Deux livres sortis en 2025 proposent une relecture du phénomène des croisades au prisme des usages postérieurs. Leur lecture combinée permet de mieux comprendre ce qu’elles sont, ou ne sont pas.

D’une anodine « croisade du gouvernement contre les écrans » à la lecture fantasmée par Éric Zemmour d’un Occident prétendument « assiégé » par l’islam contre lequel il faudrait « partir en croisade », « la » croisade (toujours au singulier) renvoie aujourd’hui à un combat pour des valeurs. Comment un phénomène pourtant traditionnellement associé à une période restreinte, les XIe-XIIIe siècles, a-t-il connu une si grande postérité ?

C’est à répondre à ces questions, parmi d’autres, que s’attellent deux ouvrages collectifs sortis cette année, aux profils qui semblent opposés. Les croisades, histoires et idées reçues rassemble une dizaine de scientifiques autour de Martin Aurell et Sylvain Gouguenheim, plutôt tenants d’une vision traditionnelle de l’histoire, pour décortiquer les nombreux aspects de la croisade selon une perspective très factuelle. Dix questions sur les croisades associe lui histoire médiévale et médiévalisme et assume un projet de lutte contre une vision de l’histoire qui, « comme un disque rayé », répéterait les vieilles évidences, dans la lignée des précédents travaux des auteurs.

Pourtant, les deux livres proposent de revenir sur les croisades en partant des présupposés et usages postérieurs, pour dire ce que l’on en sait, ce qui en reste incertain (beaucoup de choses) et ce qui a été projeté par la suite sur ce terme. Il s’agit donc de « comprendre la complexité », pour en discerner les usages trop simplistes.

« Croisades », combien de définitions ?

La première question qui se pose au long des deux ouvrages est à la fois simple et sans réponse : comment définir les croisades ? En repartant des écrits médiévaux, elles se définissent avant tout comme des « pèlerinages » qui visent à apporter le salut à celles et ceux qui y participent et qui « portent le signe de la croix » : les croisés. Ce sont également des « guerres justes », catégorie juridique particulière qui autorise les chrétiens à faire couler le sang. Ces deux aspects s’entremêlent d’autant plus facilement qu’aucun auteur ne parle de « croisade » au XIIe siècle. À ces absences de définitions s’ajoutent d’autres termes employés par les historiens, qui brouillent et complexifient encore la réponse : colonisation, conquête, guerre défensive (ce qu’elles n’ont jamais été). Se pose aussi la question de leur définition en regard du jihad qui, dans l’islam, porte à l’origine un sens d’effort personnel, avant que celui d’effort militaire ne soit justement valorisé par les pouvoirs musulmans (notamment celui de Saladin)… en réponse aux croisades. Si l’on peut dire que ce furent des expéditions motivées, au moins en partie, par la quête du Salut et qui passent entre autres par la guerre, il est difficile d’être plus précis.

La difficulté est d’autant plus grande que ce qualificatif s’applique à une grande diversité d’événements. La tradition dénombre généralement neuf croisades, de 1095 à 1272, avec pour objectif Jérusalem, Tunis, Le Caire ou Constantinople. Ce nombre est lui-même fixé tardivement et de façon parfaitement arbitraire. Les croisades sont en effet rapidement dirigées sur une grande diversité de terrains et dans une très longue temporalité. Les croisades méditerranéennes ne se sont ainsi réellement éteintes qu’après les échecs de la croisade de Varna (1444), voire la constitution de la Sainte-Ligue (1571) contre les Turcs ottomans. Hors de la Terre sainte, on identifie aussi les croisades baltes en Europe du Nord ou la conquête de la péninsule ibérique puis des îles de l’Atlantique par les royaumes espagnols et portugais.

La diversité des théâtres d’opération illustre d’ailleurs celle des adversaires des croisés. Si l’objectif initial est celui de conquérir Jérusalem face aux Turcs, le profil des ennemis évolue rapidement. Les communautés juives et surtout les musulmans du Proche-Orient ou d’al-Andalus, voire les Ottomans au XVe siècle, demeurent les antagonistes principaux. Progressivement cependant, les papes étendent le champ des cibles possibles à d’autres catégories religieuses (les païens slaves), politiques (les cités italiennes indépendantes) ou un peu des deux, comme lors de la croisade des Albigeois dans le sud du royaume de France ou contre les hussites au XVe siècle.

Il ressort finalement que les croisades renvoient à une grande fluidité catégorielle, qui évolue selon leur contexte d’utilisation et les besoins de ceux qui s’en réclament. Malgré tout, quelques grands traits permettent de caractériser la majorité des croisades médiévales. Ce sont avant tout des initiatives inscrites dans le renforcement du pouvoir des papes à partir de la réforme grégorienne et de l’expansion latine, notamment à partir du laboratoire de la péninsule ibérique. À l’origine considérées comme des pèlerinages, elles sont progressivement définies par les juristes chrétiens comme une guerre juste codifiée et inscrite dans la quête du Salut. Ce qui définit les croisades, ce n’est donc pas leur théâtre d’opération ou leur cible, mais leur auteur et, dans une certaine mesure, leurs moyens.

Décentrer le point de vue sur les croisades

Cette définition très générale ne permet cependant pas de cerner réellement le phénomène des croisades médiévales. Il faut pour cela sortir du point de vue dominant, celui des papes et des rois, des clercs et des chevaliers latins ayant pris la croix et qui racontent leur pèlerinage, souvent à leur retour en Europe. Ils ne sont pas seuls à avoir participé à ces expéditions. Si les « croisades populaires » apparaissent comme des exagérations à partir de sources parcellaires, il y avait bien des pauvres et des jeunes enfants dans les expéditions croisées. Ils pouvaient appartenir à l’intendance de l’armée ou au suivi des chevaliers, mais aussi à des populations attirées par les promesses de richesse dans le sillage des troupes (artisans, mendiants…) ou simplement aux familles des croisés, qui partaient souvent avec femmes et enfants.

Car les croisades ne sont pas qu’un monde d’hommes. Bien qu’invisibilisées dans les récits, les femmes y étaient bien présentes : on dénombre ainsi 10 % de femmes dans un navire croisé en 1250. Si certaines d’entre elles appartiennent à ces catégories populaires nécessaires au fonctionnement de tels cortèges (chambrières ou prostituées), d’autres ont joué des rôles plus documentés. C’est le cas de Hersende, médecine qui soigne Louis IX en 1250, des diverses reines de Jérusalem ou encore des combattantes qui défendent leurs villes assiégées. Qu’elles soient esclaves ou diplomates, on ne peut raconter les croisades sans mentionner les femmes, qui appartiennent pleinement aux sociétés issues des conquêtes.

Les croisades ne se limitent en effet pas aux seules opérations militaires pratiquées par des soldats, comme en attestent les très nombreux retours en Occident des croisés en 1099. Elles font ainsi émerger de nouvelles sociétés issues de syncrétismes, de mélanges et d’adaptation entre les nouvelles populations (peu nombreuses mais dominantes) et la myriade de groupes sociaux installés précédemment, comme les États latins d’Orient ou les seigneuries teutoniques en Lettonie.

Il ne faut en effet pas imaginer un affrontement binaire entre deux camps, les Latins d’un côté et « les autres » (musulmans, païens, hérétiques) de l’autre. Pour ne parler que du Proche-Orient, la région est complexe et loin d’être réductible à un seul groupe ethnique, politique ou religieux. Les sociétés de Palestine et de Syrie au XIe siècle sont très diverses et traversées par leurs propres tensions : affrontements entre sunnites et chiites, entre califes arabes et sultans turcs, ou plus localement entre pouvoirs concurrents. Même diversité du côté des chrétiens, puisqu’aux pèlerins puis aux croisés latins il faut ajouter les nombreuses Églises d’Orient (nestoriens, syriaques, coptes, arméniens) et les pouvoirs qui s’en réclament, qui ne voient pas nécessairement d’un bon œil l’arrivée de leurs coreligionnaires occidentaux. Les relations avec l’empire byzantin ne sont pas plus simples, entre alliances, tensions et affrontements à partir du sac de Constantinople en 1204.

La situation se complique encore avec les premières naissances d’enfants de croisés, qualifiés péjorativement de « poulains » et dont l’identité ne se réduit pas à la religion ou à l’origine de leurs parents. Si on ajoute les communautés juives, les convertis, les marchands vénitiens ou les khans mongols après 1250, on voit bien que les croisades ne sont pas un « choc » entre deux « civilisations » homogènes. Nombre de sources témoignent d’ailleurs des rapports multiples entre communautés locales, allant de la guerre aux alliances en passant par le commerce, la tolérance ou les métissages. La coexistence sur un même territoire entraîne l’apparition de formes sociales originales, chacun tentant de s’adapter au mieux à une situation fluctuante.

La croisade, objet rhétorique

En Occident même, l’opinion n’est pas uniquement favorable aux croisades. Des clercs peuvent ainsi les critiquer comme un dévoiement du message pacifique du pèlerinage et privilégient l’œuvre missionnaire. Des troubadours ou des aristocrates s’opposent quant à eux aux dépenses massives engendrées par ces opérations dont le but n’apparaît pas toujours clairement. Les nouveaux horizons de la guerre sainte, contre les Albigeois ou les ennemis du pape, jouent aussi un rôle dans la décrédibilisation de l’idée même de croisade.

C’est que, dès le début, elles deviennent un terrain d’affrontement entre différents récits. Que ce soit pour glorifier les victoires ou justifier les défaites, les auteurs latins, byzantins ou musulmans mettent en avant une vision du monde fondée sur la fin des temps et la volonté de Dieu. La prise de Jérusalem en 1187 par Saladin devient un symbole de la perte du soutien divin envers les croisés, alors qu’elle est utilisée par l’émir pour affirmer sa légitimité politique et religieuse à unifier le monde musulman par la guerre. Ce sont aussi ces discours eschatologiques qui justifient les pogroms de juifs en Europe centrale lors de la 1ère croisade ou les tentatives de conversion au catholicisme des chrétiens en Orient. En définissant des figures négatives de l’Autre comme un ennemi unique et permanent, ils permettent de taire les dissensions internes et d’unifier des communautés derrière des figures politiques autoritaires et belliqueuses.

C’est d’ailleurs comme cela que « la » croisade survit, à partir du XVIe siècle, à la fin « des » croisades. Elle devient un terme vide de sens réel mais qui sert une vision simpliste et binaire du monde, au service d’enjeux impérialistes et identitaires. De la croisade revendiquée par les régimes nazi et vichyste contre l’URSS après 1941 à celles dont se vantent les États-Unis au Moyen-Orient au XXIe siècle, on retrouve la même valorisation de la force guerrière contre un ennemi présenté comme barbare, oriental et païen. Ce qui déclenche en retour une identification manichéenne à l’autre camp, que ce soit par la référence à Alexandre Nevski arrêtant les chevaliers teutoniques dans le cas soviétique ou au jihad dans le monde musulman.

Loin de l’image de la croisade mise en avant depuis les papes du XIIIe siècle par des pouvoirs désireux de servir leur propre cause, il faut rappeler les aspects les plus dynamiques de la période des croisades. Sans tomber dans l’idéalisation de sociétés violentes et fondées sur l’exclusion et la domination de la majorité des populations (comme toutes les sociétés médiévales), il est essentiel de les voir pour ce qu’elles sont : des constructions mouvantes et originales, qui n’ont cessé de répondre aux besoins de celles et ceux qui les ont construites. Face aux récupérations d’extrême droite qui conduisent en fait à des prophéties autoréalisatrices, militaristes et excluantes, il est plus important que jamais de démythifier les croisades.