nonfiction.fr : Votre biographie d’Hitler sort ces jours-ci en version remaniée : vous avez délibérément supprimé tout l'appareil critique ainsi qu'une grande partie des illustrations. Pourquoi ce choix alors même que, comme le disait Marc Bloch, la note de bas de page est l'essence même du métier d'historien ?

Ian Kershaw :
Les deux volumes de la première édition sont toujours disponibles, ainsi ceux qui voudront consulter les notes de bas de page en auront toujours la possibilité. Mais ceux qui vont lire cette biographie, qui l'ont peut-être déjà lue, ne sont pas tous intéressés par les notes de bas de page, ils veulent avant tout lire le texte. C'est pourquoi les éditeurs anglais et américains ont pensé que ce serait une bonne idée de publier cette version raccourcie de l'œuvre afin de la rendre plus accessible au lecteur ordinaire, peu intéressé par les notes de bas de page, la bibliographie et peut-être même par la lecture de deux énormes volumes. Voilà quelle était l'idée de départ. Je serais très malheureux si j'avais du écrire ce livre au départ sans notes, mais puisqu'il y a une première édition, toujours disponible, il n'y a pas de raison d'être troublé par ce choix.


nonfiction.fr : Dans le choix de présenter une vision allégée et plus accessible de votre biographie de Hitler, pourquoi ne pas avoir choisi la formule : "je supprime certains passages mais je garde une partie de l'appareil critique". Je pense par exemple aux différentes luttes intestines que vous détaillez (sur la période 1933-1939) qui sont peut-être trop longues pour le lecteur non averti qui aimerait peut-être en savoir plus sur la façon dont le corps de Hitler a été découvert par les Russes...

Ian Kershaw :
Comme je l'ai dit, n'importe qui souhaitant trouver ces informations peut le faire très facilement en utilisant les deux volumes de la première édition. Pour cette édition en un seul volume, je devais passer de 2000 pages à 800 pages. Les notes de bas de pages représentaient environ 600 pages. Donc plus j'enlevais de notes, plus je laissais de texte, le maximum étant la longueur du livre tel qu'il paraît aujourd'hui. Le choix était donc le suivant : enlever plus de texte en conservant des notes, ce qui aurait conduit à un livre totalement différent, ou conserver le plus de texte possible en enlevant les notes puisqu'elles étaient toujours disponibles par ailleurs. C'est ce choix que j'ai fait.


nonfiction.fr : De plus en plus d'éditeurs proposent de publier le livre et de renvoyer à un site web pour l'appareil critique. Est ce quelque chose que vous avez envisagé ?

Ian Kershaw :
Non, puisque là encore, quel aurait été l'avantage alors qu'on peut toujours avoir accès à la première édition ? De plus, cela aurait été un énorme travail de convertir cela en un site Internet.


nonfiction.fr : Pourquoi ce choix, pour un médiéviste au départ, de se concentrer sur Hitler ? Est ce la période ou l'homme qui vous a attiré ?

Ian Kershaw :
Il est certain que ce n'est pas l'homme, car j'ai commencé à m'intéresser au Troisième Reich dans les années 1970 et pendant longtemps je n'ai pas été particulièrement intéressé par Hitler. Mon premier travail concernait l'histoire sociale de l'Allemagne pendant l'ère nazie. J'y ai travaillé du milieu des années 1970 au milieu des années 1980 je crois, puis petit à petit à travers le travail sur l'historiographie – un livre intitulé en français Qu'est ce que le nazisme ?   – je me suis concentré sur l'analyse des structures du régime nazi et cela m'a conduit au fil du temps à m'intéresser au rôle d'Hitler dans cette organisation. Puis j'ai écrit un petit livre sur Hitler intitulé Hitler. Essai sur le charisme en politique   et c'est alors que l'on m'a demandé d'écrire cette biographie. Au départ, j'ai refusé ; je n'avais jamais envisagé d'écrire une biographie sur Hitler. Puis j'ai relu les deux biographies que je considérais comme les meilleures : celle d'Alan Bullock écrite dans les années 1950 (Alan Bullock, Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, 1963 (1952), 818 p.)) et celle de Joachim Fest écrite dans les années 1970   . J'ai été convaincu qu'il y avait de la place pour une amélioration, pour une nouvelle biographie d'Hitler. J'ai donc commencé le travail en 1989 et par là j'ai été progressivement immergé dans la vie d'Hitler.


nonfiction.fr : Votre livre semble pour partie avoir relancé la biographie comme sujet d'étude historique, peut-être parce qu'elle renonce à toute téléologie. Comment de cette position de spécialiste expliquez-vous et jugez-vous la vogue des biographies ?

Ian Kershaw :
C'est beaucoup dire que mon livre a joué un rôle dans cette tendance, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment le cas. Je pense qu'il s'agit d'une tendance naturelle d'une certaine façon, une tendance qui nous a éloignés des analyses structurelles s'intéressant aux modèles, aux éléments impersonnels. Je pense que l'effondrement du marxisme comme modèle d'explication et la croissance du postmodernisme ont joué un rôle dans cette orientation vers la biographie. Et bien sûr le fait que tous les types d'approches marxistes ou marxisantes ont diminué et qu'ainsi le rôle de l'individu en histoire soit revenu sur le devant de la scène. Et c'est ainsi que la biographie, qui n'était plus vue comme un outil d'analyse par les chercheurs dans les années 1960 et 1970, particulièrement en France et en Allemagne, est redevenue, dans les années 1990, un moyen important de comprendre une époque historique. Il s'agit de voir le rôle d'un individu dans un cadre d'explication historique plus large.

Donc je ne pense pas qu'il y ait de mystère à propos de cela et si vous allez en Grande Bretagne, la biographie a toujours été un genre important. Il n'y a rien de nouveau à écrire une biographie mais je pense que le changement majeur, depuis le déclin des analyses structurelles, est la possibilité d'approcher l'histoire de mille façons, la biographie en étant une. Ce n'est pas la seule, bien sûr, mais c'est une des façons d'analyser les principaux impacts des changements historiques, des moments cruciaux, comme la révolution russe, ou l'époque nazie dans ce cas. Il s'agit en fait de se concentrer sur l'individu et de voir quel rôle celui-ci joue et bien sûr, quand nous étudions les principaux changements historiques, il s'agit toujours de faire le récit du rôle d'un individu. Pouvez-vous écrire sur la révolution russe sans évoquer Lénine ? Non Lénine est évidemment indispensable mais il n'est pas le seul élément significatif de cette révolution. Hitler non plus n'est pas le seul élément significatif du nazisme mais il est en fait le plus important et c'est pour cela qu'il est absolument justifié d'écrire une histoire du nazisme qui se concentre en premier sur l'individu majeur qui a contribué à façonner cette époque.


nonfiction.fr : C'est là toute la difficulté de la biographie : ne pas se concentrer uniquement sur le contexte, ni sur la personne. Comment avez vous trouvé cet équilibre pour Hitler  ?

Ian Kershaw :
Une biographie classique se concentre sur la vie et ensuite introduit des éléments de contexte. Quand je travaillais sur Hitler, j'ai en quelque sens inversé cela car c'était un homme qui en tant qu'individu n'était pas très intéressant : idées repoussantes, mode de vie relativement inchangé...Il n'y a pas grand chose à dire de lui comme individu mais il s'agit de voir comment cet individu colle, s'insère dans le contexte allemand. Ce n'est pas en arrière plan, c'est majeur ici. C'était un homme dont non seulement personne n'avait entendu parlé avant 1918 mais dont il aurait été étonnant que quelqu'un l'ait connu, considérant son étrangeté, sa position de marginal dans la société, etc. Après 1918 (ou 1919 quand il rejoint le parti nazi), tout le monde écoute ce qu'il dit. Qu'est ce qui a bien pu changer ? C'est évidemment le contexte, l'époque qui a changé. Dans ce sens, le cadre contextuel n'est pas juste en arrière plan, il est essentiel pour comprendre l'impact de cet individu. Donc ce que j'ai écrit sur Hitler n'était pas en ce sens une biographie classique mais c'était une tentative de répondre à la question suivante : comment Hitler fut possible, comment son ascension au pouvoir fut possible, comment son exercice du pouvoir fut possible ? Et ceci je pense était possible uniquement en combinant l'histoire de l'Allemagne et de cet individu.


nonfiction.fr : Entre la première édition et la seconde, des livres toujours plus nombreux sont parus sur le IIIe Reich et en particulier sur les rapports des Allemands au régime. Je pense en particulier au livre de Longerich, sur ce que les Allemands savaient de la Shoah, qui emprunte à vos thèses mais s'en éloigne parfois aussi. Avez-vous eu le temps de lire ces livres? Qu'en pensez-vous et vous-ont-ils amené à nuancer, revoir ou approfondir certaines positions ?



Ian Kershaw :
Quand j'ai travaillé sur l'édition raccourcie de la biographie d'Hitler, je n'ai pas ressenti le besoin de modifier mes interprétations sur la notion d' "autorité charismatique" liée à celle de "travailler en direction du Führer". Je pense que ces deux concepts jumeaux sont toujours au fondement de l'interprétation, et en regard des recherches postérieures qui ont pu être faites sur Hitler personnellement ou sur des sujets plus généraux, comme celui de Longerich sur les attitudes relatives à la persécution des Juifs, je n'ai pas ressenti le besoin de modifier radicalement mes analyses antérieures. Pour ce qui est du livre de Longerich, il traite d'un sujet sur lequel j'ai travaillé plusieurs années auparavant. Récemment, pour un livre paru aux presses de Yale et réunissant plusieurs de mes essais j'ai, dans une courte introduction, évoqué Longerich et d'autres travaux sortis entre temps mais je crois, pour être vraiment honnête, qu'on ne pourra pas aller beaucoup plus loin sur ces sujets. Je pense que les sources sont insolubles en fin de compte. Nous avons exploité ces sources de différentes façons et il y a de nouvelles interprétations : Longerich, Kulka, moi, David Bankier, etc. mais je ne crois pas qu'il y ait un moyen de rapprocher toutes ces analyses sur la base des sources, c'est juste une question d'interprétations, qui différent légèrement mais pas fondamentalement je dirais. Donc dans cette optique, je ne pense pas qu'il y ait vraiment besoin de revoir totalement ce que j'ai écrit auparavant.


nonfiction.fr : Mais je pense par exemple à l'introduction de l'étoile jaune à Berlin où Longerich affirme que cette mesure n'a pas été si acceptée que ça, alors que vous n'êtes pas aussi catégorique, même s'il est vrai que ce n'est pas le cœur de votre sujet.

Ian Kershaw :
Quand vous étudiez l'introduction de l'étoile jaune à l'automne 1941, les rapports que Longerich, Kulka, Bankier ou moi ou d'autres ont utilisé ne donnent bien sûr pas un pourcentage de gens qui approuvent et qui désapprouvent. Vous devez lire entre les lignes pour voir ce qui se passe. Si vous lisez les mémoires et les souvenirs des Juifs parus à l'époque, ils relateront des épisodes où les gens furent très gentils avec eux, les aidèrent et désapprouvèrent ce qui se passaient mais dans beaucoup d'autres cas, ce fut l'opposé qui se produisit. Il y a donc une pluralité d'attitudes et d'idées en ce qui concerne la persécution des Juifs dans le cadre d'un antisémitisme toujours plus intense et développé. Pendant la période 1933-1941 ou 42, les attitudes envers les Juifs s'intensifièrent, la haine se répandit, ce qui n'est pas surprenant après 8 ans d'un flot de propagande. Mais vous ne pourrez jamais mesurer ça réellement et bien sûr en 1941-1942, si vous étiez critique envers le discours du régime, le mieux était encore de rester silencieux. Le traitement de cette question dans la biographie de Hitler était pertinent pour envisager son rôle et ses actes, et que la majorité de la population approuve ou désapprouve n'est pas réellement essentielle au regard des questionnements de la biographie. Mais je pense que je m'y suis attaqué dans d'autres travaux et, comme je l'ai dit, je pense que ma réponse est légèrement différente des nouveaux auteurs sans ce ne soit noir et blanc entre Longerich et moi.


nonfiction.fr : Le tabou de Hitler commence à être brisé en Allemagne, notamment au travers de films tels que La Chute ou Mon Führer ? En tant qu’historien, qu'en pensez-vous ?

Ian Kershaw :
C'est un bon signe je pense, un signe que les Allemands n'oublieront jamais cette période de l'histoire. Il y a assez de travaux sérieux qui paraissent traitant de cette question, le thème est présent dans les médias, donc ce n'est pas comme si c'était balayé et ignoré et c'est plutôt bien de voir qu'il y a maintenant une façon décomplexée de regarder Hitler sans relativiser ses crimes, ni réduire son rôle afin de comprendre ce qui s'est passé. Quant à Mein Führer   , cette idée d'un film qui se rit d'Hitler nous fait remonter à Charlie Chaplin, le Dictateur en 1940 et je pense que c'est plutôt un bon signe que les Allemands soient capables de se moquer d'Hitler.

Donc globalement, je suis plutôt bien disposé envers ces films. Pour La Chute   , j'ai écrit une critique dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung   à l'époque et j'avais trouvé que c'était un très bon film. Bien sûr il y a beaucoup d'éléments qui ne sont pas historiquement avérés mais c'est un film grand public et c'est ainsi qu'il faut le voir, les films grand public déforment la réalité pour améliorer la dramaturgie. C'est ce qui est arrivé avec La Chute. J'ai eu l'expérience assez étrange de le voir dans un cinéma vide de Manchester car le producteur, Bert Aischinger, m'avait demandé de voir ce film et d'écrire cette critique. Il m'a demandé ce que j'en pensais, je lui ai répondu : "génial en tant que film mais pas en tant qu'Histoire". Je pense qu’il faut l'accepter comme un film. Bien sûr ça influence le spectateur : plusieurs millions de gens qui n'ont jamais lu de biographie d'Hitler ou même de livre d'histoire du tout ont vu ce film. Ce film fait des choix, évidemment, c'est un zoom sur Hitler, cela se concentre sur le bunker et des gens ont dit, ainsi que beaucoup de critiques allemands, que ça ne parlait pas des autres choses qui étaient arrivées. Mais c'est un film et ça concentre un certain nombre de choses, pourquoi pas?


nonfiction.fr : Est ce que ce film a eu du succès en Grande Bretagne? J'ai lu que la moitié des femmes britanniques ne savaient pas ce qu'était Auschwitz.

Ian Kershaw :
Je ne peux pas réellement croire que 50% des jeunes femmes n'ont jamais entendu parlé d'Auschwitz car par exemple il y a 3 ans, lors de l'anniversaire de la libération d'Auschwitz, c'était sur toutes les télévisions, dans tous les lieux publics. Les écoles enseignent cette période, au point que les gens aujourd'hui disent que c'est trop ; il y a une exposition permanente sur la Shoah au musée impérial de la guerre à Londres et des programmes réguliers à la télévision, donc je crois qu'il faudrait être aveugle ou sourd pour éviter ce sujet. Mais je me souviens que j'allais à un studio de télévision à Manchester pour l'anniversaire de la libération d'Auschwitz et le chauffeur de taxi m'a demandé ce que j'allais faire. Je lui ai répondu que c'était une interview sur la libération d'Auschwitz, il m'a dit "Auschwitz ?" et je lui ai répondu que c'était lié à l'holocauste, et il a dit "holocauste ?". Mais il était d'origine musulmane et ce n'est peut-être pas central dans leur culture je suppose. Mais en règle générale, je dirais qu'il y a une connaissance assez large sur le sujet aujourd'hui, bien plus que ça n'a été le cas. Donc je pense que les gens qui ne savent rien de cela ont choisi de ne rien savoir ou bien ce sont des enfants qui sont trop jeunes pour comprendre de quoi il s'agit
 

* Propos recueillis à Paris, le mardi 9 septembre 2008.

* Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 32€

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique du livre de Saul Friedländer, Les années d'extermination. L'Allemagne nazie et les Juifs (1939-1945) (Seuil), par Jérôme Segal.


- la critique du livre de Peter Longerich, Nous ne savions pas. Les Allemands et la Solution finale (Héloïse d'Ormesson), par Anne Pédron.

- la critique du Journal d'Hélène Berr (Tallandier), par François Quinton.


- la critique du livre de Gerhard Botz, Nationalsozialismus in Wien. Machtübernahme, Herrschaftssicherung, Radikalisierung – 1938/39 (Mandelbaum), par Jérôme Segal.

- la critique du livre dirigé par Michel Cullin et Primavera Driessen-Gruber, Douce France? Musik-Exil in Frankreich / Musiciens en Exil en France 1933-1945 (Böhlau), par Jérôme Segal.

- la critique du livre de Daphné Bolz, Les Arènes totalitaires. Hitler, Mussolini et les jeux du stade (CNRS), par Emmanuelle Loyer.