Un parcours dans l’enchaînement des faits et des effets de haut en bas. Une jolie construction intellectuelle au service d’une utopique régulation mondiale ?

Pour comprendre les difficultés actuellement rencontrées par les marchés financiers, il faut selon Michel Aglietta prendre la mesure de leur instabilité intrinsèque. L’observation historique montre que "les crises reviennent toujours", pour reprendre l’expression de Paul Krugman. Cette récurrence est à imputer à la nature particulière du lien entre prix et demande, qui, comme Aglietta l’expose très pédagogiquement, est fort différent sur les marchés financiers et sur les marchés des biens. Quand des biens "classiques" sont en jeu, la théorie standard de l’offre et de la demande s’applique : la demande dépend de facteurs exogènes, si bien qu’une augmentation des prix entraîne une baisse des quantités échangées à l’équilibre. Cette logique n’est pas celle des marchés financiers : comme les actifs financiers sont des éléments de valorisation de la richesse, "quand les prix montent, la demande augmente" p.12). Ce lien est magnifié par le recours massif au crédit et la valorisation des actifs à leur valeur de marché, qui peuvent se conjuguer pour donner naissance à une phase d’euphorie haussière qui va déconnectant les prix des titres financiers de leur sous-jacent. Réciproquement, la hausse du prix des actifs nourrit l’expansion du crédit.


Indéniablement, en insistant d’emblée sur le caractère central du lien entre crédit et prix des actifs, l’auteur fournit une grille de lecture féconde de la dynamique d’ensemble de la crise financière. En généralisant, l’on pourrait avec Aglietta plaider la substitution de l’hypothèse d’efficience des marchés par celle, d’inspiration keynésienne, "d’instabilité financière" : par nature, le fonctionnement des marchés financiers contribue à une amplification des cycles économiques, et en dernière instance à une augmentation du risque macroéconomique. Ce qui fait la particularité de notre époque, c’est que l’état actuel des technologies financières induit non seulement une plus forte volatilité (ce qui en soi n’est pas univoquement un mal) mais aussi un déclenchement endogène de la crise. Comme dans toute bonne tragédie, le développement des moyens conduit inévitablement au dénouement catastrophique. C’est à la description minutieuse des chaînes complexes d’interdépendance entre les différentes strates de l’économie financière et de leurs conséquences pour l’économie réelle que sont consacrés les chapitres centraux de l’ouvrage. Michel Aglietta y déploie un véritable art de la liaison entre les différents niveaux d’analyse. Son texte est incontestablement l’un de ceux qui présentent le meilleur alliage de concision, de rigueur et de maîtrise de l’objet. Il s’agit certes d’un survol, mais qui ne passe sous silence aucun niveau d’interprétation de la crise.

 

De haut en bas, une même logique

L’expansion exubérante du crédit aux États-Unis, à l’origine de la bulle immobilière, s’inscrit tout d’abord dans la lignée des déséquilibres financiers internationaux. Suite à l’éclatement de la bulle Internet en 2001, les entreprises américaines se sont désendettées, alors que les ménages, incités en cela par la baisse des taux conçue comme réponse aux risques de ralentissement économique, se sont massivement endettés. Ainsi, les États-Unis ont glissé rapidement d’un endettement d’investissement à un endettement de consommation, ce qui en bonne logique franklinienne aurait dû les appauvrir considérablement, si les pays émergents n’avaient massivement accepté de placer leurs revenus d’exportation en titres américains. Le déferlement des liquidités mondiales sur les marchés obligataires américains a entraîné une baisse des primes de risque qui a comme occulté la fragilité du modèle de croissance qui se mettait en place.


L’absence de maîtrise par la Fed des conditions du crédit a donc permis le développement de la bulle immobilière. Ensuite, les marchés financiers fonctionnant conformément à la logique cumulative décrite plus haut, la hausse des prix de l’immobilier a amplifié en retour les volumes de crédit accordés aux ménages américains. L’expansion a été d’autant plus démesurée que la technologie financière nouvellement en vigueur a joué comme un mécanisme de renforcement. Dans des conditions économiques "normales", le volume de crédit accordé est - entre autres - tributaire du collatéral mis en gage de la transaction. Il s’agit là à la fois d’un principe de précaution (on ne prête qu’aux riches) et d’une source de rationnement du crédit. Dans les années 1990, l’industrie du risk management a précisément promis d’abolir la "tyrannie du collatéral" et de permettre à l’effet de levier de jouer son rôle d’accélérateur de croissance à plein. Le problème est qu’en un sens, elle n’a que trop bien réussi. Avec le mark-to-market, la valeur du collatéral est devenue procyclique, exerçant un puissant feedback sur le crédit. De plus, avec des instruments comme les CDS (credit default swap), l’acheteur de protection débarrasse le risque de son bilan, échappant à l’obligation de mettre en réserve le collatéral correspondant. Les modèles statistiques d’évaluation du risque de crédit fondés sur le principe de la value-at-risk ont également sous-estimé les risques de perte des prêts bancaires.


Mais si les "développements étonnants de l’ingénierie financière" tiennent un rôle, celle-ci "est neutre en soi"   ; il faut en comprendre les effets potentiellement pervers à travers les incitations des agents qui la mettent en œuvre, à un niveau microéconomique. En fait, plaide Aglietta, "il existe une forte homologie entre la logique macroéconomique que nous venons de décrire et le comportement microéconomique qui l’accompagne"   . Ainsi, quand une banque vend un crédit et en transfère le risque, elle n’est pas incitée à évaluer correctement ce risque, mais seulement à maximiser le volume des crédits accordés (qui représentent autant de commissions). Un argument similaire est souvent employé à l’encontre de l’industrie de la notation des titres et en particulier de ses modes de rémunération. Au final, de haut en bas de l’échelle, tous les acteurs profitent du système, ignorant – ou feignant d’ignorer – qu’il reposait sur une évaluation biaisée du risque combinée à une provision insuffisante de collatéral.


Pris dans son ensemble, le raisonnement vise à convaincre de la nature endogène de la crise. Tous les mécanismes constitutifs du régime de croissance américain des années 1990 se retrouvent à l’œuvre dans son déclenchement et sa propagation. De plus, il semble que les nations doivent être touchées à mesure de leur enthousiasme vis-à-vis de l’innovation financière : le sort de l’Espagne, dont la réglementation financière imposait aux banques une réserve en capital équivalente au prêt   , n’est pas celui de l’Islande, qu’un gouvernement au "comportement totalement irresponsable" a transformé "en place offshore en quelques années"   .  À certains égards, la démonstration de Michel Aglietta fonctionne même trop bien : tout conduit à la crise aussi naturellement que dans une tragédie grecque.

 

De la mise en cause du marché au procès de la régulation

Cependant si la position est en un sens radicale, Michel Aglietta n’y trouve pas prétexte à instruire le marché en procès. Tout d’abord parce s’y applique l’argument de la neutralité technologique. Le marché n’est pas une panacée, mais il n’est pas non plus coupable par essence, le rôle de l’analyse économique étant d’en détecter les dysfonctionnements et d’en proposer une régulation adéquate, en phase avec les bouleversements induits par l’innovation financière. Ainsi l’analyse la plus classique aurait dû motiver les régulateurs à agir sur l’industrie de la notation, non seulement au titre de sa structure peu concurrentielle mais également dans la mesure où elle produit un bien public, l’information financière. Cette défaillance de marché caractérisée implique des erreurs de valorisation en chaîne, les rendements des actifs correspondants ne pouvant être correctement corrigés du risque. Les détenteurs auraient également pu se demander pourquoi des titres rapportant 0,5 à 1% de plus que les obligations ordinaires jouissaient d’une notation équivalente. Ensuite parce que Michel Aglietta est un trop brillant narrateur de la crise pour céder à la généralisation anhistorique : certes, la crise actuelle "ne sort pas de nulle part", pour reprendre l’auteur, mais cela est vrai dans un contexte où le régulateur a constamment eu un ou plusieurs temps de retard sur les régulés. En fait, l’analyse livrée ici est une condamnation sans appel d’une part de la capacité des acteurs à apprendre des crises passées, d'autre part de la régulation Post-Enron. Pour qui se souvient des beaux discours sur la nécessaire transparence de la gouvernance d’entreprise et l’encadrement du marché qu’avaient suscité la faillite du courtier en énergie californien, l’éternel retour des scandales financiers peut en effet prêter à sourire. Pour Aglietta, il est désormais temps de mettre en place une régulation à la hauteur des enjeux : "il revient aux régulateurs de poser les principes de la gouvernance d’une manière autrement plus contraignante que les chartes qui ont fleuri après la crise de 2002"   .

 

L’impossible Bretton Woods de Michel Aglietta ?

Michel Aglietta ne saurait donc se satisfaire de réponses conjoncturelles à la crise, qui doivent être complétées par une refonte générale du système. Pour autant, le travail de pompier des banques centrales et des gouvernements est indispensable et le jugement porté sur les actions récentes est nuancé. Certes, les banques centrales, et en particulier la Fed, ont échoué à prévenir la propagation des effets de la crise des subprimes à l’ensemble de l’industrie financière. Ainsi, après avoir sauvé Bear Stearns, elle a estimé que Lehmann Brothers ne méritait pas d’être sauvée car présentant un risque moindre de contamination systémique. Or, n’étant pas le régulateur des banques d’investissement, la Fed n’avaient qu’une connaissance très imparfaite des relations de contrepartie impliquées par les activités de la banque ; elle voulait "faire un exemple", mais "ses anticipations étaient totalement erronées"   , la chute de Lehmann entraînant une méfiance généralisée à l’encontre du marché des dérivés et un assèchement de la liquidité interbancaire.


Cependant, la Fed a su prendre acte de ses erreurs et répondre à la crise de liquidités en développant de manière inédite sa fonction de prêteur en dernier ressort. De manière générale, les banques centrales ont été obligées d’étendre la durée des lignes de crédit accordées aux banques d’affaires pour assurer la liquidité du marché interbancaire. Elles n’ont pas hésité ce faisant à prendre le risque de dégrader leurs bilans en acceptant pour contrepartie de leur avances monétaires des créances sur les entreprises dont la valeur est douteuse. En temps normal, le bilan de la Fed est ainsi composée à 90-95% de bons du Trésor, c'est-à-dire des actifs sans risque ; en septembre, cette proportion n’était plus que de 50%. "Les banques centrales se sont donc trouvées à leur tour confrontées à un risque de crédit qui menace leur propre indépendance"   . Avec la possibilité qu’en entrant de plain-pied dans l’arène, les banques centrales ne deviennent dangereusement sujettes aux contrecoups  de la crise.


Toutefois, à côté de l’assèchement de la  liquidité, le problème du manque de capital des banques nécessite l’intervention des États. Sur ce point, l’auteur estime que les gouvernements "ont pris la mesure de l’interdépendance des banques", mis sur la table "des moyens à la hauteur des difficultés rencontrées" et proposé en conséquence des plans assez bien adaptés, grâce notamment au rôle pionnier de Gordon Brown et du plan d’action britannique constitué d’un volet de garantie des prêts interbancaires et d’un volet de recapitalisation des banques. L’un des aspects positifs de la crise est en outre de fournir une démonstration éclatante de la pertinence de la coordination européenne des politiques économiques et donc une opportunité unique de l’approfondir. Les états européens ont ainsi consacré de manière relativement coordonnée 1700 milliards à des mesures de garantie des crédits bancaires et de recapitalisation. L’auteur délivre une mention passable à la réaction des gouvernements européens. À certains égards, et sans oublier le coût fiscal des plans de sauvetage, Michel Aglietta fait même preuve d’un optimisme supérieur à la moyenne des économistes en jugeant qu’à moyen terme, une fois la marasme amorti, les actifs douteux retrouveront une valeur raisonnable, permettant aux États de les revendre en encaissant une plus-value. L’on pourra cependant regretter que les plans de relance aient quant à eux été mis en route trop tard pour figurer dans l’ouvrage, même si ce délai de réaction en lui-même aurait pu faire l’objet d’un commentaire de l’auteur, étant probablement l’un des paramètres les plus importants de leur succès.


À plus long terme, il s’agit de proposer un remède à l’instabilité financière mondiale. La crise met en évidence la nécessité d’une coordination non seulement européenne mais mondiale accrue. L’auteur, en avançant la nécessité d’une "régulation contraignante", n’hésite pas à employer les mots qui fâchent. Dans l’idéal, un régulateur mondial des activités bancaires devrait être mis en place afin d’obtenir un tableau général des risques et prévenir toute contagion systémique. Cela suppose l’unification de l’espace financier, c'est-à-dire entre autres choses l’assujettissement des places offshore au droit commun. La proposition est ambitieuse car il suffit d’une seule faille dans le système pour le rendre inopérant. Les solutions esquissées sont parfaitement adéquates à l’interprétation économique de la crise. Sont ainsi examinées la création d’un fonds prudentiel contra-cyclique de garantie des positions bancaires, la réforme des modes de rémunération et de la gouvernance des banques ou la transformation des agences de notation en organismes publics.


En appelant à la fois à une réponse européenne coordonnée forte et à une mondialisation des organismes de contrôle et des normes prudentielles, Michel Aglietta rejoint le camp des promoteurs d’un "nouveau Bretton Woods". À la satisfaction face à un tableau intellectuel parfaitement agencé peut alors succéder chez le lecteur le scepticisme quant à la faisabilité – politique, économique, technique – d’une telle remise à plat

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- les éclairages sur la crise financière.

- Michel Aglietta, La Crise. Comment en est-on arrivé là ? (Michalon), par Jean Bastien.


* À lire également :

- un autre plaidoyer pour un nouveau Betton Woods.

- sur l’importance d’une réponse diligente, l’article de Luc Laeven (en anglais).