaux, ceux de directions mais aussi aux articulations. La question de la présence est donc bien une donnée de la politique moderne. Les trois livre se retrouvent sur un même constat et une proposition identique très proche d’un constat cinglant de Kissinger, cité par Maurice Vaïsse   , qui oppose la tradition diplomatique américaine, portée à considérer une alliance comme une assemblée générale d’actionnaires dont l’influence est proportionnelle à la part des capitaux investis, à la diplomatie française qui escompte fonder son influence sur sa faculté de refuser de coopérer".

Les trois livres peuvent être critiqués pour des défauts différents. Maurice Vaïsse ne traite guère de l’idée de l’émergence des puissances régionales, en ayant trop focalisé son étude sur les années 60 et sur des documents français. Le livre de Jean-Pierre Jouyet ressemble bien souvent à une démonstration politique pure, principal témoignage de l’action présidentiel. L’essai de Nicolas Tenzer, enfin, qui pourrait être alarmiste, ne parvient pas à totalement convaincre tant il demeure politiquement correct. Certaines démonstrations en deviennent d’ailleurs parfois amusantes : l’auteur ne cesse en effet de rappeler la qualité des français travaillant à l’étranger, leur motivation et leur force de travail. Les ambassadeurs rencontrés lors des ses voyages d’enquête sont formidables. L’ambition de traduire le rapport officiel en un livre court et percutant semble ainsi manquée par la volonté de Nicolas Tenzer de ne pas froisser les amis, et les membres des différents corps d’État ; au point que la seule question qui demeure alors devient la suivante : puisque tout est présenté comme formidable, pourquoi la France disparaît ? À qui en incombe la faute? La réponse inquiétante semble être celle de l’État centralisé, "le plus froid de tous les monstres froids". Cette manière de botter en touche nous semble un peu trop commode.

Malgré ces réserves, leur confrontation livre des analyses particulièrement riches et souvent convergentes. Ils montrent principalement que la diplomatie est dorénavant une négociation continue et multilatérale et que la présence de la France à tous les niveaux d’expertise y est une condition nécessaire.

Deux ouvrages – ceux qui ne sont pas universitaires – consacrent, par exemple, leurs derniers chapitres à une démonstration de la politique fiction. L’avenir radieux de la diplomatie française pour l’un et, pour l’autre, ce que pourrait être la vie en Europe sans l’Union européenne. Cette démarche est relativement nouvelle dans l’édition française. Peut-être s’agit-il d’une adaptation anglo-saxonne ? Elle démontre en tout étant de cause qu’il existe aussi des réserves d’imagination, que le rêve, l’uchronie ou les scénarios ont dorénavant voix au chapitre politique et, qu’ainsi, par différents moyens, il s’agit d’aiguiser les possibles forces françaises de proposition

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- un entretien avec l'historien des relations internationales Maurice Vaïsse, par Estelle Poidevin.

- un entretien avec Guillaume Klossa, ancien conseiller de Jean-Pierre Jouyet, à propos de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, par Nicolas Leron et Mathias Mégy.

 

- "Quelle politique du livre à l'étranger ?", par François Quinton.