Quand histoire du droit et histoire politique se rencontrent enfin.

On a trop reproché à l’histoire politique son odeur de renfermé pour ne pas se réjouir quand des initiatives scientifiques y apportent un peu d’air frais venu d’autres disciplines. La revue Parlement(s), dont le Comité d’histoire parlementaire et politique, a publié seize numéros depuis avril 2003, s’efforce ainsi de faire une large place aux questionnements des juristes et des politistes. Cette ambition se retrouve dans son dernier numéro sur « Les juristes et la loi », dont la plupart des textes correspondent aux communications présentées lors d’un colloque au Sénat en mai 2006. La lecture en fournit un panorama éclaté des recherches contemporaines sur la fabrique de la loi en France.

Une première démarche relève à la fois du sociologique et de la science politique, qui s’interroge sur l’impact des itinéraires d’élus sur le débat parlementaire et la production législative. Une assemblée de notables propriétaires ne travaille certes pas selon les mêmes canons qu’une Chambre de professeurs et d’avocats… Sans atteindre à cette épure –qui tient de la caricature-, la composition du Parlement peut traduire des évolutions très profondes sur le fonctionnement d’une démocratie. L’augmentation du nombre de hauts fonctionnaires sur les bancs de l’Assemblée nationale à partir de 1958 s’offre par exemple comme un symptôme de cette démocratie de la compétence dont nombre d’écrits prédisaient l’avènement dès les années 1930 aux dépens de la fonction de représentation, sans suffire à en faire pourtant la démonstration. Que n’a-t-on pas écrit, dans un autre ordre d’idées, sur la surreprésentation des hommes de loi dans les Chambres françaises, dès les temps glorieux de la Constituante   ? N’entre-t-il pas cependant une part de naïveté dans cette idée que les parlementaires utilisent ou développent, dans leur activité législative, des savoir-faire professionnels ? C’est ce lieu commun qu’interroge notamment Yann-Arzel Durelle-Marc dans son article consacré à Jean-Denis Lanjuinais (1753-1827)   . En quoi ce professeur de droit canon de l’université de Rennes, puis de droit civil à l’Ecole centrale de cette même ville, se comporte-t-il en expert de la loi dans les différentes Assemblées auxquelles il participe à partir de 1789 ? La réponse est moins banale qu’il y paraît. Chez Lanjuinais s’affrontent en effet le révolutionnaire attaché à la loi comme expression de la souveraineté nationale et le juriste pour qui le respect des règles de droit forme principe. Son expérience l’amène à voir dans la légalité « une mesure de la moralité    ». On est loin de la loi absolue que purent rêver un Robespierre ou un Saint-Just : aussi n’existait-il pas qu’une façon de réagir en juriste dans la tourmente révolutionnaire !

Le cas de Léon Blum, auditeur puis maître des requêtes au Conseil d’Etat de décembre 1895 aux élections législatives de 1919, infirme à nouveau les présupposés d’une approche strictement sociologique du personnel parlementaire. Vincent Le Grand montre en effet que l’élu socialiste ne cherche pas vraiment à s’imposer par sa compétence technique au Palais-Bourbon. Blum estime plus volontiers la compétence politique, cette capacité à s’initier rapidement aux sujets les plus divers et à en percevoir les enjeux. La faculté en question n’exige ni diplôme ni expérience particulière. Aussi n’estime-t-il pas souhaitable que le Parlement sollicite trop volontiers des experts de l’écriture de la loi, comme les membres du Conseil d’Etat. Léon Blum souhaite au contraire que des hommes à la compétence politique reconnue siègent au sein d’une Commission de rédaction des lois formée uniquement de parlementaires. Ce haut fonctionnaire cultive donc une lecture politique du rôle de la loi et de sa fabrication. A l’Assemblée nationale, Léon Blum se souvient moins de sa qualité d’expert –sauf quand il s’exprime sur le réseau des chemins de fer, comme lors des séances des 30 décembre 1919 et 26 janvier 1928- que de son rôle passé de commissaire du Gouvernement auprès de la section du contentieux du Conseil d’Etat entre 1910 et 1918. Son éloquence ne répond ni aux règles de cet art oratoire parfois grandiloquent auquel un René Viviani ou un Edouard Herriot sacrifient   , ni à la technicité volontiers brutale et arrogante d’un André Tardieu ou d’un Paul Reynaud dans les années 1930. Comme le Commissaire du Gouvernement qu’il fut, il cherche au Parlement à convaincre par sa connaissance précise des sujets abordés. Elle lui autorise une grande spontanéité dans la forme, loin du lyrisme que la postérité a parfois retenu de lui.

Une autre approche consiste à considérer les réactions des professions juridiques face à la loi des politiques. Guillaume Sacriste en donne une illustration dans un article passionnant. Il y montre que le monopole de la fabrication de la loi par le législatif n’était défendu que par des juristes parisiens avant la Première Guerre mondiale. La doctrine constitutionnelle demeurait alors très clivée, entre la production d’enseignants parisiens très liés au pouvoir républicain et celle d’universitaires provinciaux soucieux de distinction au sein de leur champ disciplinaire. La possibilité pour le Gouvernement ou le chef de l’Etat de prendre des règlements d’administration publique (RAP) à portée législative était ainsi défendue par les seconds, mais condamnée par les premiers. Aux confins de l’histoire du droit, de l’histoire de l’enseignement et de l’histoire politique, Guillaume Sacriste interprète en outre la création d’enseignements de droit constitutionnel dans les facultés de droit après 1879 comme le produit d’une volonté principalement politique. Il convenait en effet d’apprendre les institutions nouvelles aux étudiants, alors que des soubresauts comme l’affaire des décorations, la crise boulangiste ou le scandale de Panama continuaient d’en menacer la pérennité. Un texte sur la mobilisation des professionnels de la justice contre la loi Perben-II et l’influence du droit européen sur l’ordre juridique français apportent un contrepoint contemporain sur cette question du rapport des juristes à la loi.

Les juristes, s’ils ne siègent pas toujours au Parlement ni ne protestent contre les décisions du législateur, peuvent choisir de participer à l’écriture de la loi. Ils interviennent alors en tant qu’experts pour donner forme aux intentions des politiques ou leur prêter la main. Jean Carbonnier exerça par exemple une forme de magistère au ministère de la Justice entre 1963 et le mitan des années 1970 en matière de droit civil. L’écriture de neuf lois majeures lui permit d’y affirmer un modus operandi qui vaudrait comme un symbole de la République gaullo-pompidolienne. Le professeur de droit appuyait ses analyses sur des études d’opinion ou des sondages qui donnaient une légitimité aux options retenues. Le « moment Carbonnier » se présente en outre comme un cas d’école pour une analyse des réseaux de pouvoir : l’ « art de la réforme » pratiqué à partir de 1963 devait beaucoup à un petit milieu de professeurs de droit favorables au pouvoir gaulliste. De 1961 à 1967, Jean Foyer, ancien collaborateur de René Capitant et ancien collègue à Poitiers de Jean Carbonnier, occupa en effet la place Vendôme, tandis que René Capitant, lui aussi professeur de droit, présidait la Commission des lois de l’Assemblée nationale. Les deux points politiques de ce triangle institutionnel échangèrent leurs rôles en 1968-1969, quand René Capitant s’installa au ministère de la Justice et Jean Foyer à la tête de la Commission des lois du Palais-Bourbon : il s’y maintint jusqu’en 1981. Comme Jean Carbonnier réfléchissait au droit civil de l’avenir, il disposait d’un environnement politique très stable. D’autres professeurs de droit affichaient alors leur proximité avec le gaullisme, comme le spécialiste de droit administratif Marcel Waline   , ou le constitutionnaliste Marcel Prélot   . Ainsi que l’écrit Antoine Vauchez, le « moment Carbonnier » prit probablement fin avec l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing. L’élection de 1974 amena une première « alternance » dont les effets se firent sentir sur les « grands commis » de l’Etat comme sur les « conseillers » du pouvoir gaulliste.

Les professionnels du droit se trouvent aujourd’hui dans une situation paradoxale à l’égard de la loi. Présents dans les hémicycles, associés à son écriture par l’intermédiaire du Conseil d’Etat ou de membres de cabinets ministériels souvent diplômés en droit, ils ressentent fréquemment la « passion légiférante » comme une forme d’agression ou de dévoiement de la loi. Le discours sur l’inflation normative n’est ainsi pas exempt d’ambiguïtés. Lancé par le rapport public du Conseil d’Etat en 1991, il a vite contaminé les argumentaires de campagnes électorales, notamment en 1995 et 2002. Rachel Vanneuville propose de replacer ce discours au cœur de la concurrence que se livrent les institutions qui écrivent la loi sous la Vème République. La défense de la sécurité juridique et de la qualité de la loi vaudrait comme étendard des juristes contre la logique « pragmatique, sectorielle et contingente   » des hommes politiques lorsqu’ils écrivent la loi. Elle permettrait également aux juges de renforcer leur « pouvoir socio-politique » et de légitimer leur intervention dans l’écriture de la loi au détriment du Parlement.

Trois articles consacrés respectivement au jurisconsulte Paul Jozon, à Léon Bourgeois et au solidarisme comme doctrine juridico-politique complètent ce beau numéro de la revue Parlement(s). C’est au prix de tels échanges entre historiens, juristes et politistes que pourrait être écrite cette histoire de l’Etat et de son administration qui manque cruellement à notre temps