À défaut de disposer d’un poids coercitif réel, Alex Türk, le président de la CNIL (Commission national de l’informatique et des libertés) sait au moins faire preuve d’une certaine intuition.

Anticipant le débat actuel au sujet du fichier de recensement EDVIGE, le discours qu’il prononça lors de la 28e Conférence internationale des commissaires à la protection des données, les 2 et 3 novembre 2006, contient des éléments frappants d’actualité. Il peut pourtant s’englober dans une problématique bien plus large, celle du recours généralisé à la technologie comme "remède miracle" aux problèmes sécuritaires.

Devant ses alter ego étrangers, Alex Türk déplore tout d’abord le dénuement des autorités de contrôle face aux "vagues" technologiques et sécuritaires, dont la conjonction a induit "la mise en place d’un maillage en matière d’utilisation de fichiers informatiques". Or, de par leur caractère "invisible", "impalpable", ces instruments provoquent de fait "l’indifférence de nos concitoyens", ainsi qu’un "manque de perception […] des risques d’atteinte à leur liberté individuelle". Il revient alors aux autorités de contrôle, dans leur rôle de protection du droit à la protection des données, de s’ "engager dans des actions pédagogiques puissantes et à long terme, visant à les informer de l’existence et du contenu de ces droits, et à créer le réflexe de la protection des données personnelles". Rappelons que la CNIL était parvenue à faire inscrire le décret officialisant la création d’EDVIGE au journal officiel   , permettant par là sa publicisation et l’encadrement juridique de son utilisation. De même, grâce à son action, l’enregistrement des données personnelles avait été relativement amenuisé dans le texte final. En revanche, plusieurs aspects du fichier que l’autorité avait condamnés, comme le contrôle insuffisant des personnes ayant accès au fichier, l’âge minimum des personnes concernées ou le droit à l’oubli   , n’ont pas été revus par le gouvernement. Preuve s’il en est que le regard de la CNIL ne pèse pas lourd face aux besoins supposés en matière de sécurité et à l’efficacité présumée d’EDVIGE.


"Un leurre"

Par la création du fichier, l’objectif du gouvernement était d’accroître l’efficacité des services de police en matière de sécurité, notamment en accompagnant les mutations de la délinquance juvénile. Pour Alex Türk, le crédit accordé à cet outil informatique doit pourtant être relativisé. Dans cette même contribution, il pointe du doigt le "mythe du contrôle absolu par l’instrument informatique" : "croire que la création d’un fichier va permettre, en tant que tel, de résoudre un problème constitue trop souvent un leurre pour l’opinion publique". En outre, le sénateur du Nord appelle à "désacraliser le caractère supposé infaillible du fichier informatique" : même si "les traitements devenant de plus en plus performants, de moins en moins de personnes sont censées s’y trouver de manière non justifiée", "il est impossible d’affirmer qu’un traitement de données peut être considéré comme fiable à 100 %."

Dans un entretien accordé à Libération le 3 juillet, Alex Türk se targuait de dénoncer le recours excessif au fichage depuis longtemps. Ses réflexions émises lors de la Conférence de 2006 le confortent dans ses propos. Et lui donne même par moment des allures de prophète : "Prenons garde ! À défaut d’initiative de notre part, on pourra, un jour, dire de nous : ‘La civilisation était en train de changer sous leur yeux et ils n’ont rien vu venir ; un nouveau droit fondamental des hommes et des femmes vivant dans les sociétés modernes était en train d’être reconnu par les textes et ils n’ont rien fait pour le protéger.’"


* À lire également sur nonfiction.fr :

- l'article "Saluons la naissance d'EDVIGE, nouveau fichier de recensement"

- l'interview d'Anne-Marie Benoît, chercheuse au CNRS, à propos du fichier EDVIGE.