Les cathares sont parmi les hérétiques médiévaux les plus célèbres. Dans un essai volontairement provocateur, Arnaud Fossier en fait les ennemis de l'intérieur du Moyen Âge.

C’est avec surprise que l’on découvre chez les éditions La Fabrique, plutôt habituées aux essais politiques, une synthèse d’histoire médiévale : Les Cathares, ennemis de l’intérieur. L’auteur, Arnaud Fossier, maître de conférences à l’université de Bourgogne et spécialiste de la Pénitencerie Apostolique, propose de comparer les hérétiques les plus célèbres du Moyen Âge aux fichés S des temps présents : militants-politiques, jeunes racisés de banlieues suspects de terrorisme et autres hommes et femmes qui menaceraient la sûreté de l’État. À mi-chemin entre les recherches contemporaines et essais politiques sur le tournant sécuritaire, les sociétés de persécution du XIIIe siècle peuvent-elles être comparées aux sociétés de contrôle ? Voilà un problème original déroutant le questionnaire quotidien des médiévistes. Pourtant, le sujet n’est pas neuf. Le livre se présente comme une synthèse sur l’hérésie cathare. Il s’appuie sur les renouvellements généraux de l’histoire du Moyen Âge central, offrant à l’institution ecclésiale une nouvelle centralité, et sur une historiographie de l’hérésie fortement renouvelée depuis les années 1990 par les travaux de Robert Moore, Monique Zerner et Jean-Louis Biget. Le pari est-il tenu ?

Mythes et réalités du catharisme

L’objet d’étude prédisposait peut-être l’auteur à rechercher le sens contemporain du phénomène médiéval. Comme Arnaud Fossier le rappelle fort bien, les récits du catharisme ont souvent servi des desseins politiques : guérilleros occitans luttant contre l’État central pour les uns, précurseurs du protestantisme ou mystiques orientaux pour les autres. Ayant sorti les cathares de cette gangue, « ni légende noire, ni légende rose » comme le résume Jacques le Goff, l’auteur prépare leur terrain pour une réflexion historienne.

Un problème d’archive. Des cathares, que savons-nous ? « Il faut s’y résigner : nous ne connaissons les cathares que par le biais de leurs détracteurs, clercs et inquisiteurs. De là à conclure qu’ils furent le pur produit de l’imagination de ces derniers, il y a cependant un pas que l’on ne saurait franchir car les sources attestant la formation de poches de dissident·es dans diverses régions de la Chrétienté latine sont nombreuses et variées, quand bien même elles n’émanent que des persécuteurs. Les cathares n’en posent pas moins un véritable défi de méthode : comment faire l’histoire de celles et ceux – subalternes – dont la voix a irrémédiablement disparu ? […] L’objectif de ce livre est d’expliquer de quoi les cathares furent le nom »   .

Les clercs du XIIe siècle, gardiens des autorités de l’Église, reprennent le mot « cathare » à Augustin d’Hippone, jetant l’opprobre orientaliste et manichéen sur une dissidence endogène au monde latin. L’historiographie a un temps reconduit cette vision en raison d’une forgerie de papier, un faux concile de l’Église cathare (1167), produit lors des guerres de religion. Jean-Louis Biget avait donc œuvré à faire sortir ce mot, « cathare », du vocabulaire des historiens et historiennes, fourre-tout jugé inapte à qualifier une réalité sociale et spirituelle plus complexe. Arnaud Fossier le réhabilite pour qualifier la façon dont un pouvoir produit un groupe par les mots : les « bons hommes » ou « bonnes femmes », comme certains auraient pu se qualifier eux-mêmes, deviennent ainsi les cathares, une dissidence mue en ennemis de l’intérieur.

La dissidence dans une société de persécution

« À partir de la seconde moitié du XIIe siècle et plus encore une fois que l’Inquisition a commencé son œuvre répressive, d’authentiques groupes de dissidents se sont dressés contre le clergé et ont rejeté son autorité, sans qu’il s’agisse d’une pure invention de clercs en mal d’adversaires. ». Leur cadre dépasse le seul Languedoc, à l’instar des anticléricaux patarins du Milanais, eux aussi qualifiés de cathares, petits bourgeois et chevaliers des villes relativement privés de droits face à l’aristocratie seigneuriale de la région, aspirant à jouer une part plus active dans l’Église et rejetant la corruption de l’institution romaine.

De façon analogue, le « catharisme » du Midi toulousain regroupe une frange déclassée de la noblesse soumise aux puissants comtes de la région. Celle-ci a vu ses revenus seigneuriaux fragmentés, ce qui la prédispose à la dissidence. Les rites et croyances qu’on leur prête sont des inventions de théologiens, ils se résument ainsi : « rejet de la hiérarchie ecclésiastique, de la médiation cléricale, des sacrements, et leur volonté de revenir à la lettre des Évangiles – les "hérétiques" ayant en commun de prôner l’imitation de la vie menée par Jésus et ses compagnons, c’est-à-dire un idéal de vie évangélique, dénuée des rites liturgiques et de la doctrine fixée par l’Église catholique ». Il s’agit pour l’Église de définir son unité ou, comme l’affirme Dominique Iogna-Prat, d’ordonner et exclure, au-dedans (les hérétiques) comme au dehors (les sarrasins).

Les traités anti-hérétiques du tournant des XIIe et XIIIe siècles prêtent aux cathares un dualisme supposément manichéen : les êtres humains sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel créé par Satan. Pourtant, l’invention de ce catharisme savant ne correspond à rien de connu. Dans ce cadre, la persécution des hérétiques ne se limite pas aux rites, ni aux mécanismes institutionnels comme l’Inquisition, mais imprègne l’ensemble du tissu social ; funeste logique dont la Shoah serait le paroxysme d’après l’historien Robert I. Moore. Le contenu de la lettre que le comte Raymond V de Toulouse adresse à l’abbé de Cîteaux en septembre 1177 au sujet des cathares l’exprime suffisamment : « Il est clair que dans nos régions, de petits renards détruisent les vignes que planta la main du Très-Haut. […] Cette contagion pestilentielle de l’hérésie a prévalu à tel point que presque tous ceux qui y participent pensent rendre hommage à Dieu. » Cette lettre, adossée à un contexte d’oppositions multiples, contribue à provoquer une mission dans le Midi Toulousain. La répression s’accélère.

De la croisade aux chasses à l’homme

Les années 1180-1200 sont celles de la judiciarisation de la dissidence. Après le temps de la persuasion vient celui de la punition. L’hérésie est désormais associée au vieux crime de lèse-majesté, elle entraîne la peine capitale. Après l’échec de la troisième croisade en Orient (1204) pour les terrains extérieurs, le concile de Latran IV (1215) donne le ton pour le monde chrétien : si un souverain ne purge son pays des hérétiques, le pape libérera ses vassaux de leur serment de fidélité et autorisera la conquête de ses territoires. C’est dans ce contexte qu’est lancée la croisade contre les Albigeois, que l’auteur restitue dans le détail. Des milliers d’hommes de guerre, chevaliers et fantassins, guidés par Simon de Montfort prennent Béziers, des centaines d’habitants sont massacrés. Ces victoires sont cependant fragiles. Une reconquête est guidée par Raymond VII de Toulouse et Raymond II Trencavel. Une deuxième croisade menée par le roi de France, Louis IX, en 1226-1227 en vient à bout. Les murs des villes de la région sont détruits, les terres des comtes cédées au roi de France.

Après la croisade s’ouvre une phrase d’institutionnalisation de la lutte contre l’hérésie. En 1229, la bulle Excommunicamus du pape Grégoire IX institue l’Inquisition pontificale. Elle est confiée aux ordres mendiants, indépendamment des juridictions locales et séculières. Nouvel écho avec le monde contemporain : elle obéit à un régime d’exception. L’accusation peut s’autosaisir sur motif de rumeur publique et dénonciations. L’objectif est d’obtenir la confession de l’hérétique (éventuellement sous torture). Ensuite, l’inquisiteur prononce grâces et sanctions lors d’un grand sermon public, en présence des notables. Ce rituel solennel met en scène et dramatise la puissance et la vérité de l’Église. L’essentiel des sanctions consistaient en pèlerinages expiatoires ou en peines infamantes. Les années « terribles » (1231-1239), toutefois, se distinguent par leur brutalité : les juges, structurellement libres d’agir de façon arbitraire, multiplient les condamnations brutales ; les « cathares », de leur côté, leur opposent une résistance tenace. L’épisode de Montségur et sa violente répression, en particulier, hante la mémoire de ces années.

Les papiers et les geôles de l’Inquisition

Cette judiciarisation de l’hérésie s’exprime plus tard dans des « maxi-procès » — expression que l’auteur reprend aux grandes affaires criminelles de l’Italie des années 1980 contre la mafia. À titre d’exemple, le Catalan Ferrier, maître en théologie de Paris devenu prieur du couvent des Prêcheurs de Carcassonne exerçant l’Inquisition à Narbonne, fait comparaître plus de 700 personnes et constitue près de 3 000 fiches d’individus entre 1240 et 1244. Les traités antihérétiques continuent de vilipender une contre-Église organisée et hiérarchisée, mais rien ne l’atteste. En réalité, le contenu de la dissidence est ailleurs.

L’exemple d’Albi à la fin du XIIIe siècle l’illustre encore. La ville se dresse contre Bernard de Castenet, évêque et seigneur de la ville depuis 1276 : il est accusé d’abuser des sanctions spirituelles contre usuriers et licencieux, de récupérer des dîmes de force et d’exercer la justice séculière avec sévérité, interdisant la réglementation des métiers et la répartition de l’impôt par les consuls de la ville. L’oligarchie albigeoise s’allie aux bourgeois de Carcassonne et prend pour leader un franciscain, Bernard Délicieux, qui organise démarches et ambassades auprès du roi et de ses représentants. Philippe le Bel adopte un temps le parti rebelle dans un contexte de tension avec la papauté, une insurrection de plusieurs mois s’empare de la ville en 1302. Puis le roi lâche ces alliés de circonstance et frappe les villes de Carcassonne et Limoux. De nouveaux procès organisent la répression.

Au total, la masse des documents accumulés donne à voir la mémoire et les sociabilités de communautés, monde de petits chevaliers et de prud’hommes des petites villes, relativement autonomes, que l’Église romaine entendait désormais soumettre : « Avec l’Inquisition, qui cherche des marques tangibles d’hérésie, des choses vues ou entendues qui fassent office de preuves, les gestes communs d’antan, de générosité, d’hospitalité et de politesse, deviennent des signes d’appartenance à l’hérésie. Le tribunal transforme en fautes répréhensibles des manifestations ordinaires de sociabilité qui n’impliquent aucune adhésion religieuse (échange de saluts, de paroles, don de quelques produits comestibles) – ce qui montre au passage à quel point le social et le religieux étaient consubstantiels  »   . L’historiographie française a retenu la grande enquête d’Emmanuel Leroy-Ladurie à Montaillou, ou plutôt celle de l’évêque de Pamiers Jacques Fournier (1317) menant l’inquisitio dans ce petit village du pays d’Aillon, en Pyrénées.

Arnaud Fossier reprend et affine les relectures stimulantes de la célèbre monographie. Le catharisme n’est plus perçu comme l’expression authentique des valeurs et mentalité du village, un monde immobile des campagnes. L’auteur démontre combien la parole des témoins traduit l’expérience du tribunal, les rapports de force des temps présents. La fin des cathares s’expliquerait d’ailleurs par les nouvelles réponses offertes par la pastorale des Mendiants aux problèmes concrets que les hommes et femmes rencontraient. L’Inquisition n’avait donc pas joué le premier rôle dans la défaite des hérétiques, une hypothèse finale faisant écho aux débats contemporains sur l’efficacité sociale du tournant sécuritaire.

Les ennemis de l’intérieur ?

Au fond, Arnaud Fossier propose une prudente approche du comparatisme historique. Un jeu de titre vient suggérer aux lecteurs et lectrices les sens contemporains des mondes médiévaux, celui des chasses à l’homme, sans ne jamais désintégrer dans le récit historique l’altérité radicale des mondes médiévaux. Il gagne le pari du médiéviste public, sort un peu la médiévistique de l’érudition des spécialistes. Surtout, le pari est tenu dans un livre de synthèse qui tient en un format poche de quelques 170 pages. Il y a donc fort à parier que cette belle mise au point trouve son public, emporte avec elle quelques préjugés tenaces et initie une réflexion bienvenue sur les persécutions des temps présents.