Olivier Ihl analyse la naissance et l’essor, en France, de la méritocratie comme mode de gouvernement et moyen de contrôle social. Un essai stimulant.

Depuis le XVIIIe siècle, une concurrence pour les honneurs s’est progressivement imposée comme un moyen de conduire les hommes et les esprits. Olivier Ihl - professeur à l'Institut d'Études Politiques de Grenoble - y voit un mode d’action, une politique des récompenses et une technique de gouvernement à la longue et complexe histoire.

L’objet même de cet essai est ainsi d’interroger les conditions socio-historiques de la mise en place de cette politique fondée sur deux hypothèses. La première est que la récompense est un levier d’action pour renforcer la motivation, la deuxième est qu’un individu plus motivé apparaît plus performant. Récompenser le mérite, c’est ainsi gouverner la motivation, par l’usage de signes distinctifs reconnaissant une performance passée pour mieux encourager une performance future.


L’ "émulation prémiale"

Olivier Ihl désigne ce mode d’action sous le nom d’ "émulation prémiale". Le terme d’ "émules" est en effet préféré à celui de "décorés", ou de "méritants", pour mieux rappeler que ces hommes récompensés sont des rivaux (emole en grec) façonnés par une disposition que les Etats libéraux inculquent et propagent dans l’Europe libérale : la nécessité de se mesurer, de se comparer aux autres.

Pour l'auteur, la décoration n’est jamais un simple objet de contemplation. C’est aussi – et peut-être surtout – un rapport social et politique. L’essentiel réside dans les mécanismes politiques qui en favorisent la circulation. Olivier Ihl souhaite ainsi montrer la naissance d’un gouvernement par les récompenses.

La naissance de l’émulation prémiale correspond à une double rupture, initiée par les Lumières : une rupture avec la hiérarchie des ordres qui affirme la distribution des hommes aux différentes places de la société en fonction de la naissance, et la rupture avec le don de Dieu – la "grâce" –  qui ne récompense aucun mérite. C’est avec cette deuxième rupture que correspond le désenchantement du pouvoir de reconnaître les individus : le paradis n’est plus terrestre, et le droit de juger ou non des vertus des hommes n’est désormais plus réservé à Dieu. C’est le moment où le mérite devient une nouvelle forme de salut, proprement social : "dès ce moment, la promesse d’immortalité, en distinguant les meilleurs des égaux, ne cessera plus de récompenser".

Ainsi, l’Assemblée constituante a certes supprimé la plus grande part des honneurs au cours de la séance du 19 juin 1790 consacrée aux signes de la féodalité, mais si la République a fondé le culte de l’égalité, c’est pour bientôt universaliser le principe de l’émulation décorative. "La France issue de la Révolution ? Elle a institué douze fois plus de distinctions honorifiques que la France monarchique en cinq cents ans". Mais le récit de la naissance difficile de la Légion d’honneur, une institution que Napoléon mit près de deux ans à imposer, montre qu’il n’allait pas de soi de créer une politique décorative en opposition avec celle qui était léguée par la Constituante. La République, en 1848 puis en 1870 avec Jules Ferry, voulut ainsi la supprimer la Légion, et celle-ci ne fut sauvée en 1873 que par une majorité légitimiste. Avec la naissance de l’Empire, la Légion d’Honneur devient une "noblesse d’état", et la Restauration prend bien soin de reprendre en main à son profit la distribution des honneurs. Par l’ordonnance du 10 juillet 1816, Louis XVIII définit l’étendue de ces honneurs insérés dans la catégorie des pouvoirs régaliens.

Le Second Empire puis la IIIe République reprendront l’idée que c’est l’Etat qui dispense et protège les distinctions honorifiques, signes du mérite à partir desquels s’établissent les formes légitimes de la grandeur publique. Un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, Léon Morgand l’affirme au début de la IIIe République : "le droit de décerner des témoignages de reconnaissance publique est un attribut essentiel de l’Etat".
 

La "bureaucratie des honneurs"

La décoration n’est pas une survivance de l’honneur nobiliaire, objet d’une soi-disante fascination de la part des élites bourgeoises, mais bien un phénomène qui caractérise les sociétés nées de l’industrialisation et du suffrage universel ; elles se répandent dans tous les milieux sociaux, et circulent à grande échelle maintenant que leur accès est déclaré ouvert à tous. Les honneurs réglementent ainsi les formes de l’estime sociale, en apportant aux activités humaines leur juste rétribution. Les bureaucraties apprennent ainsi à gouverner ces récompenses voire à gouverner par ces récompenses.

L’institution scolaire, tout particulièrement, devient sous la Troisième République un "sanctuaire de la récompense au travers des bancs d’honneur, croix, bons points, tableaux d’honneur". Les élus, avides de reconnaissance, deviennent des figures exemplaires : ces émules ont le souci de se surpasser les uns les autres. L’invention de cette salle de classe méritocratique est contemporaine de la mise en scène du mérite athlétique et la poussée du culte du record : la compétition sportive apparaît comme une activité émulatrice de dépassement de soi et des autres. Dans les domaines de la recherche scientifique et de la production industrielle, les prix – comme les bourses aux jeunes talents – donnent aussi à voir la mise en scène d’un encouragement de l’émulation intellectuelle.

Mais la flambée de décorations républicaines ne fait pas que des ravis : la récompense est dénoncée comme un instrument à récompenser les obéissants, les hommes "s’abaissant pour mieux s’élever" vers les oripeaux de la grandeur, qui ne peuvent nourrir qu’une "fierté de dupes". Les critiques suggèrent ainsi que les véritables bénéficiaires de la récompense ne sont pas ceux qui la reçoivent mais ceux qui l’accordent. Olivier Ihl rappelle dès l’introduction de son ouvrage la sentence de Jules Barni, qui voit dans les honneurs l’un des fléaux de la République.

D'après l'auteur, il est impossible d’évoquer l’avènement, à la fin du 19e siècle, d’une démocratie du mérite sans poser le problème administratif qui en est la condition : la naissance d’une "bureaucratie des honneurs". Car, pour rationaliser les moyens d’administrer les honneurs, des services spécialisés ont vu le jour, des réglementations ont été adoptées. Formulaires, lettres de recommandation, rapports d’enquête, circulaires : "la reconnaissance du mérite […] ne s’établit plus depuis la grâce d’un monarque, figure solaire et versatile. Elle résulte d’une cotation qui se veut désormais objective".  Le mérite devient attesté, justifié, surveillé : "l’émulation prémiale a aussi son système d’instruction. Constat, audition, légalisation : toute une machinerie la sous-trend, avec ses procédures calquées sur l’enquête criminelle". L’enquête implique ainsi des rédacteurs communs, commissaires, gendarmes, maires, témoins de bonne foi… Le mérite, par la décoration, est alors "garanti par l’objectivité d’un verdict d’Etat".

L’internalisation des normes étatiques a ainsi un rapport avec cette sanction positive qu’est le mérite récompensé ; Olivier Ihl établit le lien entre cette sanction positive et la punition, autre versant de la politique disciplinaire de l’Etat. La dialectique punition-récompense est bien connue depuis longtemps, et Marx lui-même analysait le système de récompenses du mérite souhaité par le réformiste Eugène Sue comme un décalque inversé de la justice criminelle.

Pour Olivier Ihl, cette dialectique punition-récompense est marquée par une frappante asymétrie en termes d’études : la punition a toujours suscité plus d’intérêt que le mérite ; le principal théoricien de la "révolution disciplinaire", Michel Foucault, a focalisé son attention sur la peine comme moyen de contrôle social, et dans le sillage de Surveiller et punir   , un pan de la recherche a insisté sur les logiques de l’enfermement (prison, hôpitaux).

Mais ce succès de la théorie du contrôle social ne peut occulter cette histoire de l’émulation, incessante entreprise de cotation sociale et technique de gestion des conduites. Les institutions de la démocratie libérale ont fait du mérite une "ingénierie de gouvernement" et redéfini les échelles de valeurs.


Sur près de 409 pages et s’appuyant sur 56 pages de notes, l’auteur montre le chemin d’une institutionnalisation du mérite qui se diffuse progressivement à toutes les sphères de la société. Ainsi, après la guerre de 14-18, le monopole masculin des récompenses est battu en brèche par l’accès aux responsabilités de femmes, cette dynamique ouvrant par là même l’accès aux signes publics de grandeur. Par cette extension progressive, l’émulation managériale a fait de la récompense une figure centrale de la dynamique capitaliste. Chacun désormais est incité à devenir un émule, "tout à la fois un rival et un exemple". Le leitmotiv actuel de la "rémunération au mérite" renvoie ainsi à cette tradition libérale du  "management honorifique", à cette forme d’administration du rapport social dont le tournant néolibéral en Europe pourrait bien, aujourd’hui, signifier le grand retour.


* En complément, vous pouvez également lire :

La critique du livre d'Alain Renaut, Egalité et discriminations (Seuil), par Céline Spector.

La critique du livre de Patrick Savidan, Repenser l'égalité des chances (Grasset), par François Dietrich.

La critique du livre de Rachida Dati, Je vous fais juges (Grasset), par Florent Bouderbala.

La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.

La critique du livre de Marco Oberti, L'école dans la ville (Presses de Sciences Po), par Olivier Rey.

La critique du livre de Frédérick Douzet, La couleur du pouvoir (Belin), par Romain Huret.

Le compte-rendu de deux articles du New York Times, par Boris Jamet-Fournier.