A l’occasion de la sortie de son livre, la philosophie revient sur plusieurs débats contemporains autour des minorités, de l’universalisme et des controverses autour du wokisme.
Un compte rendu de l’ouvrage est publié en parallèle de cet entretien mené par Christophe Fourel.
Nonfiction : Vous êtes l’autrice d’un essai remarqué sur l’échec scolaire (L’échec scolaire n’existe pas !, éditions Albin Michel, 2020). En quoi votre nouvel ouvrage s’inscrit-il dans la continuité de votre réflexion ?
Juliette Speranza : J’ai écrit L’échec scolaire n’existe pas ! pour dénoncer la discrimination, voire la ségrégation infligée aux enfants les plus éloignés des normes scolaires. Je proposais de repenser l’éducation par le prisme de la neurodiversité et non plus de la normalité ou de la productivité afin de dépasser un système profondément inégalitaire. Ces enfants représentent une minorité au sein du système éducatif. C’est vrai que les recherches liées à cet ouvrage, puis le travail effectué lors de ma thèse sur la neurodiversité et les mouvements sociaux liés au handicap, auxquels se sont ajoutés des travaux sur le genre et les migrations, m’ont amenée à réfléchir au fait minoritaire de manière plus globale.
Vous affirmez que « nous sommes tous des minorités ». Cette formulation paradoxale ne risque-t-elle pas de diluer la spécificité des discriminations subies par certains groupes ? Comment concilier cette universalité de la condition minoritaire avec la nécessité de reconnaître des oppressions particulières ?
Pour reconnaître ces oppressions, il faut qu’elles nous parlent. C’est pour cela que j’ai choisi de faire résonner avec ma réflexion les témoignages de personnes minorisées. Dire « nous sommes tous des minorités », c’est briser la frontière artificielle entre un monde de la « majorité » et un monde « minoritaire ». Il y a une fluidité de la condition minoritaire. Pour répondre à votre question, on peut interpréter, à l’aune de son titre, le livre comme une volonté de relativiser l’intensité de certaines situations minoritaires, mais en le parcourant, on comprendra que l’intention est, a contrario, d’impliquer chacun dans la lutte contre les iniquités, dans son intérêt singulier et dans l’intérêt de tous. C’est aussi une manière de ré-humaniser les personnes minorisées en refusant de les assigner à ce rôle.
Dans votre livre, vous dénoncez les « ravages du fixisme social » que vous jugez plus dangereux que le « prétendu communautarisme ». Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par fixisme social et en quoi il constitue, selon vous, une menace plus importante pour la cohésion sociale ?
J’entends par fixisme social la tendance à s’opposer aux courants minoritaires et à naturaliser l’ordre social. C’est une sorte de fatalisme, qui considère que les personnes minorisées le sont par essence, mais c’est surtout la crainte d’un renversement de situation. On comprend aisément que les plus privilégiés incarnent ce fixisme social, et que cette « majorité » s’appuie sur la résignation et l’auto-stigmatisation des personnes minorisées. Et pourtant, en réalité, à l’échelle d’une société, les minorités sont une opportunité démocratique. Elles ont pour finalité de remodeler et de rejoindre le commun. Elles ne veulent pas faire sécession, mais faire société. C’est pour contrer ce « malentendu identitaire » que j’ai pris soin dans cet ouvrage de distinguer une minorité d’une communauté, et de distinguer le communautarisme d’un discours minoritaire. Lorsqu’une minorité « naît » (j’ai illustré cette étape avec Gabrielle Deydier qui témoignait pour les personnes grosses, une minorité qui se perçoit en tant que telle depuis peu), elle se donne pour vocation de disparaître en tant que minorité. Ce qui n’est pas le cas d’une communauté.
Le fixisme social et la crispation anti-minoritaire, en empêchant le progrès social, aggravent les iniquités et le ressentiment des personnes minorisées. L’oppression entraîne un délitement social. La conscience minoritaire étant actuellement très aiguisée, on provoque un désengagement citoyen, de la violence. J’ai parlé dans le livre des Burakumin, une catégorie de la population fortement discriminée au Japon, pour illustrer cette évidence.
Vous présentez les minorités comme des « mouvements régulateurs, producteurs de savoir et de lien social ». Cette vision contraste avec les discours qui les accusent de fragmenter la société. Comment les minorités peuvent-elles concrètement créer du lien social ?
Les discours qui présentent la parole minoritaire comme des attaques contre la démocratie me paraissent totalement absurdes. Il s’agit même d'une inversion accusatoire. Si les minorités émergent, c’est précisément parce que la société est fragmentée. Ainsi, accuser les mouvements régulateurs minoritaires de menacer l’« universel » (c’est ce que j’appelle l’argument universaliste) est contradictoire. Les minorités contribuent à redéfinir un universel en constante évolution : car si l’universel tend vers l’unité, il a vocation à embrasser l’ensemble des personnes et à s’adapter à la diversité humaine. Un universel qui exclut certaines catégories est une imposture. Par exemple, les minorités queer aspirent simplement à l’existence et mettent en évidence des normes de genre qui les excluent. Privées de certains droits, dénigrées par la doxa majoritaire, elles sont parfois, comme les personnes non-binaires, considérées comme une infraction aux normes sociales et à la nature. On nie leur existence même. Ainsi, en produisant et diffusant des discours minoritaires, elles façonnent la société et élargissent la norme afin que le corps social soit en capacité de les reconnaître et de leur restituer la place qui leur revient. Elles luttent pour l’estime qui doit être accordée à chaque personne humaine sans exception. C’est ce qui revient dans chaque échange : la « fierté » des minorités, qui effraie les non-concernés, n’est qu’une réponse à la négation de leur existence. L’identité n’est revendiquée que lorsqu’elle est menacée.
Votre démarche repose largement sur des témoignages de personnes « minorisées ». Quel a été l'impact de ces rencontres sur votre propre regard de philosophe ? Y a-t-il eu des témoignages qui ont particulièrement bouleversé vos représentations initiales ?
J’ai été bouleversée par tous les témoignages (Gabrielle Deydier, Alexandre, Nicolas Joncour, Marie Cau, Fatima Benomar, Frédéric Moutou, Steve Tran, Jonas Pardo, Ghaleb Bencheikh, Saïda et Michelle Perrot) et ils ont renforcé ma conviction selon laquelle les expériences minoritaires doivent être plus largement entendues et partagées. Les personnalités interrogées ont toutes un regard très critique, absolument pas dogmatique sur leur condition, et n’ont pas hésité à livrer leur histoire et leurs propres contradictions.
Chacun d’entre eux m’a donné à voir des contrées impensées de la condition minoritaire. Parler d’antisémitisme avec Jonas Pardo a été particulièrement éclairant, dans le contexte que nous connaissons. La minorité des personnes asiatiques, abordée avec Steve Tran était sans doute celle que je connaissais le moins. Parfois érigée en « minorité modèle », souvent réduite à des clichés tels que leur supposée alimentation (les chiens, les nems, le riz) ou leurs supposées performances informatiques, les personnes asiatiques ou asiodescendantes subissent une stigmatisation plus complexe à appréhender mais tout aussi révoltante. Cette rencontre m’a inspiré de nouvelles idées, notamment celle de « l’humour impérial », qui, contrairement à d’autres formes comme l’humour noir, contribue à asseoir les préjugés à l’égard des minorités. C’était aussi passionnant d’échanger avec Michelle Perrot à propos d’un sujet qu’elle a rarement évoqué, la vieillesse. Enfin, même si j’avais déjà beaucoup échangé avec Nicolas Joncour, son sentiment d’être considéré comme un être « indigne d’exister » est insupportable et donne tout son sens à l’ouvrage.
Face à la polarisation du débat public entre « woke » et « antiwoke », vous proposez une sorte de troisième voie. Quels changements concrets préconisez-vous dans nos institutions et nos pratiques sociales ?
Ce débat entre « woke » et « antiwoke » n’a pas lieu d’être. En effet, on ne peut envisager de faire société sans une vigilance accrue (sans être « éveillé », c’est précisément la signification du terme woke) à l’égard des injustices. Pire, ce débat détourne notre attention des enjeux sociaux majeurs. Comme je l’explique dans l’ouvrage, parler d’idéologie woke est une antinomie. L’idéologie se trouve du côté de l’ignorance des revendications minoritaires au profit des dominants : se dire anti-woke ne veut rien dire d’autre que se dire favorable à l’oligarchie. Se dire anti-woke, c’est cracher sur la démocratie.
Au lieu de nous perdre dans un interminable débat déconnecté des situations réelles et concrètes, il nous faut appliquer le droit bien sûr, mais il faut surtout éduquer les citoyens de tous âges au fait minoritaire, promouvoir une meilleure représentation des minorités, favoriser la mixité et le dialogue, dans les discours mais aussi dans les pratiques. Chacun s’enlise dans ses représentations sans les confronter à d’autres lectures et vécus du monde. Nous manquons cruellement de discussions autour des conditions minoritaires, et nous manquons d’un cadre éthique pour nous prémunir des pratiques discriminantes.