Le projet éditorial

nonfiction.fr : Vous avez co-dirigé, avec Ginette Michaud et Michel Lisse, la publication du premier volume des cours de Jacques Derrida, La Bête et le Souverain, qui reprend les cours donnés à l’EHESS en 2001 – 2002. Ce projet éditorial, avec le soutien des éditions Galilée, prévoit la parution d’une cinquantaine d’ouvrages, ce qui représente une tâche immense. Qui en a été à l’initiative ? Cela correspond-il à un souhait de Derrida lui-même ?

Marie-Louise Mallet :  Il n’est pas très simple de répondre. Jacques Derrida n’a pas manifesté explicitement le souhait de voir l’ensemble de ses cours publié. Mais, par exemple, dans l’avant-propos de Politiques de l’amitié, il situe l’ouvrage par rapport à tout un ensemble de séminaires donnés à l’EHESS les années précédentes, séminaires qu’il espère, dit-il, publier plus tard. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Probablement parce que cela lui aurait demandé un important travail de relecture, de reprise de ses notes passées, alors qu’il était constamment requis par le travail à venir et par les sollicitations innombrables du présent. Et puis, le temps ne lui en a pas été donné.

À sa mort donc, des amis, des proches, un certain nombre de personnes, qui aujourd’hui constituent le comité de publication, ont pensé qu’il serait bon de publier ces séminaires.

Les séminaires de Derrida étaient souvent la matrice de ses livres, lesquels n’en étaient cependant jamais la reprise intégrale. Par exemple, le livre Politiques de l’amitié prend son départ dans la première séance d’un séminaire mais, celui-ci ayant duré trois ans, il n’en recouvre pas l’intégralité.

On aurait donc pu se demander s’il était vraiment nécessaire de publier ces séminaires, dans la mesure où ils ont trouvé, d’une certaine façon, leur prolongement dans des livres publiés du vivant de Derrida. Mais, d’un autre côté, on peut dire que l’enseignement de Derrida a toujours été très singulier : ses séminaires ne sont jamais l’enseignement d’une pensée déjà constituée, l’exposé de thèses déterminées et fixées, mais un véritable atelier de travail et de pensée, à travers lequel il élabore sa propre pensée. Il partait d’un motif, un peu à la manière d’un musicien, pour ensuite avancer chaque semaine  comme "à l’aventure", inventant son chemin d’une séance à l’autre. Les séminaires sont donc en quelque sorte le témoignage d’une pensée se faisant. Dès lors, ils ne font pas double emploi avec les livres déjà publiés : si  le lecteur retrouve ici ou là des motifs repris mais  souvent modifiés pour la publication, il trouvera aussi nombre d’autres motifs inédits, susceptibles d‘éclairer ces derniers.

nonfiction.fr : Si ses séminaires avaient un aspect "work in progress", Derrida écrivait énormément à l’avance ses cours.

Marie-Louise Mallet : Derrida écrivait en effet toutes ses séances, comme il écrivait toutes ses conférences. Il prit cette habitude très tôt : dès les premières années de son enseignement, nous disposons de cours très rédigés. Il semblait souvent improviser, parce qu’il avait un certain talent d’acteur, mais la séance était écrite – sans exclure cependant d’éventuels développements spontanés. Mais l’ensemble du séminaire n’était pas écrit en octobre  et pour toute l’année. Loin de là ! Le séminaire s’élaborait le plus souvent d’une semaine à l’autre et il arrivait que le parcours en soit modifié, par une rencontre, par la question d’un étudiant, une lecture suggérée par un auditeur, par exemple – et Derrida indique souvent ces imprévus dans  le séminaire, en remercie les initiateurs. Il y avait donc une très large part du séminaire qui n’était pas programmée, qui laissait place à ce qu’il appelle "l’événement". Il y avait beaucoup d’événements dans le déroulement du séminaire, même si la séance était à chaque fois écrite.

Faire place à l'événement

nonfiction.fr : Il y a chez Derrida une pensée de l’événement, une pensée de l’altérité, et le fait de savoir que tous ses cours sont si écrits, si préparés, cela soulève la question de savoir quelle était la place des interventions des étudiants, des éventuelles questions pendant le cours ?

Marie-Louise Mallet :
Derrida prévoyait dans son séminaire des séances de discussion. (Nous n’avons pas publié ces séances dans le livre, pour des raisons d’abord strictement matérielles :  nous avons des enregistrements dont la qualité n’est pas suffisamment bonne et souvent nous ne parvenons pas à y entendre distinctement les questions, par ailleurs inégalement pertinentes. Et puis, tel quel, le volume comporte déjà près de 500 pages ! )

Il y avait donc plusieurs séances de discussion dans l’année, précédées en général d’une introduction improvisée par Derrida – nous avons publié, dans ce premier volume, deux de ces séquences introductives pour lesquelles nous avions un bon enregistrement.

D’autre part, dans les séances où la discussion n’était pas prévue, il acceptait qu’il y ait des interventions : pas trop, bien évidemment, mais il acceptait d’être interrompu par une question ou une contestation. Et puis, il y avait des échanges qui ne se faisaient pas sous la forme d’interventions directes, mais qui passaient par des textes que des auditeurs lui écrivaient et lui envoyaient, qui souvent menaient à un parcours imprévu et introduisaient une part d’événement.

Les différentes périodes de l'enseignement de Derrida

nonfiction.fr : Comment avez-vous procédé pour l’établissement des textes ? Êtes-vous restés sur les supports écrits – qui sont probablement précieusement archivés – ou bien avez-vous tenu compte, en fonction des enregistrements, de certaines interventions ? Avez-vous essayé de faire progresser le texte par rapport à sa rédaction initiale ?

Marie-Louise Mallet : Nous nous en sommes tenus essentiellement à ce qu’avait rédigé Derrida. Il était toujours très soucieux lorsqu’il donnait, par exemple, une interview pour un journal, de revoir le texte avant qu’il ne soit publié. Nous n’étions donc pas sûrs qu’il aurait nécessairement été d’accord pour que des parenthèses, des développements improvisés en séance soient ajoutés au texte ; cela représentait un certain risque.

Par ailleurs, on pourrait nous poser la question du choix des cours ou séminaires. Comme cela est expliqué dans l’introduction générale de ce volume, les cours des premières années d’enseignement, à la Sorbonne puis à l’École normale supérieure, ont été rédigés à la main, ce qui pose d’importants problèmes de déchiffrage. Nous ne disposons pas, en outre, de la même continuité dans les documents pour ces enseignements (par ailleurs plus ou moins déterminés par les programmes d’agrégation et donc à la thématique moins libre). Il y a ensuite toute une série de séminaires, tenus à l’ENS, tapés à la machine, avec beaucoup de corrections manuelles en marge, qui demanderont, eux aussi, un difficile travail de déchiffrage. Il y a enfin les séminaires rédigés à l’ordinateur, qui correspondent à peu près à la période d’enseignement donné à l’EHESS.


nonfiction.fr : On voit ici les différentes époques de la technique.

Marie-Louise Mallet : Oui, et ce n’est pas indifférent car la technique était, on le sait, un motif important de la pensée de Derrida.


nonfiction.fr : Pour quelle raison avez-vous commencé par les derniers cours ? Est-ce par commodité technique ?

Marie-Louise Mallet : Pour une part, car de 1991 à 2003, tout a été écrit à l’ordinateur. Mais la question pratique ne constituerait pas un motif suffisant.

Il se trouve qu’en plus, ces séminaires donnés à l’EHESS constituent un ensemble qui a une cohérence, avec toute une série de séminaires qui traitent de la grande question de la "nationalité et [du] nationalisme philosophique" ("Nomos/logos/topos", "le théologico-politique", "politiques de l’amitié" etc…)  et, à partir de 1991, sous le titre général "Questions de responsabilité", tout un ensemble de séminaires qui s’enchaînent naturellement, de façon explicite : le secret, le témoignage, l’hospitalité, le pardon, le parjure, la peine de mort,  jusqu’au dernier séminaire "La bête et le souverain".

 

nonfiction.fr : Ces années correspondent à un moment où il avait une totale liberté et où les questions abordées dans les séminaires venaient de lui.

Marie-Louise Mallet : Oui. Mais cela avait déjà été très vite le cas, dès l’École normale supérieure. Même lors des cours liés à un programme, il savait faire preuve de beaucoup d’originalité. En ce moment, Marguerite Derrida travaille avec Thomas Dutoit au déchiffrement (difficile) d’un cours sur Heidegger datant des années 1960, très novateur : les cours sur Heidegger n’étaient pas très fréquents, à l’Université, à cette époque.


nonfiction.fr : Est-ce que le choix de ce qui sera publié est arrêté ? Est-il prévu de publier également les cours de la Sorbonne, les séminaires de l’École normale supérieure ?

Marie-Louise Mallet : Si on voulait tout publier, il faudrait publier plusieurs volumes par an … Il faudrait aussi réunir une équipe et des moyens matériels dont nous ne disposons pas actuellement. Donc, pour le moment, le projet se limite – ce qui est déjà considérable – à la dernière série des "questions de responsabilité", qui ont toutes une actualité très forte.


La parole et l'écrit

nonfiction.fr :
Il est assez frappant à la lecture de la bibliographie de Derrida de voir que les livres voisinent beaucoup avec les textes de ses interventions, comme s’il y avait une continuité entre toutes ses démarches. Vous parliez tout à l’heure d’une pensée se faisant, de livres qui trouvent leur matrice dans les séminaires. Ce souci de faire publier des textes peut-il être interprété comme une volonté de montrer toutes les étapes de la réflexion ?

Marie-Louise Mallet : Derrida avait en effet un souci de publier. Cela peut être vu, en effet, comme une  manière de montrer le cheminement d’une réflexion. Mais il répondait aussi à une demande. Après chaque conférence, on lui demandait de pouvoir en publier le texte. Il avait énormément de lecteurs à l’étranger où il y avait un souhait très vif de pouvoir lire ses textes.  Souhait qui correspondait, chez lui, au souci de sortir des frontières universitaires et nationales. Et s’il y a eu un penseur qui a été un passeur de frontières, c’est bien lui.


nonfiction.fr : Foucault, dont la publication des cours au Collège de France vient d’être achevée, est quelqu’un qui publiait peu de livres. Ses cours révèlent donc parfois des thèmes entiers sur lesquels il n’avait rien publié. Peut-on attendre de la publication des cours de Derrida un effet de nouveauté ou l’apparition de thèmes qu’il n’aurait jamais abordés ?

Marie-Louise Mallet : Je ne pense pas. La pensée de Derrida se fait selon la modalité d’un work in progress mais dans le même temps, elle revient très souvent sur ses motifs. Quand on lit par exemple son texte de diplôme universitaire publié tardivement par les PUF, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, on voit à quel point les grands motifs et le style de sa pensée sont déjà en place.


nonfiction.fr : Peut-être peut-on s’attendre à voir apparaître des auteurs qu’il aurait peu abordés par ailleurs ?

Marie-Louise Mallet : Dans le prochain volume à paraître, (La Bête et le Souverain II, 2002-2003), les lecteurs auront la surprise de découvrir, par exemple, tout un séminaire qui se construit sur la confrontation entre les Concepts fondamentaux de la métaphysique de Heidegger et le Robinson Crusoé de Defoe, ce qui n’est pas particulièrement attendu et ne fait écho à aucune autre publication.


nonfiction.fr : Dans La Bête et le Souverain, il y a une explication assez vive avec Agamben, qui était jusque là plutôt méconnue.

Marie-Louise Mallet : Il y a en effet un côté très polémique dans ces passages là, mais ils lui permettent de déboucher sur une question à laquelle il tenait beaucoup qui est la question de la "périodisation" de l’histoire, à propos de laquelle il était très dubitatif.


nonfiction.fr : À propos de l’enseignement de Derrida, y avait-il chez lui un souci de "pédagogie", c’est-à-dire de prendre le statut du professeur qui transmet un savoir ou bien cherchait-il à s’éloigner de cette figure là ?

Marie-Louise Mallet : Il transmettait bien sûr un savoir et l’on a souvent dit de lui qu’il était un très grand professeur, doté d’un grand talent pédagogique. Ses séminaires étaient extrêmement vivants, parfois très drôles, mais aussi très illuminants, sans avoir la forme d’un exposé doctoral. Il parle par exemple beaucoup de Hobbes dans ce volume, mais cela ne prend jamais la forme d’un cours classique. Sa façon de lire tel ou tel philosophe ou non-philosophe – il n’établissait pas de cloisons étanches entre ce qui était dit philosophique et ce qui était dit littéraire ou même journalistique parfois – était toujours inattendue, toujours éclairante sans être classiquement dogmatique.


"Derrida politique"

nonfiction.fr : Ce premier volume témoigne de la continuité dans le travail philosophique de Derrida, notamment à propos de la réflexion sur la politique. On dit souvent qu’il y aurait deux Derrida, l’un déconstructeur, l’autre politique ; affirmation souvent démentie que ce volume vient contester à son tour, en montrant que chez Derrida la pensée du politique n’est jamais distincte de la réflexion sur d’autres catégories.

Marie-Louise Mallet : Je voudrais d’abord revenir un instant à l’une de vos questions précédentes : il y a bien quelque chose de nouveau qui apparaît, par exemple, dans ce dernier séminaire. Le thème de la souveraineté l’a occupé depuis pas mal d’années, on l’a vu. De même, la question de l’animalité l’a préoccupé très tôt et revient très souvent dans ses écrits : critique récurrente de la manière dont la tradition philosophique considère l’animal d’un seul tenant, comme si tous les animaux étaient identiques, et le définit uniquement en négatif, en fonction de ce dont il est supposé être dépourvu, l’homme "souverain" s’attribuant l’exclusivité de ce dont il prive l’animal (voir par exemple L’Animal que donc je suis, qui reprend une conférence donnée au colloque de Cerisy en 1997). Mais dans La Bête et le Souverain, pour la première fois je pense, ces deux motifs se conjuguent : l’un des thèmes importants du livre étant, en effet, la contamination entre la figure du souverain et la figure de l’animal (mais aussi avec la figure de Dieu), qui, du fait qu’elles se trouvent "hors la loi", présentent une ressemblance troublante et inquiétante.


nonfiction.fr : Tout ceci finalement déplace la perception. C’est intéressant par rapport à la déconstruction dans son aspect politique : la déconstruction de la différence homme/animal se greffe sur un enjeu politique qui est un peu la marque du dernier Derrida.

Marie-Louise Mallet : Derrida a toujours pensé que la déconstruction était fondamentalement politique. Il affirmait notamment que démocratie et déconstruction allaient de pair, la démocratie étant impossible sans déconstruction.


nonfiction.fr : Comment procède-t-on à la lecture de Derrida ? On voit que dès le départ, avec la déconstruction, même dans les textes sur la littérature, l’enjeu politique est présent. Ce qui montre que la lecture des œuvres de Derrida, plus que pour celle de tout autre auteur, est singulière, car il est difficile de tracer un parcours préétabli dans son œuvre dans la mesure où tout s’y répond en permanence et chaque texte est comme un éclairage nouveau sur un ensemble de problématiques. Il n’y a pas de parcours évolutif, on ne chemine pas en ligne droite.

Marie-Louise Mallet :
Ce serait peut-être un point commun avec Deleuze que de constater qu’il y a un côté un peu "rhizomatique" de sa pensée.


nonfiction.fr : Que pensez-vous de l’idée d’un tournant vers l’éthique de l’œuvre de Derrida ?

Marie-Louise Mallet :
Je suis sceptique face à cette idée de tournant. Il est évident que selon les circonstances certains thèmes deviennent plus visibles que d’autres. Par exemple, au moment de la parution de Spectres de Marx la dimension politique apparaît au premier plan.

On a voulu soutenir parfois que l’engagement politique de Derrida était moins évident que celui de quelques autres. C’est que son engagement politique passe plutôt par l’écriture que par des gestes médiatiques. Il avait trop le sens des complexités pour passer par une action simplement militante, même s’il lui est arrivé de "militer" et de descendre dans la rue quand il le fallait.

Le rapport à l'engagement

nonfiction.fr : Il y a quand même une sorte de distance par rapport au politique chez Derrida – pas dans un sens négatif – qui contraste avec une sorte d’hyperpolitisation dans les années 1970. Cette distance semble faire la force de Derrida dans ces années là : il y a bien une dimension politique mais qui est subtile. Paradoxalement, c’est ce qui lui a permis de tenir certaines positions avec force : il est par exemple l’un des rares philosophes en France à être absolument intraitable sur la question de la peine de mort.

Marie-Louise Mallet : Oui, et je crois que c’est quelqu’un qui n’a jamais aimé les oppositions tranchées. Qui les a toujours suspectées.

Comme vous le savez, il est né en Algérie, où il a passé son enfance, y percevant très tôt à quel point la situation coloniale y était intolérable. Néanmoins, il a longtemps rêvé d’une solution qui n’aboutirait pas à la rupture complète. Il estimait beaucoup, par exemple, Germaine Tillion qui était intraitable sur la question des droits de l’homme mais cherchait en même temps la possibilité d’instituer des rapports justes qui auraient permis une certaine continuation des relations entre les différentes composantes de l’Algérie de l’époque.


nonfiction.fr :
Tout en étant anticolonialiste, il a donc apporté son souci de déconstruire les oppositions figées et de permettre des formes de dialogue.

Marie-Louise Mallet :
En effet ; comme il a souvent dit son partage entre la nécessité d’hériter du passé, de la tradition et en même temps de s’ouvrir à l’événement. Ce serait tellement plus facile de dire que seule la tradition ou que seul le nouveau compte, mais alors on ne penserait plus.


nonfiction.fr : On le voit aussi bien dans son rapport à Marx que dans son rapport aux droits de l’homme, qu’il faut à la fois déconstruire et préserver.

Marie-Louise Mallet :
Il n’a jamais été marxiste engagé quand il était facile et glorieux de l’être, mais ensuite, quand Marx a été jeté aux orties et traité plus bas que terre, il a eu le souci de lui rendre justice, ce qu’il a fait par exemple dans Spectres de Marx, de façon très originale…


nonfiction.fr : À propos de l’engagement, il y a justement un paradoxe qui est très intéressant à relever. Alors que les critiques traditionnelles à l'encontre de Derrida tournent autour du fait que sa démarche empêcherait d’en venir à une décision et qu’il ne s’est jamais engagé officiellement pour un courant il a eu néanmoins des prises de positions très fortes, sur l’apartheid, à Prague. Ce serait alors finalement un des rares penseurs du XXe siècle à témoigner d’une forte et réelle continuité entre l’écrit et les actes.

Marie-Louise Mallet :
Absolument. Il y avait eu en 1983 une grande exposition d’art, itinérante, contre l’apartheid, à l’occasion de laquelle il a écrit des textes très forts. Participant, il y a quelques jours, à une émission de France Culture consacrée à la publication du séminaire, j’ai été frappée par un extrait d’entretien avec Jacques Derrida qui y fut rediffusé. Évoquant ce grand rassemblement d’écrivains, d’intellectuels, d’artistes, il dit qu’il pensait alors qu’il ne verrait pas de son vivant la fin de l’apartheid. Il y a parfois des accélérations de l’histoire totalement imprévisibles.

Il a fondé aussi l’"Association Jan Hus" avec Jean-Pierre Vernant, ce qui l’a conduit à Prague où il a été emprisonné.
Il a aussi pris parti fortement pour les sans-papiers, il a beaucoup insisté sur la question de l’hospitalité. Lorsqu’il parle d’"hospitalité inconditionnelle", c’est pour faire apparaître que ce que l’on nomme couramment  "hospitalité" n’est le plus souvent qu’une forme d’arrangement, de calcul économique. Une telle hospitalité inconditionnelle est sans doute de l’ordre de l’impossible à réaliser, mais sans la visée d’une telle hospitalité inconditionnelle il ne peut y avoir d’hospitalité du tout.

Les lectures à venir

nonfiction.fr :
La confrontation avec l’impossible est d’ailleurs l’un des grands thèmes de Derrida, pour qui quelque chose n’émerge qu’à partir de ce qui est impossible.

Marie-Louise Mallet : L’un de ses grands thèmes est en effet qu’il ne peut y avoir de décision que là où il y a de l’indécidable ; si la décision est claire, évidente, si elle peut se déduire de manière  rationnelle, scientifique, il n’y a alors pas de décision à prendre, au sens strict. On ne décide que dans l’impossible, dans l’indécidable, ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’il ne faut pas décider, mais qu’il faut prendre conscience du caractère précaire et toujours insuffisant de sa décision, ainsi que du fait que celle-ci est toujours synonyme de sacrifices – en faveur de l’un au détriment d’un autre.


nonfiction.fr : Y a-t-il un projet concernant une éventuelle édition de la correspondance de Derrida ?

Marie-Louise Mallet :
Les archives sont consultables à l’IMEC mais il n’y a pas encore de projet d’édition. Dans le numéro des Cahiers de l’Herne qui lui était consacré, nous avons publié un certain nombre de lettres en fac-similé, d’échanges avec Ponge, Levinas, Blanchot, Jankélévitch, Foucault, Althusser. L’échange avec Althusser, par exemple, est  intéressant car il révèle un aspect inédit de celui-ci : une de ses lettres sur Glas est un éloge vibrant de cet ouvrage, ce qu’un lecteur moyen d’Althusser n’attendrait pas forcément de sa part.


nonfiction.fr : Le projet tel qu’il est mené aujourd’hui est conduit par un cercle de proches. Pour l’avenir de l’édition des œuvres voit-on émerger une nouvelle génération. Quel pourrait-être l’avenir de la réception de Derrida ?

Marie-Louise Mallet : Il est difficile de savoir… Il y a aujourd’hui de jeunes penseurs qui marquent, dans leurs publications, leur intérêt pour Derrida. Je sais que certains collègues  universitaires dirigent des travaux d’étudiants sur sa pensée et qu’à l’étranger beaucoup de travaux sont en cours.

Cela dit, je pense que c’est une pensée qui fera son chemin comme elle a déjà fait son chemin précédemment, par des voies singulières et non tracées, c’est-à-dire qu’elle ne sera peut-être jamais tout à fait et simplement l’objet d’un enseignement dogmatique, universitaire. Il y a eu, en 2005, un important colloque à l’École normale supérieure sur "Derrida, la tradition de la philosophie", où des penseurs, des universitaires que l’on ne peut qualifier de derridiens ont fait des exposés très remarquables, ce qui laisse bien augurer cependant de sa présence future dans l’enseignement. Mais il y a bien des façons de "donner à penser" et je pense que l’œuvre de Derrida donnera beaucoup à penser, et par de multiples voies, pendant longtemps encore…

Propos recueillis par Bastien Engelbach et Jean-Claude Monod

 

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- Entretien avec Marie-Louise Mallet : "Par de multiples voies, l'œuvre de Derrida donnera encore beaucoup à penser"

- Entretien avec Marc Crépon : les séminaire de Derrida sur la peine de mort

- Collectif, Derrida à Alger. Un regard sur le monde (Actes Sud), par Marc Crépon.

Un témoignage de l’extraordinaire rayonnement d’une pensée irrécupérable, ouverte sur le monde, au défi des frontières.

- Jacques Derrida, Séminaire. La bête et le souverain t.1 2001 - 2002 (Galilée), par Emanuel Landolt.

La déconstruction de l'opposition homme/animal et d'une définition de la souveraineté au profit de la recherche d'une autre forme du politique.

- Jacques Derrida, "Le souverain bien - ou l'Europe en mal de souveraineté" dans Cités, 30, 2007 (PUF), par Bastien Engelbach.

La notion de souveraineté est saisie dans sa complexité et son historicité, suivant l'horizon problématique de l'animal politique mettant en balance l'homme et l'animal, la politique et le bestial, le souverain et la bête.