Au seuil de sa dernière intervention en France, reproduite pour la première fois dans le dernier numéro de la revue Cités, Jacques Derrida en appelle à la constitution d'un "parlement des philosophes", amené à poser les problèmes à venir d'une Europe capable de peser sa souveraineté sous le mode d'un "être en mal de souveraineté". Au fil de cette intervention, la notion de souveraineté est saisie dans sa complexité et son historicité, suivant l'horizon problématique de l'animal politique mettant en balance l'homme et l'animal, la politique et le bestial, le souverain et la bête.

La dernière intervention publique de Jacques Derrida eut pour intitulé : « Le souverain bien – ou l'Europe en mal de souveraineté »   . Ce qui se donne à lire à travers ce titre, c'est la confrontation d'une exigence à sa réalisation, confiant à la philosophie une tâche spécifique : repenser les termes par lesquels nous nous orientons dans la pensée mais aussi dans la conduite active, les inscrire dans leur pleine portée de sens, comprendre selon quelle stratégie ils se sont déployés et quelle orientation leur donner.
S'il est un terme que l'on s'associe au nom de Jacques Derrida, c'est bien celui de « déconstruction ». Que faut-il entendre derrière ce terme ? D'abord, il s'agit d'une attitude critique : toute thèse, toute position tranchée, quand bien même – et surtout quand – elle se présente sous le sceau de l'évidence est en réalité construite, elle possède sa propre histoire, elle répond à certains impératifs, à des logiques de pouvoir et parfois de violence   . Mais cette approche critique n'est pas gratuite, elle s'élabore dans le sens d'une exigence, de ce qui doit être et de ce qui est à venir. Dans le travail de déconstruction qu'il opère sur la souveraineté soit l’alliance du droit et du pouvoir par laquelle l’Etat délimite les moyens et l’étendue de son action, et à travers celle-ci sur les questions relatives au droit et à la loi, ce qui est en, jeu, c'est d'abord l'exigence de la réalisation de la justice, dans le sens d'une hospitalité inconditionnelle.


« Être en mal de souveraineté ». Force et raison.

La question de la souveraineté doit donc se poser d'abord dans les termes d'un « être en mal de souveraineté », dans les termes de la recherche d'une autre forme de partage du pouvoir que celle suivant laquelle la raison du plus fort l'emporte en s'appuyant sur une puissance qui se présente comme inconditionnée donc incontestable : ce qui se présente dans la majesté d'un commandement peut en réalité se diviser. Il s'agit donc de penser les rapports entre raison et force, en insistant sur le fait que la souveraineté est d'abord un produit artificiel, un artefact humain, ainsi que le révèle Hobbes qui pense la constitution de l'Etat comme un Léviathan, comme un monstre mythique qui est une imitation de l'œuvre de création divine, une imitation donc de l'homme naturel, qui, devenu partie d'un Etat souverain, être artificiel, voit alors sa puissance démultipliée. Si la souveraineté est construite, à quelle logique répond-elle ? Quelle place y occupe la raison ? La raison est-elle le fondement légitime de cette souveraineté ? ou bien n'est-elle qu'un masque, destiné à voiler une violence initiale, une force qui se place d'emblée au-dessus des lois qu'elle ordonne ?
Le souci est que la force peut se présenter comme raison, non en tant qu'elle est raisonnable, mais en tant qu'elle est une manière d'« avoir raison de », c'est-à-dire de prendre le dessus, de s'imposer. La fable « Le loup et l'agneau » s'ouvre sur ces deux vers : La raison du plus fort est toujours la meilleure / Nous l'allons montrer tout à l'heure, avançant ainsi à « pas de loup », illustrant par son exergue même, la manière dont une raison peut nous prendre en nous surprenant, s'imposer à nous sans se présenter , ou du moins en ne prenant pas d'autre apparence que celle de la parole, d'une construction, d'une fable.
Louis Marin, nous indique Derrida, analyse « Le loup et l'agneau » en rapport avec une pensée de Pascal   qui évoque ce rapport entre justice et force, explique que la justice a besoin de la force pour s'affirmer et s'imposer, mais que là où la justice est toujours à discuter, et se présente toujours comme telle, la force finit par s'imposer et plutôt que de servir la justice – ce qui se présentait en premier lieu pour elle comme seul moyen de se légitimer – elle a fini par se présenter sous la forme de la justice, s'imposer d'elle même comme étant la justice, s'avancer à pas de loup derrière le masque de la justice.


Le souverain et la bête.

La souveraineté se pense donc à partir de la figure du loup, de la bête   . C'est là un des principaux fils directeurs de la réflexion de Derrida qui s'attache au passage à déconstruire la distinction classique entre l'homme et l'animal, en refusant tant l'affirmation suivant laquelle les rapports sociaux ne sont que la reproduction à une autre échelle de rapports bestiaux que celle qui trace une limite nette entre l'homme et l'animal. Le loup est l'animal vorace, et le souverain est celui qui, dès lors qu'il ne s'impose que par la force, use d'une « vocifération dévorante » : par la bouche, organe de la parole et de la dévoration, il dirige le peuple comme un troupeau, le rendant à des rapports de subordination, tout en prétendant le protéger   . Dans un devenir-bête, il n'est souverain que par sa puissance qu'il prétend manifester aux yeux d'un ennemi censé menacer la communauté-troupeau   . De fait, et c'est là le principal paradoxe de la souveraineté, le souverain, au même titre que la bête, se présente comme hors des lois, se tenant comme en dehors d'elles parce qu'il est la source dont elles émanent, au nom d'une puissance qui revêt en outre, à biens des égards des aspects divins. De là procède la question si actuelle des « Etats voyous » : là où certains Etats en désignent d'autres comme voyous pour ne pas respecter les prescriptions internationales, ceux-ci répondent en pointant la puissance de ceux qui dictent ces principes en fonction de leurs seuls intérêts – en un mot qui transforment leur « raison de » en la raison.

Mais c'est ce paradoxe qui permet d'ouvrir un horizon, en rendant capable de se placer là même où s'élaborent le droit et les lois, au lieu même où la souveraineté émerge, face à la justice et en dehors d'elle, c'est-à-dire au-devant d'une exigence inconditionnelle mais toujours déconstructible et perfectible dans ses modes de réalisation. Si d'un côté l'homme comme « animal politique », pour reprendre la célèbre formule d'Aristote, se distingue de l'animal, et que de l'autre côté cette politicité se réalise sous la forme d'une bestialité, cela démontre que la souveraineté est toujours construite et donc toujours à réélaborer. Les sociétés animales perdurent car elles reposent sur un équilibre entre l'environnement et les pulsions, là où l'homme reste animé de pulsions qui sont aussi des pulsions destructrices. L'homme est donc toujours « en mal de souveraineté », en recherche d'une réponse adaptée qui se présente comme recherche de la souveraineté sous la forme du souverain bien, mais qui est cependant toujours indissociable de la violence, de la domination et de la destruction.
« Être en mal de souveraineté » c'est donc se soucier, d'un souci impossible, irréalisable, de la justice, dans la recherche du souverain bien, en tractation permanente avec le péril et la destruction. C'est être toujours-déjà au-devant d'une exigence vers la justice, l'hospitalité et l'éthique, dans le lieu même où la souveraineté, ou du moins une certaine forme de souveraineté - toujours riche de promesse et de périls – s'élabore   .
C'est cette tâche que confie Derrida à un futur « parlement des philosophes » pour l'avenir politique d'une Europe à même de se penser non comme « superpuissance en concurrence » mais comme « capable de combattre ou de réorienter toutes les instances qui arraisonnent aujourd'hui le processus ambigu de la mondialisation. »

 

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La déconstruction de l'opposition homme/animal et d'une définition de la souveraineté au profit de la recherche d'une autre forme du politique.