Les intellectuels de la gauche américaine sont moins dénonciateurs et finalement plus efficaces que leurs homologues français. Ils produisent des essais riches en données et en enseignements...

Paul Krugman, Robert Reich, deux des grands auteurs de la gauche américaine – la vraie, celle des Etats-Unis – ont publié, fin 2007, des études dont le diagnostic est fondamentalement le même : les trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont été une période de prospérité croissante pour la majorité des Américains, et ceci doit beaucoup à des choix politiques, en particulier fiscaux, mais aussi institutionnels, souvent issus du New Deal. Les trente années suivantes ont vu la croissance économique bénéficier majoritairement à une fraction étroite de la population, dans des conditions qui doivent beaucoup, elles aussi, à des choix politiques, avec, là encore, un rôle important de la fiscalité, mais aussi d’autres facteurs ayant affaibli les moteurs qui avaient bénéficié aux classes moyennes. Et les deux auteurs plaident, vigoureusement, pour le retour à une action publique qui fasse à nouveau bénéficier la majorité de la population de la croissance.

Les démarches, le style de l’argumentation diffèrent ; mais le propos fondamental paraît, vu de France, très voisin. Les débats politiques français gagneraient à s’en inspirer.


Paul Krugman, qui enseigne l’économie et les affaires internationales à Princeton, est surtout connu des lecteurs français par ses éditoriaux du New York Times, souvent repris dans le Internartional Herald Tribune, d’un militantisme virulent contre l’administration Bush. "The conscience of a liberal" utilise "liberal" dans le sens américain : c’est de la conscience d’un homme de gauche qu’il s’agit. Krugman revient sur le monde dans lequel il a grandi, un monde où une majorité d’américains voyait son niveau de vie progresser. Il s’interroge sur les origines de la transformation qui a conduit, sous l’effet d’une croissance très forte des inégalités, à la captation des fruits de la croissance par une très petite minorité. Ce qui le conduit à expliquer qu’être de gauche, c’est, dans ce monde-ci, être conservateur, puisqu’il veut retourner à l’état de la société qu’il a connu dans son enfance et sa jeunesse. Ce n’est pas un hasard : les évolutions politiques qui ont cassé les mécanismes de réduction des inégalités à l’œuvre dans l’après-guerre doivent beaucoup, elles, au "movement conservatism" (le conservatisme de mouvement) apparu dans les années 70.

Pour expliquer cette évolution, Krugman revient sur les mécanismes qui, après les années dorées (le "gilded age" de la fin du XIXème siècle), avec leurs immenses fortunes tapageuses, ont conduit à la "grande compression" (des inégalités de revenus et de patrimoines) de l’après seconde guerre mondiale. Reprenant certaines des politiques du New Deal, et  quelques unes de l’économie de guerre, les politiques de l’après guerre ont pesé sur les riches (par la fiscalité), et promu les classes moyennes - notamment par le rôle accru des syndicats, encouragé par les pouvoirs publics. Ceci s’est fait dans le contexte d’une vie politique relativement peu polarisée, où les Républicains ne se donnaient pas pour objectif de remettre en cause les fondements mêmes de ces politiques sociales.

Les choses commencent à changer dès les années soixante, qui voient monter les problèmes sociaux d’une Amérique prospère : criminalité, difficultés accrues pour les noirs dans les centre villes. Mais c’est dans les années soixante-dix que se développe le conservatisme de mouvement, dans un contexte d’anxiété des blancs, de paranoïa anti-communiste, mais aussi, et surtout, d’intensification de la concurrence entre entreprises qui les conduit à vouloir casser le pacte social de l’après-guerre, et à revenir en arrière sur le rôle des syndicats.

Apparaît alors, largement financée par le monde des affaires, une nouvelle intelligentsia, avec ses journaux (The Public Interest, The American Spectator), ses institutions (American Enterprise Institute, Heritage Foundation, Cato Institute). Son influence se fait rapidement sentir.


Vers la "grande divergence"

A la "grande compression" succède la "grande divergence" des revenus et des fortunes. Elle s’appuie sur l’écrasement du pouvoir syndical, avec une mobilisation du monde des affaires contre eux. Elle s’accompagne d’une explosion des rémunérations des dirigeants d’entreprises. Cette évolution agit à son tour sur la vie politique, qui se polarise de plus en plus. Les équilibres entre Démocrates et Républicains se déplacent, avec le vote pour les Républicains des ("petits") blancs du sud des Etats-Unis ; alors que la montée sensible des inégalités devrait bénéficier aux Démocrates, la balance leur est défavorable parce que les anxiétés raciales poussent ces électeurs désorientés vers les Républicains.

Au final, explosion des inégalités, et stagnation du revenu médian (celui de la majorité de la population)   ): une situation sans précédent dans l’histoire économique américaine.

Le livre s’achève par un plaidoyer pour une remise en cause radicale de cette évolution, commençant par la mise en place d’un système de santé assurant à tous une protection, et ceci dans un cadre public : il n’y aura pas de réussite, pour Krugman, dans un système confié au privé. Après quoi, il faudra s’attaquer aux inégalités, retourner vers des impôts plus progressifs, pour pouvoir financer des programmes sociaux.

C’est cela que veulent ces nouveaux conservateurs que sont les hommes de gauche : revenir vers une société relativement égale, limitant les extrêmes de la richesse et de la pauvreté.

Au lecteur français, le livre laisse une impression étrange : résolument engagé, résolument partial, déplorant la virulence de la polarisation de la vie politique américaine des dernières années, mais l’attribuant à l’extrémisme des conservateurs de mouvement, Krugman s’exprime de manière beaucoup plus radicale que la gauche française classique, celle, pour faire court, du Parti Socialiste, sans jamais quitter le terrain de l’analyse argumentée et chiffrée, ce qui l’éloigne tout autant de la gauche radicale française. Le livre ne prétend pas être autre chose qu’un essai ; il est pourtant solide et cohérent. Il ne faut donc pas s’étonner que certains des thèmes de la campagne des primaires démocrates lui fassent directement écho.

                                                 
Professeur de politiques publiques à Berkeley, Robert Reich a exercé directement des responsabilités gouvernementales, comme ministre du travail sous Clinton, et a même été candidat pour être gouverneur du Massachussets – c’est Mitt Romney qui l’a emporté. Auteur prolifique et à succès, "Supercapitalisme" est son onzième livre ; il y étudie les causes de l’apparition de ce qu’il appelle le supercapitalisme, ses conséquences sur la vie publique américaine, et plaide pour que revienne à la loi, à la politique, le soin de réguler les excès qu’engendre le développement de ce nouveau modèle économique, social et politique.

Le point de départ est l’analyse du modèle très particulier selon lequel a fonctionné le capitalisme américain de l’après-guerre : une concurrence limitée, de fait oligopolistique, sans pression externe majeure, permettant aux entreprises de satisfaire simultanément tout une série de parties prenantes, et, en particulier, de rémunérer correctement leurs salariés. Pour de multiples raisons, ce modèle économique a été remis en cause par l’apparition de nouvelles technologies, rendant possible la mondialisation des processus de production, le développement du commerce de masse, et l’apparition d’entrepreneurs faisant sauter les règles des marchés régulés (télécoms, transports, services financiers). Tout ceci conduisant à un durcissement considérable de la concurrence entre entreprises sous la pression des marchés financiers, concurrence qui s’est répercutée directement sur la pression salariale. Au règne équilibré des grands groupes et des grands syndicats a succédé celui des consommateurs et des investisseurs, et l’oubli de l’intérêt public.

Cette évolution place chacun de nous devant un dilemme : gagnant comme consommateur, et comme investisseur, perdant comme salarié, et comme citoyen. Le nouveau modèle est trop efficace pour être rejeté purement et simplement. C’est donc vers l’action politique qu’il faut se tourner. Mais la tâche est devenue d’une extrême difficulté, tant le supercapitalisme a tout envahi. Les dépenses de lobbying ont explosé et atteignent un niveau sans précédent. La voix des syndicats et des associations d’intérêt général a été couverte par celle des défenseurs de toutes sortes d’intérêts particuliers, d’industries, d’entreprises, de corporations. Le système n’interdit pas l’expression des demandes des citoyens ; il se contente de les rendre inaudibles.


Une attaque en règle contre l'entreprise "socialement responsable"

Ceci conduit beaucoup d’intervenants à plaider pour que les entreprises se comportent de manière "socialement responsable", et qu’elles intègrent dans leurs objectifs des préoccupations sociales ou environnementales. Erreur d’analyse vigoureusement dénoncée par Reich : dans le système tel qu’il est, l’entreprise est là pour servir ses actionnaires et ses clients. Elle ne peut remettre en cause cette vocation première. C’est bien à l’action politique qu’il faut revenir, une action politique rééquilibrée en faveur des citoyens, en soumettant au vote des actionnaires toute dépense à caractère politique, et en incitant fiscalement les citoyens à donner à des causes d’intérêt général. Alors la démocratie pourra être vivace comme le capitalisme, chacun dans son rôle : celle-là pour les citoyens, celui-ci pour les consommateurs et investisseurs.

Le livre fourmille d’analyses originales – par exemple sur le fait que les entreprises ne devraient pas être traitées comme des personnes, et en tant que telles pénalement responsables (un débat qui a été esquissé en France, mais tranché pour la responsabilité pénale). Il se présente avec de nombreux tableaux et graphiques sans être austère, ni, à proprement parler, de l’ordre de la démonstration universitaire. C’est bien d’un essai qu’il s’agit, et de grand talent.


Mêmes constats, même conclusion

Nostalgie de cette sorte d’âge d’or des classes moyennes qu’a été l’Amérique de leur enfance et de leur jeunesse, dégoût devant les excès du "supercapitalisme", des rémunérations indécentes des dirigeants d’entreprises, d’un système politique phagocyté par les intérêts privés et ayant, de fait, permis l’explosion des inégalités : c’est la racine commune à ces deux livres importants. Et la conclusion est, aussi, largement commune : plaidoyer vigoureux pour le retour à l’action publique, pour la mise en place d’une fiscalité qui contrecarre les inégalités, pour la création d’un système de soins digne des Etats-Unis, pour la réhabilitation de la politique.

Le ton diffère, cependant : Krugman plus emporté, plus polémique, plus partisan – et le revendiquant ; Reich plus sobre, plus retenu, mais non moins ferme sur l’essentiel. L’angle d’interprétation aussi : Krugman s’intéresse plus aux ressorts politiques, à la montée des conservateurs de mouvement, aux institutions, à la situation raciale, là où Reich ancre plutôt son analyse dans les évolutions économiques, la vie des entreprises, le financement de la vie politique. La qualité de l’argumentation est bonne dans les deux cas, parfois plus solidement charpentée chez Krugman, malgré son goût de la polémique et sa présentation délibérément tournée vers l’essai, que chez Reich, malgré ses tableaux de chiffres et son aspect plus académique. Dans les deux cas, les pistes ouvertes pour l’action n’occupent qu’une partie réduite et sont, à vrai dire, assez sommaires, même si elles sont parfois tout à fait originales, particulièrement chez Reich.

Difficile de trouver quoi que ce soit ressemblant exactement à ces livres dans la production de la gauche française : elle s’échappe souvent rapidement vers les terrains de la dénonciation généralisée et abstraite de la mondialisation ou de l’hyper-libéralisme, ou, au contraire, elle approfondit tel ou tel phénomène social ou politique particulier. Il est rare qu’à la fois elle dessine une fresque rendant compte sur longue période des évolutions fondamentales des inégalités, et de certains aspects de la vie publique, et prenne parti de manière très engagée mais sans référence partisane explicite pour une méthode de réforme : plaidoyer pour le retour à un rôle retrouvé de l’Etat chez Reich, pour une approche politique frontalement hostile au conservatisme de mouvement chez Krugman.

 

* La version française de "The conscience of a liberal" ("L'Amérique que nous voulons", Flammarion) a été publiée avec le soutien du CNL.
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Crédit photo : Alan Cordova/flickr