Patrick Artus et Marie-Paule Virard s'inquiètent des avatars de la globalisation dans un ouvrage salutaire.

Cet article a initialement paru le 27.07.2008.

 

"L’économie est la science de ceux qui n’en ont pas". Ce détournement de l’appréciation lapidaire portée par Balzac sur la diplomatie vient souvent à l’esprit de qui ne se résigne pas à ne plus lire ni écouter les commentaires des "économistes" ou des éditorialistes… Dans le concert de ces prétendus "experts" (qui ont fait profession d’annoncer sur un ton péremptoire le temps qu’il a fait hier…), la voix de Patrick Artus vient régulièrement nous rappeler quelque vérité robuste et éclairer notre propre raisonnement. Directeur des études de Natixis, professeur à l’Ecole Polytechnique et professeur associé à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, son audience n’a, fort heureusement, cessé de croître au gré de ses tribunes et diverses publications. Il nous livre cette fois avec Marie-Paule Virard un essai décapant qui met à jour la nature véritable de ce qu’il est convenu de désigner, par un néologisme euphémique, la "globalisation" - autrement dit le capitalisme financier, internationalisé et sans vergogne qui s’est imposé depuis 1989.
 
Établi avec rigueur, le constat des auteurs est aussi inquiétant que simple : la globalisation est entrée dans un nouvel âge, un nouvel âge dangereux, marqué par l’explosion des inégalités, la vampirisation de l’économie par la finance, le gaspillage des ressources rares et l’épuisement de la planète ; un nouvel âge portant, à terme, le risque d’une dislocation des ensembles politiques et singulièrement de l’Europe.

Cri d’alarme puissant, lancé avec le concours de force démonstrations chiffrées, ce livre n’est pas pour autant une remise en cause totale de la globalisation ni un plaidoyer pour un improbable retour en arrière. Plutôt un appel pressant à la responsabilité, celle des gouvernements nationaux et des institutions internationales, qui doivent s’engager dans une nouvelle coopération internationale, seule en mesure d’instaurer la vigoureuse régulation sans laquelle le capitalisme deviendra un danger des plus graves pour la survie même de la planète.

Reprenons les cinq moments du diagnostic posé par les auteurs en autant de chapitres de leur livre.


Une machine inégalitaire qui écartèle les sociétés et attise les tensions protectionnistes.

Depuis le milieu des années 1980, le transfert d’activités productives et d’emplois industriels des pays développés vers les pays émergents s’est accéléré. Concernant d’abord des produits de bas de gamme, ce phénomène s’est peu à peu étendu à des biens à forte valeur ajoutée. Il en a résulté d’importantes pertes de parts de marchés des industries européennes et américaines.

Dans un premier temps, cette perte de compétitivité a été masquée par l’action contra-cyclique des politiques budgétaires et monétaires expansionnistes menées jusqu’en 2006. Mais, depuis cette date, les niveaux insoutenables d’endettement public ont conduit à un retournement de ce "policy mix" ; lequel, combiné avec l’éclatement de la bulle immobilière américaine à l’été 2007, a révélé crûment le rééquilibrage en cours entre le Vieux et le Nouveau Monde.

Pour reprendre la formule quelque peu triviale mais imagée de Warren Buffet, icône de la finance mondiale : "Quand la mer se retire, on voit ceux qui nageaient sans maillot"… Pour le dire autrement : "Le roi est nu".

La globalisation fait donc, de façon désormais indiscutable, des perdants et des gagnants entre les nations. "[…]Loin d’être le ciment qui rapproche les économies et les peuples, la globalisation est devenue une formidable machine inégalitaire» qui tend à désarticuler le monde.

Cet écartèlement entre riches - de plus en plus riches - et pauvres - de plus en plus pauvres - s’opère aussi au sein de chaque société, car les conséquences microéconomiques de ces transferts d’activités diffèrent grandement selon le degré des secteurs d’activité considérés, ainsi que selon les niveaux de qualification des salariés concernés.



Dans les secteurs de pointe de biens et de services échangeables - transport, télécommunication, finance – où la concurrence des pays émergents est encore inexistante, les salariés - et notamment les plus qualifiés d’entre eux, les "working rich" - ont vu leurs revenus très fortement augmenter ces dernières années. À l’inverse, dans les secteurs de bas et de milieux de gamme, les salariés - quel que soit leur niveau de qualification - n’ont eu d’autre solution que de chercher à se reclasser ou d’accepter des baisses de salaires réels considérables, la concurrence des pays émergents étant trop rude. Enfin, dans les secteurs de biens et services non échangeables ou non encore ouverts à la concurrence, les salariés - présentant souvent de faibles qualifications - ont connu une augmentation modeste mais régulière de leurs revenus.

Ainsi, en France, les revenus des 1% des foyers les plus riches (350 000 personnes) ont augmenté de 19% entre 1998 et 2005. La progression étant limitée à 4,6% pour 90% des ménages.

Cette inégalité croissante des salaires qu’accompagne une déformation du partage des revenus en faveur des profits provoque une déformation de la structure pyramidale de la société : apparaît ainsi une "polarisation des économies et des marchés du travail aux extrêmes". La classe moyenne est érodée progressivement par l’explosion du "profit d’une petite minorité et la stagnation des salaires réels pour le plus grand nombre".

Et c’est cette explosion des inégalités qui provoque le regain des tentations protectionnistes.


Un chaudron qui brûle les ressources rares, encourage les politiques d’accaparement et accélère le réchauffement de la planète.


Ce Sud qui vient tailler des croupières aux économies occidentales a faim. Faim de nourriture, faim de matières premières, faim de consommation. L’augmentation de la demande de ressources rares dans les pays émergents, et notamment en Chine, est ainsi très préoccupante.

Le troisième choc pétrolier que nous connaissons depuis bientôt un an est d’une amplitude inégalée. Dans le même temps, l’augmentation des prix de matières premières aussi vitales que le blé (+ 287 % de 2006 à 2008) et le maïs (+ 149 %) est insoutenable. Cette inflation ciblée accentue les risques de famine, se généralise et - par l’intermédiaire de hausse des taux d’intérêt réels - jette de l’huile sur le feu de la crise d’endettement.

Plus encore, de véritables guerres de l’énergie se profilent : 90 % de la production de pétrole est aujourd’hui contrôlée par des firmes publiques nationales, véritables instruments de puissance au service d’objectifs politiques égoïstes qui ne prennent pas en compte le bien-être mondial. Cette absence de coopération autour d’objectifs universels est notamment problématique dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. L’Empire du Milieu rejette d’ores et déjà deux fois plus de CO2 que l’ensemble de la zone euro. Et ce n’est là qu’un début de rattrapage. Son potentiel d’augmentation d’émission de gaz à effet de serre reste considérable…


Une machine à inonder le monde de liquidités et à encourager l’irresponsabilité bancaire.

Envisagée de façon théorique, la croissance de long terme ne dépend que de deux facteurs : la croissance démographique et la croissance de la productivité globale des facteurs (le progrès technique). On évalue cette croissance de long terme à 2 % pour les grands pays de l’OCDE et à 7,5 % en moyenne pour les pays émergents. Ce constat économétrique est, selon P. Artus, robuste. Pourtant, aux États-Unis, ce taux de 2 % a été régulièrement dépassé ces dernières années.

Ce phénomène a une explication économique assez simple et qui laisse augurer de lendemains qui déchantent. La politique monétaire expansionniste de la FED   et les interventions des banques centrales asiatiques pour maintenir leur taux de change par rapport au dollar à un niveau artificiellement bas ont engendré un excès de liquidité qui, lui-même, a entraîné mécaniquement l’enchainement macro-économique suivant : baisse du taux d’intérêt réel, hausse de l’endettement, hausse du prix des actifs, plus values et "effet richesse", hausse de la demande intérieure soutenant artificiellement la croissance.



Une bulle spéculative s’est ainsi formée pour maintenir la croissance américaine au-dessus de son "trend" de long terme… jusqu’à ce que la bulle éclate. Cette bulle a duré d’autant plus longtemps qu’avec la titrisation des crédits, les risques d’insolvabilité n’apparaissaient plus aux bilans des banques et n’étaient même plus clairement identifiables au sein des produits titrisés (asset backed securities ou ABS) ! Mais les conséquences attendues de l’éclatement de la bulle n’en sont que plus inquiétantes.

En effet, pour éviter une paralysie du système bancaire miné par ces risques insaisissables dont la présence est partout soupçonnée, la FED a procédé dans l’urgence à… des injections massives de liquidité ! Loin d’être brisé, le cercle vicieux a repris et la bulle se forme cette fois sur des biens directement indispensables à la vie humaine : les matières premières agricoles.

Seule une hausse du taux d’épargne des ménages américains permettrait en l’état d’éviter que la crise ne se prolonge. Mais pas de hausse de taux d’épargne sans changement de mode et de niveau de vie… Comment parvenir à remettre en cause l’ "american way of life" ?


Un casino où s’expriment tous les excès du capitalisme financier.

L’excès de liquidité, en lui-même, est nécessaire mais pas suffisant pour susciter cette accélération de l’occurrence de bulles sur la valeur de certains actifs.

Au niveau microéconomique, ce sont les fonds d’investissement et les hedge funds qui, par des comportements d’investissement mimétiques et auto-réalisateurs, investissent massivement sur un type donné d’actif, lequel en voit sa valeur artificiellement augmenter dans des proportions gigantesques. Toute la difficulté pour ces fonds réside dans la nécessité de vendre leurs participations avant que la bulle n’éclate, mais assez tard pour ne pas afficher dans leurs bilans annuels des taux de rendement inférieurs à ceux de leurs concurrents.

Sont ainsi pointés deux mécanismes d’une très grande perversité à l’œuvre au sein du capitalisme contemporain. Le phénomène de "rush", tout d’abord. Ce mimétisme - rationnel pour chaque acteur considéré isolément, mais irrationnel pour la collectivité tout entière - qui pousse chacun à prendre la position qu’il imagine être celle du voisin…

Surtout, l’exigence de rentabilité financière exorbitante de 15 à 20% - déconnectée de toute réalité physique, qui est pourtant celle des actionnaires de ces fonds.

"Pure folie", comme l’écrit justement P. Artus ; mais folie qui, pour l’heure, mène le monde.


Une centrifugeuse politique qui peut faire exploser l’Europe.


Ce monde, qui tente depuis plus de 50 ans de s’organiser en ensembles politiques cohérents et stables, est directement menacé, dans son équilibre et sa pérennité, par les forces centrifuges que libère cette globalisation folle.

Particulièrement menacée : l’Union européenne. Celle-ci, en effet, faute d’un fédéralisme fiscal et social, est mal armée face à la globalisation. Sans ce fédéralisme, la zone euro n’est qu’une "vraie fausse union monétaire". Sans fiscalité commune ou à tout le moins harmonisée, sans place financière commune, sans programmes communs de soutien à la recherche et à l’innovation technologique, sans budget commun, sans politique énergétique commune, sans véritable espace social commun, l’Europe est en réalité pénalisée par l’existence d’une monnaie commune qui finit par apparaître comme un carcan. Surtout lorsque l’euro ne cesse de s’apprécier par rapport au dollar.

Loin de progresser dans sa nécessaire intégration économique et sociale, l’Europe tend alors à régresser vers l’état "d’agglomérat de régions sans solidarité, où les riches ne veulent plus payer pour les pauvres", une Europe où "[…] les régions pauvres vont devenir encore plus pauvres et les régions riches encore plus riches". Autant dire la négation du projet européen.

L’auteur principal de ce réquisitoire serré n’étant pas un altermondialiste crotté, ni un membre du "nouveau parti anticapitaliste" à venir, pas même un signataire de la dernière contribution d’Henri Emmanuelli ou de Jean-Luc Mélenchon, on mesure la gravité de la situation actuelle, au-delà des soubresauts, pourtant sévères, de la seule crise financière.

Zélotes de la "mondialisation heureuse", partisans béats du "laissez faire, laissez passer", conformistes de la pensée jusqu’ici dominante, beaux esprits épris de "modernité", le dernier essai de Patrick Artus vous dessillera, on peut l’espérer, les yeux.

Un ouvrage salutaire, donc, à mettre entre toutes les mains



* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique du livre de Jérôme Glachant, Jean-Hervé Lorenzi, Philippe Trainar (dir.), Private equity et capitalisme français (La Documentation française), par Luc Goupil

Un rapport qui veut corriger l’image publique déplorable du private equity par la pédagogie de ses effets bénéfiques. Ce faisant, il assigne au loup la mission de sauver la bergerie.

 

- la critique du livre de Solveig Godeluck et Philippe Escande, Les pirates du capitalisme (Albin Michel), par Luc Goupil.

Une plongée dans le monde impitoyable du private equity dont rien n'est omis, sauf peut-être quelques explications.

 

- la critique du livre d'Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.

un livre intéressant à maints égards mais péchant parfois par son caractère de prêche dans le désert.