En mai 2004, le jury du festival de Cannes avait remis la Palme d'Or à Michael Moore, envoyant un message clair d'un soutien européen aux démocrates américains. Toutes choses égales par ailleurs, c'est la même interprétation que nous pouvons retirer du prix nobel remis à Paul Krugman cette année. En effet, depuis qu'il s'est concentré dans une carrière d'éditorialiste pour le New York Times, Krugman a été perçu comme l'économiste le plus intelligent et le plus affuté contre la politique de George Bush. Libéral au sens français, il l'est encore plus au sens américain, certaines de ses positions, notamment dans son ouvrage The Conscience of a Liberal l'opposant radicalement à l'actuelle administration américaine aussi bien qu'à ses fondements idéologiques. Plus récemment, il a poursuivi sa relation avec le grand public à travers son blog, l'un des plus animés et les plus intéressants en économie.
Mais ne nous arrêtons surtout pas à cela. Krugman est avant tout un grand scientifique, et c'est cette œuvre qu'a récompensée le jury du prix nobel.

Récompensé "pour son analyse des structures de commerce et de localisation de l'activité économique", ce 40ème Nobel américain (sur 58 lauréats) vient couronner une carrière sans contretemps : docteur du MIT à 24 ans, conseiller de la présidence à 29, avant de faire le tour des chaires les plus prestigieuses (Stanford, Yale, MIT) et de se voir distingué par l'équivalent de notre prix du meilleur jeune économiste, la médaille John Bates Clark.

Paul Krugman a profondément transformé l'étude du commerce international. Bien que souvent résumée comme une "nouvelle théorie du commerce international", son œuvre ne se veut pas systématique, ce qui n'est peut-être pas la moindre raison de sa fécondité, voire de la faveur qu'elle a trouvé auprès du collège Nobel en ces temps de scepticisme vis-à-vis de la Grande Théorie. La première salve, sur le commerce international dans les années 1970, a consisté en deux apports principaux : d'une part mettre en évidence la prévalence du commerce intra-sectoriel par rapport au commerce "classique" s'appuyant sur la spécialisation dans un secteur donné. Il a montré que le goût des consommateurs pour la différenciation et les rendements d'échelle croissants en production permettaient d'expliquer cette nouvelle structure du commerce international. C'est en grande partie en introduisant les comportements stratégiques des acteurs du commerce international qu'il peut, avec quelques autres, rompre avec les théories classiques de la spécialisation de Ricardo ou de Heckscher-Ohlin-Samuelson. C'est ainsi qu'il explique (avec James Brander en 1980) le phénomène de "dumping réciproque", c'est-à-dire la situation dans laquelle deux entreprises de nationalités différentes font du dumping chacune dans le pays de l'autre, ou qu'il a renouvelé l'analyse des politiques commerciales stratégiques. Par des modèles simples, ce faisceau de recherches permet de sophisitiquer l'analyse économique des relations commerciales bien au-delà de la doctrine libre-échangiste héritée grosso modo de Ricardo.

Dans un deuxième temps, dans les années 1990, il a remis au goût du jour l'analyse géographique du capitalisme, en montrant que les mêmes rendements croissants pouvaient faire émerger un "coeur" où se concentrent les activités et une "périphérie" désertée. L'espace n'est plus alors une simple catégorie, mais un déterminant des activités. C'est aujourd'hui un des champs les plus riches et les plus prometteurs en économie. Son troisième champ de spécialisation, non mentionné dans le prix, est, comme par hasard, porté sur les crises financières. Son expérience, à travers la comparaison de la crise actuelle à celles des pays émergents dans les années 1990, est incontournable pour qui souhaite comprendre quelque chose, et pour esquisser des solutions.

En plus d'être engagé politiquement, de s'être établi comme chercheur d'exception, Krugman est un vulgarisateur passionnant. Nombre d'économistes en herbe ont vu leurs notions détruites par La mondialisation n'est pas coupable. Dans ce livre, il s'emploie à battre en brèche les interprétations biaisées de ses travaux par ceux qu'il appelle les "pop internationalists" tels que Lester C. Thurow qui prétendaient mettre la "nouvelle théorie du commerce international" au service du retour de l'unilatéralisme. Se démarquer des classiques du libre-échangisme n'enveloppe pas une caution du néomercantilisme. Il se bat aussi vers sa gauche en montrant que l'intégration commerciale n'est pas la responsable de tous les maux. Son style, toujours provocant et pédagogique, en font l'auteur parfait pour commencer à s'initier à l'analyse économique.

Mais malgré tous ces mérites, il est difficile de ne pas croire qu'un certain esprit politique animait Oslo dans la décision. Toute une génération de cinquantenaires a participé à la "révolution" dans l'analyse du commerce : en premier lieu son coauteur Elhanan Helpman, lui aussi dans les favoris, mais aussi Gene Grossman, de Princeton, Avinash Dixit, Maurice Obstfeld ou Jagdish Bhagwati auraient mérité eux aussi une partie de ce prix (c'est entre autres le point de vue de Greg Mankiw). En le remettant à Krugman seul, c'est la personnalité dans son entier que l'Académie a voulu distinguer. Et espérons que son message aux États-Unis sera plus efficace que celui de sa lointaine homologue cannoise
 

* Texte écrit en collaboration avec Luc Goupil


*À lire également :

- Une auto analyse de sa carrière.

- Commentaires du prix par Tyler Cowen.

- Le billet de Dani Rodrik.

- La réaction de Greg Mankiw.

- La réaction chez éconoclaste.



*À lire sur nonfiction.fr :


- Paul Krugman, L'Amérique que nous voulons (Flammarion), par Jean-Baptiste Soufron.

- Paul Krugman, L'Amérique que nous voulons (Flammarion), par Martin Kessler.

- Paul Krugman, L'Amérique que nous voulons (Flammarion) et Robert Reich, Supercapitalisme (Vuibert) par Gilles de Margerie.

- nos éclairages sur la crise financière.