A travers des entretiens avec des représentants de minorités, la philosophie Juliette Speranza invite à concilier prise en compte de la diversité et universalisme.

Dans un contexte social où les débats autour des questions identitaires cristallisent tensions et incompréhensions, Juliette Speranza propose avec Nous sommes tous des minorités une approche à contre-courant, aussi nuancée qu'éclairante. Loin des polémiques stériles opposant woke et antiwoke, la philosophe et essayiste nous invite à repenser radicalement notre rapport aux différences et aux minorités.

A la rencontre des minorités

L'originalité de l'ouvrage réside d'abord dans sa méthodologie. Speranza ne se contente pas d'une approche théorique : elle est allée à la rencontre de celles et ceux qui vivent concrètement et quotidiennement l'expérience minoritaire. Personnes grosses, noires, handicapées, autistes, âgées, transgenres... Chaque témoignage recueilli constitue une fenêtre sur des réalités souvent invisibilisées, caricaturées voire même méprisées.

Cette démarche d'écoute active confère au livre une dimension profondément incarnée. Les trajectoires individuelles présentées ne servent pas d'illustrations à une thèse préconçue, mais constituent le matériau même de la réflexion. Elles « bouleversent nos représentations », nous dit l'auteure, et c'est précisément dans ce bouleversement que naît la possibilité d'un regard renouvelé.

L'un des apports majeurs de Speranza consiste à déconstruire l'opposition artificielle entre universalisme républicain et reconnaissance des particularismes. Face à ceux qui dénoncent un prétendu « communautarisme » menaçant la cohésion sociale, elle oppose une analyse plus fine : les minorités ne cherchent pas à faire sécession, mais constituent au contraire des « mouvements régulateurs, producteurs de savoir et de lien social ».

Cette thèse, audacieuse, mérite d'être interrogée. En quoi les revendications minoritaires peuvent-elles être créatrices de lien plutôt que de division ? L'auteure semble suggérer que c'est précisément en donnant la parole aux expériences marginalisées que nous enrichissons notre compréhension du social dans son ensemble. Les minorités deviennent ainsi des révélateurs des dysfonctionnements et des zones aveugles de nos sociétés.

Des identités fluctuantes

Le titre même de l'ouvrage énonce son paradoxe central : comment peut-on être « tous des minorités » ? Speranza développe l'idée que la condition minoritaire n'est pas un état fixe mais une potentialité universelle. Chacun de nous est susceptible, à un moment ou un autre de son existence, de basculer dans une forme de minorité : par l'âge, la maladie, un accident de la vie, une évolution sociale...

Cette perspective temporelle et dynamique de la minorité ouvre des horizons nouveaux. Elle nous invite à dépasser une vision essentialisante des identités pour embrasser leur caractère mouvant et contextuel. Plus profondément, elle suggère que l'histoire des minorités n'est pas périphérique mais centrale à l'expérience humaine : c'est « une histoire universelle ».

L'un des axes critiques développés par Speranza concerne ce qu'elle nomme le « fixisme social ». Cette tendance à figer les identités dans des catégories immuables constituerait un danger plus grand que les dynamiques communautaires tant décriées. Le fixisme empêche la reconnaissance des évolutions, des métissages, des reconfigurations identitaires qui caractérisent nos sociétés contemporaines.

Cette critique du fixisme résonne particulièrement à l'heure où les assignations identitaires se durcissent de toutes parts. Qu'il s'agisse de l'identité nationale, de genre, de classe ou d'appartenance religieuse, les tendances à l'essentialisation semblent s'accentuer. Speranza nous invite à préférer la fluidité à la rigidité, le mouvement à la cristallisation.

Pour une politique de l’inclusion de la diversité

Au-delà du diagnostic, Nous sommes tous des minorités esquisse les contours d'une philosophie politique de l'inclusion. Non pas une inclusion de façade qui nierait les différences, mais une inclusion consciente et assumée de la diversité des expériences humaines. Cette approche nécessite un décentrement constant, une capacité à sortir de ses propres perspectives pour accueillir celles des autres.

L'ouvrage de Speranza s'inscrit ainsi dans une tradition philosophique qui, de Simone Weil à Emmanuel Levinas, a pensé l'attention à autrui comme fondement éthique. Mais elle l'actualise en montrant comment cette attention peut devenir un outil de transformation sociale et politique

À l'heure où les questions identitaires divisent, où les positions se radicalisent, Nous sommes tous des minorités apporte une voix mesurée et réflexive. Juliette Speranza ne cherche ni à dramatiser ni à minimiser les enjeux, mais à les complexifier pour mieux les comprendre.

Son travail s'inscrit dans une démarche intellectuelle exigeante qui refuse les facilités du prêt-à-penser. En croisant témoignages individuels et analyse conceptuelle, elle offre des clés de lecture nuancées pour appréhender les mutations contemporaines de nos sociétés.

Ce livre constitue une contribution précieuse à un débat qui dépasse largement les frontières françaises. Plus qu'un essai, il s’agit presque d’un appel à l'empathie active et à la pensée complexe face aux défis de la diversité contemporaine. Bref un ouvrage salutaire.