En se basant sur l'observation de Oakland en Californie, Frédérick Douzet pose des questions gênantes et primordiales sur la discrimination positive et ses effets.

"La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre", affirmait Yves Lacoste il y a quelques années dans un ouvrage appelé à une belle postérité. Frédérick Douzet nous montre dans son ouvrage La couleur du pouvoir que la géopolitique peut également servir à faire la paix. En analysant la singularité des tensions sociales et ethniques dans une ville américaine, Oakland, traversée de conflits souterrains, souvent invisibles, entre les différentes communautés, l’auteure propose une interprétation très féconde qu’une focalisation superficielle, au lendemain d’émeutes notamment, ne peut offrir à des observateurs pressés. A l’heure où la France semble de plus en plus séduite par les politiques de discrimination positive, l’ouvrage apporte un éclairage pertinent sur la mise en pratique d’une telle politique. F. Douzet tente de comprendre ce que l’historien Hugh Davis Graham a appelé "l’étrange convergence", selon sa formule, entre deux grandes lois votées dans l’atmosphère optimiste des années 1960 : la relance de la politique d’immigration en 1965 et la mise en œuvre de politiques de discrimination positive (affirmative action) dans les universités et dans les entreprises pour intégrer les minorités ethniques, à commencer par les Noirs.

Trente ans plus tard, ces deux lois interfèrent et provoquent des effets inattendus : les nouveaux immigrants, notamment les Hispaniques et les Asiatiques, sont devenus des groupes très actifs localement, et contestent le régime de faveur et la domination politique des Noirs dans certaines villes. C’est précisément cet étonnant paradoxe juridique, dont personne n’avait prédi les effets, que F. Douzet décortique à Oakland, une ville emblématique de la richesse ethnique du pays. Les meilleures intentions tournent parfois à l’aigre dans les actes, nous démontre-t-elle. Certes, ces nouveaux immigrants ont remodelé la configuration sociale, économique et politique de la ville. Selon le recensement de 2000, les Hispaniques et les Asiatiques représentent respectivement 21 % et 15% de la population d’Oakland. Leur dynamisme démographique s’accompagne d’une vitalité économique indéniable, qui a largement aidé à la reconversion de l’économie de la ville, longtemps un bastion industriel, en voie de tertiarisation.

A l’inverse, alors qu’ils représentent toujours la première communauté de la ville, les Afro-Américains ne bénéficient pas du même dynamisme depuis les années 1960. Si sa vigueur politique a été incontestable, elle n’a pas réussi à s’intégrer pleinement dans la vie économique locale. Dans les écoles publiques, l’échec des Noirs est particulièrement alarmant. Dans des pages passionnantes, F. Douzet évoque la décision prise par les autorités scolaires d’adopter l’ebonics [mélange des termes anglais ebony et phonics utilisé pour désigner le langage des Noirs Américain qui s’est éloigné progressivement de l’américain standard, ndlr] dans les écoles de la ville à la fin des années 1990. Si la décision provoque un tollé qui dépasse les frontières d’Oakland, elle reflète le malaise des enseignants et des éducateurs : que faire face à l’échec inéluctable des élèves ? In fine, les Noirs de la ville ont également perdu le pouvoir politique conquis à la fin des années 1960. En 1998, l’élection de Jerry Brown, un maire blanc, à la tête de la ville, a révélé l’apparition d’une nouvelle coalition politique entre les Hispaniques, les Blancs et les Asiatiques, coalition qui ne garantit plus automatiquement le maintien au pouvoir des Noirs. Dans les conseils d’école, la perte du pouvoir est identique à la situation au conseil municipal.

 C’est un étrange bilan que dresse donc F. Douzet au terme de quarante ans de programmes de discrimination positive : la communauté afro-américaine n’en a pas paradoxalement pas profité autant qu’il était prévu par les autorités publiques. Ce que le livre démontre, ce sont les limites d’une seule judiciarisation de la question sociale car le désengagement massif de l’Etat fédéral dans les secteurs de l’assistance et l’éducation a eu davantage d’effets que les lois sur la discrimination positive. Ce que l’ouvrage dit également, c’est la difficulté de la gouvernance et la nécessité de penser l’action politique à l’échelle nationale sans prendre en compte la dimension locale. Ce qu’il révèle enfin pour un lectorat français, c’est la nécessité de réfléchir à l’utilisation de moyens d’action pour venir en aide aux populations issues de minorités ethniques. Mettre de "la couleur dans le pouvoir", selon la jolie formule de l’auteure, n’aura de sens qu’en garantissant les dispositifs sociaux et éducatifs d’intégration. C’est sans doute la plus pertinente conclusion de ce livre particulièrement stimulant.


* En complément, vous pouvez également lire :

La critique du livre d'Alain Renaut, Egalité et discriminations (Seuil), par Céline Spector.

La critique du livre de Patrick Savidan, Repenser l'égalité des chances (Grasset), par François Dietrich.

La critique du livre de Rachida Dati, Je vous fais juges (Grasset), par Florent Bouderbala.

La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.

La critique du livre de Marco Oberti, L'école dans la ville (Presses de Sciences Po), par Olivier Rey.

La critique du livre d'Olivier Ihl, Le mérite et la République (Gallimard), par Ludwig Speter.

Le compte-rendu de deux articles du New York Times, par Boris Jamet-Fournier.