Loin d’une vision purement humanitaire, l’aide au développement s’impose désormais comme un outil de puissance contesté dans un monde traversé de tensions géopolitiques.

Avec leur ouvrage Géopolitique du développement, Philippe Orliange et Alisée Pornet entendent combler une lacune : l’absence d’ouvrage, en France, articulant la question du développement et l’approche géopolitique – ils regrettent au passage que le livre de Marcus Power, Geopolitics and Development (Routledge, 2019), ne soit pas traduit en français.

Dans une introduction claire, ils s'emploient d'abord à donner une définition précise de leurs concepts. Le «  développement  » désigne ici l'effort de réduction de la pauvreté et des inégalités par des investissements, notamment dans les infrastructures, dans l’agriculture, l’école et la santé. La «  géopolitique  », quant à elle, renvoie traditionnellement à l’étude des rivalités de pouvoir entre États. Mais elle s'étend ici à d'autres acteurs de la scène internationale et admet que leurs relations ne relèvent pas nécessairement de la rivalité. Dans le domaine du développement, notamment, ces relations devraient a priori prendre la forme de la coopération.

Tout le problème de l'ouvrage tient, pour ainsi dire, dans cet «  a priori  » : si le développement relève du champ de la solidarité, peut-il être appréhendé à travers une approche géopolitique qui met en évidence des logiques de puissance et de rivalité entre États ?

Une vieille histoire sous des formes nouvelles

La question paraît efficace, mais presque trop évidente. Après tout, n’a-t-on pas compris depuis longtemps que l’aide au développement était – pour paraphraser la formule de Clausewitz – la continuation de la politique par d’autres moyens ?Deux remarques permettent d'étayer cette interrogation.

La première porte sur la guerre froide. Comme le rappellent les auteurs, l’aide internationale au développement s’est mise en place après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la notion même de «  sous-développement  » renvoyant à un discours de Harry S. Truman en janvier 1949. Cependant, à lire l’ouvrage, on peut avoir l’impression que seuls les États occidentaux ont pratiqué cette aide. On trouvera bien un encadré de deux pages sur l’URSS, mais c’est à peu près tout. Comme si l’aide aux pays nouvellement indépendants, au fil des décolonisations qui se sont égrenées entre 1945 et 1975, n’avait pas été l'un des vecteurs majeurs de la rivalité entre États-Unis et URSS. De nombreux articles ont été consacrés à ce sujet dès les années 1960. On pourrait aussi s’amuser à lire sur le site de la CIA tous les rapports rédigés pendant la guerre froide sur l’aide apportée par l’URSS et les autres pays développés du bloc communiste.

La deuxième remarque concerne l’Agence française de développement (AFD), dont Philippe Orliange est le directeur exécutif depuis 2022, et dont les auteurs rappellent que sa fondation remonte 1941. Là encore, la dimension géopolitique semble évidente. Pourtant, aucune allusion n’est faite à la « Françafrique », ni au rôle que l’AFD pourrait jouer dans l’« impérialisme » ou le « néocolonialisme » français. Les critiques à l’encontre de cette agence française existent, et sans que les auteurs les reprennent nécessairement à leur compte, on aurait pu s’attendre à ce qu’elles soient évoquées.

Il faut cependant reconnaître que l’apparente naïveté de la problématique n’est pas celle des auteurs, mais celle qu’ils attribuent au lecteur. Géopolitique du développement n’est pas un livre de géohistoire, mais une analyse actuelle du développement. Dès les premières pages, les auteurs mettent clairement l'accent sur le changement majeur opéré dans le contexte mondial : la remise en cause croissante du modèle occidental du développement par les pays du Sud global, la recrudescence des tensions dans un monde plus que jamais multipolaire, le renforcement des nationalismes, le problème de l’endettement et la montée des populismes. Ainsi, l’ouvrage de Philippe Orliange et Alisée Pornet est-il d’abord une invitation à déciller notre regard sur l’aide au développement, dont on ne pourrait voir que la dimension humanitaire, et à prendre conscience de l’arène politique dans laquelle se joue la solidarité internationale.

Le « piège de Kindleberger »

Dans une première partie, les auteurs reviennent utilement sur un certain nombre de définitions à propos du développement et de la géopolitique, pour terminer sur ce qui leur paraît le nœud principal de cette question, à savoir le « piège de Kindleberger », en référence au « piège de Thucydide », popularisé par le politiste Graham T. Allison.

Si le « piège de Thucydide » décrit la peur qu’éprouve une puissance dominante face à l’ascension d’un rival (allusion à la lecture que fait l'historien grec Thucydide de la guerre du Péloponnèse, née, selon lui, de l’inquiétude des Lacédémoniens devant la montée en puissance d’Athènes), à quoi correspondrait un « piège de Kindleberger », du nom de ce professeur d’économie au MIT, qui fut aussi l’architecte du Plan Marshall, et qui attribua la Grande Dépression à l’incapacité des États-Unis à suppléer la Grande-Bretagne dans son rôle de fournisseur de biens publics mondiaux (stabilité financière, liberté des mers, etc.) ? Le « piège de Kindleberger » renvoie au risque inverse du « piège de Thucydide » : celui de sous-estimer une puissance émergente et de se désengager de l’ordre international, au prix d’une instabilité globale.

Dans le contexte actuel, c'est le géopolitologue américain Joseph S. Nye qui avait mis en garde Donald Trump contre ce danger en 2017. En l’occurrence, le « piège de Kindleberger » serait, pour les États-Unis, de laisser le champ libre à la Chine : « une Chine qui apparaîtrait comme plus faible, et non plus forte, qu'elle ne l’est vraiment ».

L’histoire ancienne de l’aide au développement et son actualité

La deuxième partie retrace l’histoire de l’aide au développement jusqu’à l’annonce de la suppression de l’USAID par Donald Trump dès son investiture, en janvier 2025 – « moment kindlebergien » par excellence. Les auteurs relativisent à juste titre le rôle du « programme du point IV », présenté par Truman en 1949, dans la genèse de l’aide au développement.

Pour abonder dans leur sens, on pourrait citer les débats qui ont eu lieu à Bretton Woods, dès juillet 1944, qui posaient déjà la question du développement. Ainsi des discussions portant sur le rôle du futur Fonds monétaire international :

« Pour faciliter l’expansion et la croissance équilibrée du commerce international, pour aider à une utilisation plus complète des ressources des pays économiquement sous-développés [economically underdevelopped countries] et contribuer ainsi au maintien, dans le monde comme un tout, d’un niveau élevé d’emploi et de revenu réel, ce qui doit être un objectif primordial de la politique économique.    »

Ainsi, également, des discussions portant sur la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) :

« Pour faciliter l’expansion et la croissance équilibrée du commerce international et contribuer ainsi à la promotion et au maintien d’un niveau d'emploi élevé et au développement des ressources et de la capacité productive de tous les pays membres, en tenant dûment compte des besoins des pays économiquement en retard [economically backward countries].    »

Cette préoccupation d’un ordre économique mondial équilibré se retrouve dans les déclarations du ministre brésilien Arthur de Souza Costa, pour qui la conférence de Bretton Woods était « la preuve que la solidarité humaine n’est pas le résultat de l’unité raciale, qu’elle ne dépend pas de la langue que l’on parle, mais plutôt d’une communauté de sentiments »   .

Au début du XXIe siècle, les Objectifs du millénaire pour le développement, adoptés en 2000, puis les Objectifs de développement durable, fixés en 2015 pour l’horizon 2030, ont prolongé cet idéal de solidarité universelle. Mais ce multilatéralisme, pilier du système d’aide internationale, a été fortement fragilisé par le décret de janvier 2025 gelant le financement de l’USAID.

Le Sud global et la contestation du modèle occidental

La troisième partie aborde le problème sous un autre angle : la critique du modèle du développement par les pays du Sud global. Rappelons que cette expression, utilisée dès 1968 par Carl Oglesby, militant au sein de la New Left   , a pris un tout autre sens dans les années 1990, lorsque cet ensemble hétérogène d’États, dont l'unité tient à sa contestation commune de la domination occidentale, s’est affirmé comme un acteur géopolitique à part entière.

Philippe Orliange et Alisée Pornet dressent un tableau précis du rôle de quelques unes de ces puissances (la Chine, le Brésil, l’Inde, la Russie ou encore les Émirats arabes unis), qui cherchent à se positionner, chacune à sa manière, dans le vaste ensemble que constituent les pays du Sud. À travers des institutions telles quel’Agência Brasileira de Cooperação (ABC), la China International Development Cooperation Agency (CIDCA) ou la China Development Bank (CDB), la Development Partnership Administration (DPA) au sein du ministère des Affaires extérieures indien, la Turkish Cooperation and Coordination Agency (TİKA), l’aide au développement devient l’un des instruments du réagencement des rapports de force mondiaux, selon une logique de coopération Sud-Sud.

Seule la Chine, avec la Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB), serait toutefois susceptible de concurrencer le FMI et semble porter une ambition véritablement globale. On pourrait en ce sens penser à la notion de « bimondialisation » proposée par Alice Ekman   , qui est certes discutable, mais qui permet de décrire la coexistence de deux systèmes économiques et politiques parallèles.

Les métamorphoses de la solidarité internationale

La quatrième partie s’interroge sur l’avenir de la solidarité internationale face aux bouleversements contemporains. La recrudescence des tensions géopolitiques et des guerres d’un côté, la multiplication des critiques et des contestations de l’autre, conduisent à trois crises : une crise normative, qui met en cause la légitimité des institutions, une crise financière, liée à la mobilisation des ressources et des crises politiques, spécifiques à chaque conflit en cours. Le système de l’aide au développement s’en retrouve ébranlé, mais cela ne signifie pas, pour Philippe Orliange et Alisée Pornet, qu’il est devenu obsolète.

La cinquième et dernière partie prend en effet la forme d'un manifeste « Pour une géopolitique de la solidarité internationale ». Reconnaître les logiques de puissance à l’œuvre dans l’aide au développement ne revient pas à en nier la nécessité. De fait, les pays du Sud global, s’ils se montrent critiques, n’en restent pas moins toujours demandeurs. Ainsi, selon les auteurs, il s’agit davantage de « coconstruire » cette aide. Dans cette perspective, leur recours à la notion de « plurivers » est néanmoins discutable : empruntée à la pensée décoloniale, celle-ci se présente comme l'envers de l'universalisme occidental ; pour autant, la critique dont elle est porteuse s’appuie toujours – et heureusement, est-on tenté d'ajouter – sur des principaux généraux : l’aspiration à l’égalité et à l’émancipation. En somme, même derrière le pluriversalisme, l’horizon d’un monde commun demeure.

L'ouvrage plaide finalement pour une solidarité internationale préservée, par-delà les critiques adressées au système d’aide au développement. Or, cela passe par une prise de conscience des tensions géopolitiques qui traversent la société-monde.