Le second volet de L’ennemi Principal offre une vraie boîte à outils pour faire table rase des préjugés sur le genre et mettre le feu aux oppressions.
 

À quoi mènent les développements de la pensée de Christine Delphy ? Se limitent-ils à approfondir, depuis près de trente ans, ce que les dix premières années de son travail nous avaient déjà fait comprendre : la nécessité d’une déconstruction du système patriarcal par le matérialisme féministe radical ? Ce deuxième volume (qui reproduit un choix d’articles “plus théoriques” publiés à partir du début des années 80) aboutit-il à autre chose qu’à épingler l’oppression des femmes moins par un système capitaliste que par un système profitant d’abord et avant tout aux hommes ?

En un sens, non. Delphy reprend et étaye les thèses qu’elle avait déjà exposées dans la première partie de L'ennemi principal, sans doute de manière plus claire, sans doute avec une verve encore plus pointue, mais sans rien changer non plus à son hypothèse de base qui consiste à déconstruire un système d’oppressions économico-politiques en révélant les mythes qui le fondent dans sa pseudo-naturalité et en décortiquant les rapports de pouvoir qui le forgent. Les femmes sont l’objet d’une oppression constante qu’il s’agit de dénoncer en ce qu’elle profite au groupe des hommes et en ce qu’elle va jusqu’à déterminer leur identité : être une femme, c’est avant tout être sujet à l’oppression.

Toutefois, avec le temps, à force d’être répétées, explicitées, voire même, parfois, un peu rabâchées, les analyses de Delphy gagnent en précision et en fluidité. La lecture de ce second volume s’avère donc non seulement plus plaisante que celle du premier, mais aussi, si possible, plus convaincante. Il a aussi l’avantage de pouvoir être directement utilisé dès sa préface comme une boîte à outils pour s’emparer des “contradictions du réel” et les interpréter. À plusieurs reprises les mises en garde du livre contre les aliénations aux mythes, aux hommes, aux lois ou à la nature offrent des pistes concrètes pour rester vigilant dans la recherche de libertés pour tous. Ainsi dès sa préface, Delphy invite-t-elle à employer la plus grande prudence face aux revendications identitaires qui aboutissent souvent à un enfermement conduisant certes à la différence, mais pas à l’égalité. Delphy questionne les droits attribués aux minorités et ceux qu’elles revendiquent : comment faire en sorte qu’ils ne corroborent pas les hiérarchies existantes ? Avec la simplicité d’une artisane du savoir, elle tend de quoi scier les certitudes : “(…) les oppressions sont uniques comme les individus”.  

Si le livre de Delphy contient des outils pour la pensée, la boîte dans laquelle ils se rangent n’est faite que d’une matière : la préséance du social sur l’être humain. On rassemble les outils de Delphy en acceptant que les catégories de notre pensée et de notre perception de la réalité, même les plus évidentes, soient toutes issues du social. Tout y passe, de la maternité, aux enfants, sans oublier la division du travail, la distinction public / privé, les valeurs... Bref, la boîte à outils de Delphy vient déboulonner le mythe de la naturalité.



Mais il y a plus. En revenant sur ces thèmes déjà largement abordés auparavant, Delphy parvient à mettre en évidence une hypothèse de lecture de la réalité politique du genre tout à fait nouvelle. En effet, aujourd’hui, même les moins subversifs reconnaissent de bonne grâce une part sociale dans la construction de l’identité. En plus du sexe physique, force est d’accepter depuis Beauvoir, un genre : “on ne naît pas femme, on le devient”. Cependant, au milieu de l’ouvrage, au détour d’une nième tentative de définition de son projet de travail en tant que féministe matérialiste, Delphy sort un instrument pour analyser ce relais du biologique par le social. Il s’agit d’une sorte de clé pour repenser ce réel, le percer, le forer, le déboîter et le reconstruire autrement. “Pour résumer de façon très schématique notre travail, nous pensons que le genre – les positions sociales respectives des femmes et des hommes – n’est pas construit sur la catégorie (apparemment) naturelle du sexe ; mais qu’au contraire le sexe est devenu un fait pertinent, et donc une catégorie de la perception à partir de la création de la catégorie de genre, c’est-à-dire de la division de l’humanité en deux groupes antagonistes dont l’un opprime l’autre, les hommes et les femmes.”   Ici, Delphy arrache un clou et tous les murs s’effondrent : il ne s’agit plus de penser le genre à partir du socle de la naturalité, il ne s’agit plus de comprendre le social en fonction d’une évidence perceptive immédiate, celle de la différence physique homme / femme mais, tout au contraire, il s’agit de comprendre que la distinction biologique ne prend sens qu’à partir de la construction sociale genrée.

Autrement dit encore, Christine Delphy inverse de façon radicale la logique du modèle et de la copie : le social ne reproduit pas le naturel, il le façonne. On assiste ainsi au triomphe d’une réalité sexuée fondée non plus sur une mythique différence des sexes, mais sur une démultiplication de simulacres : c’est le social qui transforme en catégorie de pensée la biologie. Plus loin, dans un autre article, elle s’interroge de façon encore plus explicite : quand on compare du genre avec du sexe, “est-ce qu’on compare du social avec du naturel ou du social avec du social ?”   . C’est parce que l’on devient femme qu’on peut l’être.

Cependant, suivre la copie à la place des fondements rassurants de l’éternelle mère nature a de quoi faire frémir : “J’argumente que pour connaître la réalité, et donc pouvoir éventuellement la changer, il faut abandonner ses certitudes et accepter l’angoisse, temporaire, d’une incertitude accrue sur le monde ; que le courage d’affronter l’inconnu est la condition de l’imagination et que la capacité d’imaginer un monde autre est un élément essentiel de la démarche scientifique”   .

La boîte à outils de Delphy contient donc aussi une massue qui détruit à grands coups la logique de l’édifice scientifique, ses fondements les plus absolus – distance, neutralité, objectivité – et la consistance de ses vérités. Alors même qu’elle angoisse, cette rupture épistémologique repolitise le savoir : ne voyez plus aucune vérité éternelle dans la différence des sexes mais cherchez plutôt des énoncés et des analyses qui s’engagent à libérer les opprimés. Car, une fois perdue la préséance du biologique, une fois que le naturel du sexe se forge à l’aune du social, les hiérarchies inégalitaires et les valeurs qui les supportent s’avèrent tout fait injustifiables et ne disposent plus d’aucune excuse pour perdurer. Quand tout s’est écroulé, vous voici prêts à repenser l’universel lui-même.

On le voit, la boîte à outils de Delphy est très complète. Elle nous arme pour réinventer le réel. Toutefois, on n’y trouve pas d’extincteur ni aucun autre instrument permettant d’éteindre les incendies : la sociologue affirme qu’accepter de dépassionaliser le feu du savoir, c’est tomber dans “le piège du diable”. Les flammes de la théorie de Delphy brillent haut et fort, finiront-elles par étouffer celles qui consument le corps des opprimés ?


À lire également sur nonfiction.fr :

- Christine Delphy, L'ennemi principal. L'économie politique du patriarcat, tome 1(Syllepse), par Fabrice Bourlez.

- Notre dossier : "2009, les femmes à la maison?". 

- Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les autres ? (La Fabrique), par Nathalie Heinich.