Des regards fort instructifs sur les migrations au Sénégal dans un ouvrage collectif qui brise plus d’une idée reçue.

Cet ouvrage est bâti autour de trois études dont l’objectif était de promouvoir le rôle des migrants dans le développement urbain et l’habitat au Sénégal. Les contributions – au nombre de quatorze – auraient pu faire perdre à l’ensemble sa cohérence mais sous la direction de Momar-Coumba Diop, l’unité a pu être conservée. La sociologie, l’anthropologie, la psychologie, l’économie et les études du développement ont été mises à profit pour saisir le processus migratoire au Sénégal sur plusieurs échelles et espaces. À noter que l’ouvrage a fait l’objet d’une gestion éditoriale tripartite assez originale entre les éditions Karthala, l’ONU-Habitat commanditaire des études et le Centre de recherche sur les politiques sociales (CREPOS) de Dakar. Quant au contenu proprement dit, Le Sénégal des migrations fait figure de contribution importante dans l’étude pluridisciplinaire du phénomène migratoire.


Les différentes facettes du phénomène migratoire au Sénégal

Le Sénégal des migrations prend à rebours les études centrées sur le pays d’installation et la diaspora en ce qu’il s’intéresse délibérément aux migrations en tant que phénomène social, économique et symbolique qui interconnecte des univers, des ressources, des individus et des communautés dans les espaces de départ, de transit et d’arrivée, pour autant qu’un point d’arrivée puisse être identifié. Exit également le présupposé que migration rime avec international (ou transnational dans le cas de l’"insertion simultanée des migrants dans plusieurs sociétés"), même si cet aspect existe et demeure important.

Le phénomène migratoire est ainsi replacé dans son contexte et les différentes contributions appréhendent le Sénégal : 1) comme pays d’arrivée d’une migration sous-régionale (Maliens, Guinéens, Mauritaniens, etc.) ou internationale (Chinois, Libanais, Français, etc.) ; 2) comme pays d’émigration (historiquement vers l’Afrique occidentale puis centrale, ensuite vers l’Europe méditerranéenne et de plus en plus dernièrement vers l’Amérique du Nord) ; 3) enfin comme espace de transit en vue d’une progression future.

L’intérêt pour les migrations internes, de l’intérieur du pays vers les villes côtières et singulièrement vers Dakar, est particulièrement instructif même si en l’occurrence la notion de "circulation", peu convoquée, aurait pu ici utilement compléter celle de "migration". Autre petit détail dommageable, l’évocation de ces mouvements régionaux n’est malheureusement pas replacée dans le cadre de la Grande Sénégambie précoloniale, ce qui aurait contribué à donner un point de vue pertinent et une profondeur historique au phénomène migratoire du pays.


Ce qui peut se cacher derrière le fameux "désir d’ailleurs"

Le fait important demeure cependant que les migrations sont ici décrites comme un processus dont le terme ne semble nulle part identifiable. Cette caractéristique est reflétée par les déterminants que les différentes contributions attribuent au "désir d’ailleurs".

Il est par exemple montré par des études statistiques que les ménages qui envoient certains de leurs membres à l’étranger ne sont pas les plus démunis car le projet de migration nécessite la mobilisation de ressources financières et sociales conséquentes.

Même le phénomène récent des pirogues "clandestines" montre que le montant déboursé pour la traversée est important, d’où l’émergence d’une classe de "promoteurs en immigration piroguière" de moins en moins informés et compétents mais qui font des affaires en or sur cette niche d’activité.




L’argent des migrants et le développement local

Un autre poncif remis en cause est l’idée que le développement local et la coopération décentralisée sont pour une grande part pris en charge par les migrants, notamment internationaux, dans le cadre d’un désengagement et d’une faillite de l’État postcolonial. Parmi les différentes contributions, trois positions peuvent être identifiées concernant les conséquences des transferts financiers des migrants sur les économies de leurs terroirs d’origine.

La première soutient que les actions menées par les migrants sont déterminantes pour la survie et le développement des communautés d’origine des migrants. Cette thèse est défendue par Papa Demba Fall dans son étude du développement local dans le Nguènar sénégalais.

La deuxième position, qui est celle d’Hamidou Dia, relativise cette thèse en montrant que les migrants transnationaux ne sont qu’un maillon d’une chaîne qui requiert différentes sortes de capital pour réaliser des projets d’infrastructures. En l’occurrence, l’existence sur le territoire national d’une élite proche des rouages du pouvoir et celle de membres influents de la communauté locale à l’échelle locale, régionale et nationale est autant sinon plus déterminante que les seules ressources financières mobilisées par les migrants.

L’analyse de Gaye Daffé, qui soutient une thèse médiane et se montre très au fait des bénéfices tirés des transferts financiers, est plus nuancée : "Même si les revenus de transfert sont réinjectés dans l’économie, le fait qu’ils ne soient pas générés par la production domestique contribue à atténuer fortement leur effet multiplicateur".

Autres mélanges instructifs

On l’a vu, les contributions débordent largement la seule sphère de l’analyse économique. Il est ainsi montré le rôle important de la religion et des confréries chez les migrants de seconde génération qui proviennent massivement des régions du bassin arachidier sénégalais.

Au Sénégal même, qui est in fine conçu comme le nœud de cet espace réticulé, sont aussi abordés successivement le double visage de l’immigration chinoise (une première vague de travailleurs envoyés par le gouvernement chinois dans le cadre de la coopération et une deuxième plus récente formée d’entrepreneurs chinois indépendants), l’émergence de la figure du "père humilié" dans le contexte d’une paupérisation et de l’apparition d’une économie de survie, ou encore l’existence d’une ancienne et solide expérience niominka (groupe établi dans les îles du fleuve Saloum) en matière de migration intérieure, etc.

Sans prétendre à une analyse exhaustive du phénomène migratoire au Sénégal, l’ouvrage réussit la gageure de proposer des analyses instructives et à partir d’angles d’études inédits d’un objet classique d’investigation des sciences humaines et sociales
 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Serge Daniel, Les routes clandestines. L'afrique des immigrés et des passeurs (Hachette Littératures), par Daouda Gary-Tounkara.

 ‘Quand l’enfant naît chez nous, à Kayes, on lui fait deux bénédictions : que Dieu fasse qu’il vive longtemps, et que Dieu lui donne la chance d’aller en France’. Serge Daniel témoigne.

 

- Luis Bathala et Jorgen Carling, Transnational Archipelago. Perspectives on Cape Verdean Migration and Diaspora (Amsterdam University Press), par Oumar Kane.

Une contribution stimulante sur les spécificités du Cap-Vert dans la mondialisation via une analyse transversale de sa diaspora.