Un entretien exclusif avec Anne-Marie Benoît, chercheuse au CNRS

Cela fait plus de deux mois qu’EDVIGE   est officiellement née   et ce fichier de recensement au nom de petite fille n’a pas fini de faire parler de lui. Des multiples voix se sont élevées pour dénoncer l’ampleur des données collectées et le flou des critères de recensement, qui vise à collecter et à centraliser les données personnelles de deux catégories de personnes : les individus ou organisations jouant un rôle politique, économique, syndical, institutionnel, social ou religieux "significatif" et ceux "susceptibles de porter atteinte à l'ordre public". Syndicats, associations et partis ont protesté à l’unisson contre ce qu’ils considèrent comme un fichier de police politique, jusqu’au retour en arrière effectué ce matin   par la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie (notre photo), qui a décidé de permettre d’effacer à leur majorité les fiches des mineurs qui n’auraient finalement participé à aucun délit, en vertu du droit à l’oubli. Quoiqu’il en soit, tous les doutes ne sont pas levés, et la polémique ne semble pas prête de s’éteindre, entre libertés individuelles et nécessités sécuritaires. Dans l’optique de contribuer à éclaircir le débat, nonfiction.fr a posé trois questions à Anne-Marie Benoît, juriste, chercheuse au CNRS, et professeur à l’Institut d’études politiques de Grenoble et à l’Institut de communication et des médias de Grenoble.


nonfiction.fr : Le gouvernement avance que le fichier EDVIGE est identique aux fichiers déjà existants. Est-ce le cas ?

Anne-Marie Benoît : La mise en œuvre de ce fichier et du fichier CRISTINA   correspond à la réforme des services des renseignements. Ils reprennent effectivement une base de données informatiques et des archives papier déjà existantes. Les nouveautés concernent la nature des données conservées et l’âge des personnes fichées, des informations qui ont trait à l’état civil et à la profession, aux adresses physiques, aux numéros de téléphone et adresses électroniques, aux signalements – "signes physiques particuliers et objectifs" –, aux photographies – données non biométriques – et au comportement, titre d’identité, immatriculation des véhicules, informations fiscales et patrimoniales, déplacements et antécédents judicaires, motifs de l’enregistrement des données, et données relatives à l’environnement de l’individu…

Quelques remarques, pourtant. Sur le comportement et le déplacement, la CNIL   avait fait observer avec pertinence que cela ne devrait concerner que le fichier du terrorisme à l’exclusion des autres fichiers des RG   . Sur les données relatives à l’environnement, un tel recueil n’était alors autorisé que pour les personnes qui pouvaient porter atteinte à la sûreté de l’État ou à la sécurité publique. Sur les données sensibles – art.8 I et L –, il convient de rappeler, car cela semble être méconnu par ce décret, que les données collectées doivent être adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités. Le principe de finalité est totalement méconnu ici. Pour ce qui est de l’âge   , la majorité pénale ne peut pas servir de référence, car en principe, le traitement EDVIGE ne revêt aucune finalité de police judiciaire et vise seulement à l’information générale du gouvernement. D’autant plus grave que l’un des principes fondamentaux, le droit à l’oubli, est totalement bafoué. Aucune indication sur la durée de conservation des données, sur leur mise à jour… 


nonfiction.fr : À quoi serviront les données collectées ?

Anne-Marie Benoît : Le traitement EDVIGE doit permettre à la DCSP   de remplir sa mission d’information générale. Cette mission consiste en la recherche, la centralisation et l’analyse des renseignements destinés à informer le représentant de l’État dans les domaines institutionnel, économique et social, en matière de phénomènes urbains violents et dans tous les domaines susceptibles d’intéresser l’ordre public, ce qui reste plutôt vague.


nonfiction.fr : Ce fichier n'entre-t-il pas en contradiction avec des textes relatifs aux libertés individuelles ?

Anne-Marie Benoît : Oui, notamment le respect du droit des personnes : le droit de suite, le droit à l’oubli, le droit de modification, qui sont inscrits dans la législation Informatique et Libertés. L’encadrement d’EDVIGE proviendra de la CNIL, mais elle n’en sera capable qu’à condition de renforcer son personnel, ce qui n’est pas le cas, et de la vigilance des citoyens, par le biais des recours.


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- l'article "EDVIGE : Alex Türk avait prévenu"

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