La déconstruction de l'opposition homme/animal et d'une définition de la souveraineté au profit de la recherche d'une autre forme du politique.

La publication de ce séminaire de Derrida prend place dans un vaste projet éditorial qui vise la publication de pas moins de cinquante volumes de séminaire retraçant le travail très créatif d’enseignement de Derrida. Ce travail philologique d’analyse fine marchait en effet main dans la main avec les publications régulières de Derrida qui se nourrissaient de ce travail maîtrisé et parfois improvisé d’enseignement universitaire (toujours dans les entrelacs de textes de séances rédigés). Ici, les textes des séances de séminaire ont été conservés tels quels avec quelques ajouts de notes, et pour les séances dont les auteurs possèdent uniquement les enregistrements ils ont été simplement retranscrits sans être remaniés. Ce qui produit parfois quelques répétitions dans la formulations appuyée de certaines thèses, mais permet de se faire une idée du riche travail de lecture que propose Derrida. Derrida apprécie mélanger les philosophes avec les écrivains sans discrimination aucune (Lacan, Deleuze, Schmitt, La Fontaine, Celan, Valéry…). Le matériel étant énorme, j’ai ainsi choisi arbitrairement de me concentrer sur deux lectures du volume qui traitent de la question de la souveraineté à travers le prisme de Schmitt et de Hobbes, et la question de la bêtise chez Deleuze.

Je rappelais en exergue la présence de Schmitt, afin de marquer l’intérêt répété de Derrida pour celui-ci et d’en faire le symptôme véritable des écarts et des audaces de Derrida, mais aussi une sorte de double, d’envers, qui est par hypothèse le vecteur stimulant de la pensée politique de Derrida, qui pour ne pas être qu’une éthique molle de "l’hospitalité inconditionnelle" se devait de traverser un peu le monde désenchanté du pragmatisme de Schmitt. Schmitt ne représente bien sûr qu’un échantillon de ce long séminaire qui se découpe en treize séances et qui voit défiler des épisodes contrastés dont nous ne pourrons rendre compte entièrement vu la taille robuste du livre (plus de 450 pages) ; mais notons qu’il subsiste quand même un tissu commun à ces treize séances.

Le fil conducteur essentiel du séminaire prend donc en compte ces deux concepts fondamentaux que sont la bête et le souverain et tente de chercher dans la tradition et les représentations qu’elle véhicule (celles de la figure animale en politique, du loup de Machiavel au Léviathan de Hobbes) le chaînon manquant (Derrida parle de schème médiateur) qui assure le passage entre ces deux plans. D’un côté donc la bête, l’animal, et tout ce que le discours métaphysique a projeté sur lui, tout ce que la tradition a construit comme représentation définitive, et de l’autre la question de la souveraineté, du souverain, du roi, de l’autorité, etc… Comme toujours dans les textes tardifs de Derrida, il faut s’accrocher au tourbillon vertigineux des associations conceptuelles. En effet, la teneur fragmentaire de l’analyse ne se laisse pas saisir comme une totalité téléologique dont la logique se laisserait déduire depuis le promontoire rassurant du commentaire, mais plutôt dans le suivi du geste, dans l’instantané de la lecture sensitive que Derrida propose du bout de son flair bien connu. Cette rigueur philologique qui ne se laisse pas décomposer en thèses prend quand même la forme d’un projet qu’il s’agit d’évoquer suivant les articulations que dresse Derrida lui-même dans la première séance: "[…] à savoir la différence sexuelle marquée dans la grammaire des articles définis, la, le (féminin, masculin), comme si nous nommions là, d’avance, un certain couple, un certain accouplement, une intrigue d’alliance ou d’hostilité, de guerre ou de paix, de mariage ou de divorce – non seulement entre deux espèces de vivants (l’animal et l’homme) mais entre deux sexes qui, dès le titre, et dans une certaine langue, le français, se font une scène."   . Disons tout d’abord que plus généralement cette phrase rejoint directement le fait que Derrida a de nombreuses fois souligné, que le politique ne va pas sans annoncer une adhésion à "une schématique de la filiation : la souche, le genre, l’espèce, le sexe"   . Ainsi le recouvrement des deux concepts par la question du genre représente un point essentiel de l’analyse, puisqu’elle marque comme d’une "connotation silencieuse" l’antagonisme des sexes et des espèces au travers de la domination d’un discours phallogocentrique qui cherche à exclure la bête, la rapprochant de la bêtise, et de consacrer le caractère proprement humain et indépassable de la souveraineté comme forme politique (surtout chez Hobbes et Schmitt). Mais le rapport n’est pas que fait d’exclusion, il faut le voir précise Derrida comme une scène de ménage, dans laquelle le couple s’attire et se repousse dans une incessante confrontation. C’est ainsi que les métaphores du souverain, du roi, sont souvent celles de l’animal, et cela Schmitt l’avait déjà remarqué dans la Notion du politique, formant ainsi un couple inséparable, et marqué du sceau du conflit et de l’alliance.



Disons pour commencer que grosso modo la première partie du livre traite de la souveraineté et que dans la deuxième partie Derrida centre essentiellement son analyse autour de la question de l’animal, du propre de l’homme et de la bêtise, tout en se ménageant des chemins de retour vers la question de la souveraineté. Dans Voyous Derrida avait noté un trait essentiel de la réalité de l’espace démocratique, ne pouvant se penser sans "le rouage de quelque retour ou rotation quasi circulaire vers soi, à soi et sur soi de l’origine."   . Ici, Derrida déployait les implications fortes du moment dans lequel l’Etat se fonde par l’exercice d’un acte de souveraineté essentiel, c’est-à-dire du pouvoir qui se donne à lui-même sa loi. Ainsi, cet acte qui se trouve au centre de la pensée de Schmitt autour de la question de l’Etat d’exception, devient un objet d’attention pour Derrida, puisque cette ipséité supposée du souverain sujet omnipotent comme il la nomme consacre la prédominance d’un discours métaphysique. A cette naturalité supposée de l’Etat, Derrida lui oppose, "une autre vérité du démocratique, la vérité de l’autre, de l’hétérogène, de l’hétéronomique, du dissymétrique, de la multiplicité disséminale, du quiconque anonyme[…]" (p. 35). Dans les séminaires, le commentaire du texte de Schmitt est regroupé avec un commentaire du Léviathan de Hobbes, autour de la question de la naturalité supposée de la souveraineté que Schmitt cherchait à tirer comme fondement de son expérience de la République de Weimar. Cette souveraineté qui passe indifféremment de l’animal au souverain ou inversement se présente comme un cas spécial, puisqu’elle peut s’extraire de la loi, créer l’exception ("une décision souveraine"). Ainsi le problème de sa localisation devient-il une problématique importante, et par analogie l’enjeu de sa naturalité présumée. Parce que l’animalité réitérée de la souveraineté à travers sa métaphore animale marque indifféremment du sceau de la puissance et de la ruse un élément pourtant problématique. Derrida dégage comme corrélat essentiel à la souveraineté la question de la peur (rejoignant ainsi les figures animales menaçantes, loup, lion, Léviathan, etc…) qui consacrent l’assujettissement du sujet au souverain. La peur et la panique comme structure essentielle de la subjectivité montre bien la volonté de Derrida d’aller chercher au plus près dans le texte de Hobbes et de Schmitt les ressorts de la souveraineté animale hors-la-loi, une machine à faire peur, et ses effets sur l’être-sujet. Dans le dégagement qu’il fait de cette corrélation essentielle entre la souveraineté et la peur et ses motifs structurels issus de l’animalité, le philosophe insiste sur le caractère conventionnel de la création de cette machine étatique. Les sujets politiques concluent un contrat pour se protéger de cette peur de l’autre (la fonction protectrice du Léviathan). Ce qui intéresse Derrida c’est comment se construit une tradition théorique et politique qui consacre cette peur comme le propre de l’homme par opposition au caractère artificiel prothétique de la souveraineté, directement nourrie dans son établissement solide par la peur, seul sentiment qui pousse l’humain à obéir aux lois, en tout cas tel qu’Hobbes le perçoit dans son fond anthropologique.

Plus loin dans le texte Derrida s’appuie à nouveau sur la question de la prothèse qu’il avait déjà développé dans des textes antérieurs en cherchant à la mesurer au texte de Hobbes. Chez Schmitt il existe une volonté d’isoler une région pure, transhistorique, du politique, en particulier autour de la dichotomie ami/ennemi, ainsi que la reconnaissance de la souveraineté comme sphère pure de la décision. La pertinence d’une analyse mettant en regard Schmitt et Hobbes s’articule autour de la dette de Schmitt envers Hobbes qui lui aussi se fonde sur une anthropologie pessismiste, une conception de l’homme comme naturellement mauvais. L’Etat, affirme Hobbes n’est pas naturel, il est une prothèse posée par contrat ou convention. Ici Derrida fait remarquer qu’Hobbes se meut dans l’opposition entre physis et nomos de façon décisive, distinguant bien le prothétique du naturel. Ainsi la naturalité supposée, s’interroge Derrida, n’est-elle pas déjà dans le fait que le Léviathan n’est qu’une figure phantasmatique, biblique, une allégorie immortelle dans sa survivance, mais mortelle dans sa transitivité qui l’oblige aux conventions de cette peur humaine naturelle ? Derrida précise à ce propos : "Il s’ensuit que la loi, la souveraineté, l’institution de l’Etat sont historiques et toujours provisoires, disons déconstructibles, par essence fragiles ou finies ou mortelles, même si la souveraineté est posée comme immortelle. Elle est posée comme immortelle et indivisible précisément parce qu’elle est mortelle et divisible, le contrat ou la convention étant destinés à lui assurer ce qu’elle n’a pas ou n’est pas naturellement." (p.72). Cette mortelle immortalité de la souveraineté, son caractère prothétatique nous rappelle Derrida, consacre un certain propre de l’homme dont Hobbes oublie le fondement onto-théologique, resaisi par Derrida : celui d’une souveraineté toujours déjà assujettie à une souveraineté divine. Hobbes voulant ainsi à tout prix immobiliser la naturalité anthropologique de cette souveraineté conventionnelle, exclut de son modèle tout le non-humain, l’animal et Dieu, qui aussi forts qu’ils ont été exclus reviennent en force dans l’entrefilet de sa théorie. Ici encore Derrida : "En tout cas cette logique, qu’elle soit juive, littéralement chrétienne ou non, de la lieu-tenance de Dieu, du lieu-tenant comme souverain après Dieu, marque bien que le lieu propre du souverain, le topos approprié de la topolitique de cette souveraineté humaine est bien celui d’une autorité sujette, assujettie, soumise et sous-jacente à la souveraineté divine." L’analyse de Derrida se poursuit plus loin autour de la possibilité d’une autre politique, qui ne serait ni schmittienne ni hobbesienne et que Derrida appelle de ses vœux au travers de cette déconstruction qui arrive, une déconstruction fine et différenciée, attentive aux glissements du sens dans les textes étudiés. Ici, Derrida appelle avec franchise à une repolitisation du politique qui consacre d’autres formes de partages et de partition qui soient hors du bloc monolithique et indifférencié de la souveraineté chez Hobbes ou hors de l’indépassable distinction ami/ennemi de Schmitt.



Ce lieu nouveau, Derrida le cherchera à nouveau tout au long de son séminaire, notamment dans un chapitre très détaillé sur la bêtise qui est bien l’exclusion de la bestialité, de la cruauté, au profit d’une responsabilité souveraine, uniforme. Ainsi Derrida se demande à quelle condition cette bêtise honnie est-elle possible. D’abord Derrida reprend la critique de la psychanalyse de Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux qui dénonçait déjà le motif d'exclusion de l’animal, et une certaine bêtise de la psychanalyse. Le devenir animal de l’homme devient au contraire dans cette philosophie de l’affect deleuzienne, "une ruse, une machination, une machine de guerre pour s’en sortir, pour démonter un piège, une machine montée pour démonter une autre machine" (p. 197). Première chose que souligne Derrida à propos de cette utilisation du mot "bêtise", c’est qu’elle dénonce avec ironie et sourire un effet conscient, pervers, disons en deux mots ici : l’effet de profondeur de la psychanalyse (la lecture symptomale qui manque la créativité des agencements singuliers propre à chaque sujet) qui occulte l’horizon d’un plan d’immanence (sans profondeur) producteur d’affects et autres devenirs-animal, ruse, évasions. Deleuze dit dans Différence et répétition : "La bêtise n’est pas l’animalité. L’animal est garanti par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être bête" (p.196.). S’affranchissant de l’essentialisation de l’animal, Deleuze subvertit l’usage habituel du mot bêtise pour le libérer de son lien inconditionnel au faux : on peut dire des bêtises tout en disant le vrai ; à la limite dit Derrida, on peut dire des bêtises tout en possédant le savoir absolu (Bouvard et Pécuchet). Plus loin encore, Deleuze renverse les catégories en affirmant que le propre de l’homme est lié à la bêtise en ce qu’elle est liée à la liberté et à la volonté consciente de l’homme. Ainsi revenant à la souveraineté Derrida peut la lier à l’exercice de la cruauté par le tyran comme une forme proprement bête de l’homme, c’est-à-dire que la décision absolue du souverain est une décision essentiellement folle qui peut toujours tendre à la bêtise. L’absolu décisionnisme schmittien se retrouve ainsi hybride en ce qu’il contient sa part d’indécidable et d’indéterminé. C’est afin d’articuler un écart, ou un saut, hors du champ épistémologique kantien qui détermine les conditions de possibilité a priori de la bêtise, que Deleuze la lie uniformément au moment de son actualisation.Au lieu de faire de la bêtise une occurrence, Deleuze nous aide à penser les différents sens de bêtise, de bête, qui ne peuvent s’éprouver que dans leur contexte d’énonciation et qui témoignent d’un lien indissoluble entre le fond, l’essence de l’homme, sa liberté et l’horizon de bêtise qui consacre le propre de l’homme.

Plus loin encore, Derrida évoque le propre de l’homme et sa résistance à la biologie chez Heidegger, quelques pages à propos de la zoologie comme biopolitique, etc… La richesse du survol paraît impossible à résumer, mais on peut dire en quelques mots, qu’elle tire profit des creusements sémantiques, des glissements de sens que l’on peut trouver dans les définitions absolues et closes sur elle-même de la souveraineté et de l’animal. Derrida s’abstient bien de conclure son propos ou de proposer un axiome efficient pour surmonter les apories de la clôture du sens. Simplement gardons à l’esprit un symptôme fondamental, celui de l’exclusion de l’animal au profit d’un propre de l’homme et de la souveraineté que Derrida se propose de déconstruire en renversant les catégories philosophiques traditionnelles (Kant, Schmitt, Hobbes), manifestant ainsi une étonnante proximité avec la pensée de Deleuze. Nous attendons ainsi avec impatience la publication des prochains séminaires qui permettent de saisir encore mieux le riche travail théorique de Derrida en train de se faire

 

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Un témoignage de l’extraordinaire rayonnement d’une pensée irrécupérable, ouverte sur le monde, au défi des frontières.

- Jacques Derrida, "Le souverain bien - ou l'Europe en mal de souveraineté" dans Cités, 30, 2007 (PUF), par Bastien Engelbach.

La notion de souveraineté est saisie dans sa complexité et son historicité, suivant l'horizon problématique de l'animal politique mettant en balance l'homme et l'animal, la politique et le bestial, le souverain et la bête.