Les déserts apparaissent comme des espaces peu connus, objets de fantasmes et de simplifications. La géographe Ninon Blond revient ici sur ces objets spatiaux.

Comment définir les déserts et quelles sont leurs limites ? Comment proposer une étude de ces espaces trop souvent perçus comme vides de populations, de ressources et d’interactions ? La géographe Ninon Blond vient combler une lacune aux éditions Autrement. Loin d’une description d'espaces en marge, elle montre les dynamiques géographiques à l’œuvre dans les déserts et insiste sur les nombreux défis qui les traversent, voire les structurent.

L’entretien a été mené par Clara Loïzzo, qui a recensé l’atlas, et Anthony Guyon

Nonfiction.fr : À l’occasion de la sortie de votre Atlas des déserts, vous avez expliqué que les objets spatiaux ont été moins étudiés aux éditions Autrement, avant que deux volumes ne soient récemment consacrés aux forêts et aux glaciers. Comment est né votre projet et pourquoi avoir accepté ce défi ?

Ninon Blond : C’est Anne Lacambre, responsable éditoriale chez Autrement, qui m’a sollicitée lors de l’édition consacrée aux déserts du Festival International de Géographie, à Saint-Dié des Vosges. Je terminais une intervention collective sur les déserts d’hier à aujourd’hui, et Anne est venue discuter à l’issue de la conférence. De fil en aiguille, nous en sommes venues au constat, que nous déplorions toutes les deux, de l’absence des déserts dans la collection. Anne m’a alors proposé de combler ce manque et j’ai accepté avec beaucoup de joie. Comme beaucoup d’(anciennes) étudiantes et d’(anciens) étudiants, je suis une grande fan des Atlas Autrement. Je trouve que ce sont de beaux objets, généralement très bien conçus, avec de belles illustrations, qui en font à la fois des ouvrages scientifiques riches et des « beaux livres ». L’Atlas des montagnes, par exemple, est le premier livre de géographie que j’ai acheté pour le plaisir, et pas pour préparer un examen ou un concours (même s’il m’a ensuite été utile dans la préparation de l’agrégation). Ce que j’aime aussi, c’est que l’entrée par les cartes rend le propos accessible et permet donc de toucher un public large, des amateurs et amatrices de géographie aux collègues du secondaire et du supérieur, en passant par les étudiantes et étudiants.

Au-delà du format, et même avant celui-ci, il y a le sujet. J’ai commencé à travailler sur – et dans – les déserts en M1, dans le désert de Wadi Ramm en Jordanie, et depuis, je n’ai jamais vraiment quitté ces milieux, puisque mes différentes expériences m’ont menée en Tunisie, au Maroc, en Éthiopie, au Soudan, en Égypte, en Oman et bientôt en Arabie Saoudite. L’Atlas comporte d’ailleurs de petits clins d’œil à ces espaces auxquels je me suis attachée. Les déserts me fascinent par les conditions extrêmes qu’ils opposent à la vie humaine et non-humaine, par les adaptations qu’ils suscitent chez certaines espèces, animales comme végétales, par les évolutions qu’ils ont connues et par le regard que les sociétés portent sur ces milieux. Qu’ils soient répulsifs ou fascinants, je crois qu’ils ne laissent personne de marbre.

Ce sont donc tous ces éléments qui m’ont convaincue de relever le défi. Et quel défi ! Parce que tout le monde sait, peu ou prou, ce qu’est un désert, ou en a une image, même un peu vague. C’est un terme qui est entré dans le langage courant, en particulier pour désigner des espaces vides ou peu peuplés – désertés –, évoquer les crises environnementales (via la désertification) voire sociales, dans un sens second, figuré (déserts médicaux ou alimentaires). Ainsi, on peut parler de désert assez facilement, mais quand il s’agit d’en donner une définition, on se heurte à beaucoup de questionnements, d’hésitations, de flou.

Définir les déserts s’avère une tâche complexe : doit-on y placer les déserts froids, quelles sont leurs limites et quels espaces sont concernés par ce terme ? Comment définissez-vous les déserts ? Quels seuils et gradients retenez-vous ?

Ça a été un des premiers questionnements, et pas des moindres. Pour y répondre, il a fallu retourner aux fondements des travaux sur les déserts, notamment ceux de Théodore Monod, de Jean Demangeot et Edmond Bernus, de Pierre Rognon, ou de Monique Mainguet, pour ce qui est des travaux francophones. Ça a d’ailleurs été l’occasion de constater que les écrits sur les déserts sont peu renouvelés, comme si ces milieux, où l’activité biologique se déroule a minima, n’évoluaient que peu et qu’il n’était pas nécessaire d’actualiser les synthèses faites il y a plus de vingt ans (pour les plus récentes). Un deuxième constat a été celui de la prééminence du Sahara dans les écrits francophones, l’histoire coloniale de la France en Afrique du Nord et notamment au Maghreb, expliquant certainement ce tropisme. Autant dire que ça a fini de me convaincre de l’importance de rassembler les recherches récentes sur les déserts dans un ouvrage que j’ai voulu le plus représentatif possible de la diversité de ces milieux.

Pour commencer à dégager des axes structurants pour le livre, il a fallu identifier des critères, afin d’établir quels espaces entraient dans la catégorie des déserts et quels espaces en étaient exclus, tout en dépassant les définitions « en creux », comme celle de Dubief qui désigne les climats désertiques comme une dégradation des climats humides voisins – laissant aussi penser que les déserts n’existeraient pas vraiment en eux-mêmes, mais par référence à d’autres espaces. Étymologiquement, « désert » renvoie à l’absence de vie humaine (desertum) et de cultures (desertus), qui s’explique dans les deux cas par le manque d’eau disponible pour la vie biologique. La définition qui repose sur une quantité de précipitations n’a pas été retenue, car elle ne permet pas seule de justifier cette indisponibilité. Il faut aussi prendre en compte l’évapotranspiration et l’état potentiellement solide de l’eau (glace, neige, pergélisol). Ce déséquilibre entre précipitations et évaporations (il sort plus d’eau qu’il n’en entre dans le système) définit l’aridité. De là, la présence des déserts polaires et des déserts froids était nécessaire et évidente.

Les différents indices pris en compte permettent d’établir des degrés d’aridité (semi-aride, aride, hyperaride). Mais ces classifications académiques, si elles sont commodes dans les manuels et sur les cartes, ne doivent pas faire oublier que sur le terrain, les limites ne sont pas aussi nettes, et qu’on observe bien souvent un continuum entre les paysages, rendant difficile une quantification précise des surfaces désertiques. Selon les ouvrages, on considère qu’entre 20 et 40 % de la surface terrestre sont recouverts de déserts, le chiffre de 30 % ou 1/3 étant assez couramment admis.

C’est donc bien la diversité des déserts qui ressort de votre travail. En vous appuyant sur des critères climatiques, hydrographiques et morphologiques, pouvez-vous nous proposer une typologie des déserts ?

L’atlas propose un essai de typologie. L’exercice n’a pas été simple, mais il s’agissait de tenter une synthèse des caractères des déserts en prenant appui sur des classifications déjà établies dans d’autres ouvrages. Il n’y a en effet pas qu’un seul type de désert, et il semblait important, pour pouvoir dépasser l’image d’Épinal de l’oasis au milieu des dunes, de dresser un tableau de cette grande diversité. Dans cette optique, nous avons choisi avec Aurélie Boissière la cartographe, de donner la priorité dans cette double page à la carte, qui occupe les ¾ de l’espace.

Les critères choisis sont l’origine des déserts, le degré d’aridité, la caractéristique thermique (chaud ou froid) et la présence d’humidité atmosphérique. En effet, si on creuse un peu la question de l’aridité, on s’aperçoit qu’elle peut avoir des origines différentes, amenant à l’identification de quatre types. Les déserts de hautes pressions sont dus à leur position de part et d’autre de l’Équateur, dans une bande où la circulation atmosphérique assèche l’air. C’est par exemple le Sahara et les déserts d’Arabie dans la diagonale érémienne. Les déserts continentaux, comme le Karakoum et le Kyzylkoum, le Takla-Makan ou le Gobi, doivent leur aridité à leur grand éloignement des masses océaniques. Les déserts côtiers résultent de l’assèchement de l’air ambiant à cause d’un courant froid le long des côtes qui est aussi responsable de la formation de brouillards en altitude, faisant des déserts côtiers des déserts brumeux, comme le désert d’Atacama ou du Namib. Enfin, les déserts d’abri sont la conséquence d’une ombre pluviométrique due à un obstacle orographique qui bloque les précipitations. On les retrouve en Patagonie ou dans le Monte à l’abri de la Cordillère des Andes ou dans le nord-ouest états-unien, sous le vent de la Sierra Nevada.

Le degré d’aridité est un autre élément important, en ce qu’il façonne des paysages très différents, du climat subhumide avec une végétation arborée et buissonnante de type savane ou taïga au climat hyperaride où ne subsistent qu’une végétation adaptée, xérophyte, une faune réduite à sa portion congrue et des étendues de sable, de roche ou de glace nues. Ces caractéristiques peuvent se doubler de températures parfois extrêmes : les déserts chauds arides et hyperarides (Sahara, déserts arabiques) connaissent des températures très élevées (records à plus de 70°C) bien que le gel puisse survenir ; les déserts continentaux froids (déserts centrasiatiques et sud-américains) sont le lieu d’amplitudes thermiques très fortes avec des étés chauds (moyennes atteignant 30°C) et des hivers particulièrement rigoureux (minima moyens pouvant atteindre –30°C) ; les déserts polaires (arctique et antarctique) connaissent des froids extrêmes (avec un record de –98°C en Antarctique), un albédo très prononcé et des précipitations majoritairement solides qui viennent renforcer l’aridité due à la zonalité.

Le critère hydrographique va de pair avec l’aridité : faibles précipitations et forte évaporation expliquent l’importance de l’endoréisme (les écoulements de surface n’atteignent pas la mer) voire de l’aréisme (absence d’écoulement de surface), bien que les espaces désertiques soient traversés par quelques grands fleuves qui ont d’ailleurs été centraux dans leur développement (Nil, Niger, Tigre et Euphrate, Amou-Daria et Syr-Daria, Huang-He). Quant au critère morphologique, il s’associe à l’aridité et à l’hydrographie : l’activité mécanique prédomine dans les déserts, comme l’activité biochimique y est assez faible. L’eau joue ainsi à toutes les échelles, de millimétrique à métrique voire kilométrique, les écoulements d’eau ou le passage des glaces façonnant les paysages. Le vent est beaucoup moins morphogène, mais il est particulièrement visible dans les milieux désertiques, en particulier sableux et certains édifices étudiés sur terre, comme les barkhanes (dunes paraboliques) servent d’analogue à des formes observées sur Mars.

Votre deuxième partie montre que les déserts ne sont pas des espaces en marge, vides de ressource et déconnectés des différents réseaux, mais qu'ils disposent de ressources énergétiques et économiques. Les déserts ne sont donc pas des espaces en marge ?

En intégrant le critère de la vie, et donc de l’habitabilité, l’aridité met en avant l’importance des biomes désertiques pour les sociétés : même si on les voit souvent comme des périphéries vides, répulsives et en marge du territoire « utile », les déserts sont en réalité peuplés, aménagés, parcourus et exploités. Il ne s’agit évidemment pas de les mettre sur le même plan que des centres-villes hyperdenses, connectés et nœuds de la mondialisation, mais plutôt de rappeler que les déserts s’insèrent dans ces échanges globaux depuis des périodes anciennes, qu’il s’agisse des caravanes sahariennes d’or ou de sel ou Moyen-Âge, de la route de la soie ou des routes incas. Aujourd’hui, le faible peuplement de ces espaces les rend disponibles pour l’exploration et l’exploitation des matières premières (hydrocarbures, minerais, terres rares et même eau), voire pour l’émergence de nouvelles ressources comme le tourisme.

Ces économies désertiques ont pu constituer de vraies bascules pour certains États, comme les pays pétroliers du Golfe qui depuis le milieu du XXe siècle ont fondé leur développement, leur modèle économique et social sur la rente pétrolière. Ils ont ainsi pu asseoir une domination à l’échelle internationale, via l’OPEP par exemple, faisant un peu « la pluie et le beau temps » sur le marché mondial d’une ressource aujourd’hui indispensable. Les bénéfices importants de cette exploitation ont été investis dans le développement économique, par exemple en Arabie Saoudite pour la construction de routes, d’aéroports, d’usines de dessalement de l’eau voire de logements ou de services de santé. En quelques décennies, la Péninsule arabique est ainsi passée d’une périphérie reculée peuplée de nomades décrits par les explorateurs et voyageurs du XIXe siècles comme vivant en marge de la civilisation, à un des principaux centres de la richesse, de la puissance et des échanges mondiaux.

Les enjeux liés aux ressources font ainsi de ces espaces inhospitaliers le centre de l’attention et de conflits d’appropriation, comme on a pu le voir avec l’Arctique : la fonte des glaces liée au dérèglement climatique a vu l’ouverture de nouvelles routes maritimes (passages du Nord-Ouest et du Nord-Est) qui recèlent de potentiels gisements d’hydrocarbures, d’autant plus stratégiques dans un contexte d’épuisement programmé des réserves actuellement exploitées. La course à la revendication des plateaux continentaux fait aussi de ces déserts des enjeux centraux.

Au fond, vous montrez bien que les déserts sont confrontés, comme la majorité des espaces, à des problèmes spatiaux, comme les risques, l’appropriation des territoires et les conflits d’usage parmi d’autres. Peut-on dire que les déserts représentent un miroir des enjeux contemporains ?

Eh oui, les déserts sont des territoires comme les autres ! Leurs relativement faibles densités n’empêchent pas des intérêts très forts, d’autant plus qu’ils représentent des réserves de ressources, économiques comme symboliques. Les déserts sont ainsi pleinement ancrés dans les enjeux contemporains. L’exploitation des hydrocarbures est en ce sens au centre du dérèglement climatique en cours du fait de l’augmentation des gaz à effet de serre additionnel libérés par leur combustion. La Péninsule arabique abrite ainsi les principaux fournisseurs d’hydrocarbures, mais figure aussi parmi les 10 plus gros émetteurs de gaz à effet de serre par habitant en 2023 (Qatar 2e, Koweït 3e, Bahreïn 4e, EAU 6e, Oman 9e et Arabie Saoudite 10e).

L’appropriation des ressources provoque aussi régulièrement des tensions voire des conflits ouverts entre habitants locaux, exploitants artisanaux, grandes entreprises extractivistes ou États, par exemple pour l’or au Sahara. Comme dans d’autres espaces touchés par les sécheresses (qui sont des évènements ponctuels qu’il ne faut pas confondre avec l’aridité qui est un phénomène climatique), l’eau est au cœur des problématiques désertiques, qu’il en manque, qu’il y en ait trop, que la qualité en soit mauvaise ou que son appropriation fasse débat. On peut évoquer des cas emblématiques comme le partage des eaux du Nil ou la mer d’Aral, où une ressource autrefois abondante a conduit à sa surexploitation pour l’agriculture irriguée et à la quasi disparition, aujourd’hui, de cette zone humide, des écosystèmes associés et de ses bénéfices climatiques. De 69 000 km² en 1960, elle ne représente plus que 7 000 km² en 2018, provoquant un abaissement des précipitations locales et la salinisation des eaux et des sols, responsable de nombreuses pathologies (cancers, troubles rénaux, mortalité infantile) et de la création d’un désert anthropique, l’Aralkoum.

Du fait d’une population moins nombreuse, on a tendance à considérer les déserts comme des territoires où la vulnérabilité et l’exposition aux risques sont moindres. Cependant, la présence d’activités polluantes, comme l’extraction de terres rares en Chine, les essais nucléaires au Sahara ou l’agriculture engendrent la dégradation des eaux, des sols et de l’air. Les populations locales en sont alors parfois réduites à abandonner une activité agricole déjà fragilisée (ghouts d’El Oued en Algérie envahis d’eaux polluées, puits contaminés autour de la mine de terres rares de Bayan Obo) ou voient leur état de santé se dégrader : la pollution atmosphérique liée à la sédentarisation autour d’Ulaanbaatar (Mongolie) serait responsable de 10 % des décès dans la capitale.

Qu’en est-il de la désertification que les Nations Unies définissent comme la dégradation persistante des écosystèmes des zones arides par le changement climatique et principalement les activités humaines ? Quels sont les espaces les plus concernés ?

Selon le GIEC, le dérèglement climatique en cours pourrait causer l’augmentation de la surface des écosystèmes secs de 23 % à l’horizon 2100, 80 % de cette augmentation ayant lieu dans des pays en développement, où les conséquences sur les populations pourraient être dramatiques et causer le basculement dans la détresse de sociétés déjà fragilisées. Ce sont des phénomènes qu’on a déjà pu observer par le passé, lors des sécheresses des années 1970-1980 dans la Corne de l’Afrique et qu’on a constatés à nouveau au début des années 2020 : quelques années de sècheresses exceptionnelles fragilisent les troupeaux et détruisent les récoltes, les mécanismes d’adaptation qui assurent traditionnellement la résilience des systèmes, comme la migration saisonnière des pasteurs, sont entravés par les conflits (guerres au Soudan et en Éthiopie, tensions entre Éthiopie et Érythrée, tensions dans la région des Grands Lacs, milices shebabs en Somalie) qui empêchent aussi l’acheminement de l’aide alimentaire, certains programmes humanitaires se désengageant par ailleurs du terrain africain au profit d’autres crises plus médiatisées comme l’Ukraine. Il faut donc garder en tête que ces drames humanitaires, qu’on attribue parfois un peu vite au climat, sont largement d’origine anthropique et découlent de choix politiques, de priorisation de l’aide et de l’inaction (parfois volontaire) des gouvernements.

Ce qui est sûr, toutefois, c’est qu’à l’heure actuelle le GIEC prévoit que les risques de sécheresse vont croître, à des degrés divers selon les scénarios, du fait de l’augmentation des températures (qui accroit l’évapotranspiration) et du dérèglement du système des précipitations. Le Sahara devrait connaître un risque de sécheresse moindre à l’horizon 2100 par rapport à la période 1850-1900, mais à l’inverse, la région amazonienne, l’Amérique centrale, le Canada ou le bassin méditerranéen pourraient voir ce risque augmenter de plus de 200 % pour un scénario à +4°C. L’aridité pourrait ainsi s’étendre sur ses marges, en particulier dans l’ouest états-unien, sur les marges méditerranéennes du Sahara ou aux abords des déserts continentaux asiatiques, les espaces semi-arides devenant arides et les arides hyperarides.

L’habitabilité des déserts, en particulier de leurs marges, serait alors particulièrement remise en question : les villes de Jacobadad (Pakistan) ou Ras al-Khaimah (EAU) sont actuellement déjà reconnues comme inhabitables par le GIEC.

Les déserts portent enfin une image véhiculée par les populations qui y vivent, ou non, par la peinture et le cinéma. C’est à la fois un objet de fascination, comme aimeraient le faire croire les brochures touristiques, de peur, voire d’introspection, à l’image du Petit Prince. En tant que chercheuse, comment travaillez-vous avec ces représentations souvent fantasmées ?

C’est une dimension que je trouve fascinante, parce que je trouve les déserts très propices à nombre de représentations et de projections de la part des sociétés, et ce, quel que soit leur rapport à ces espaces. Bref, impossible de ne pas y être sensible ! On peut travailler sur ces représentations en fonction du degré d’appropriation de ces espaces. Pour certaines personnes, le rapport au désert est presque physique, incorporé, et il y a comme une continuité entre le corps (animal voire humain) et le milieu. C’est ce qu’évoque Anne-Marie Frérot en Mauritanie, où la région de l’Adrar est entièrement décrite avec un vocabulaire renvoyant au corps d’un chameau baraqué (couché). C’est aussi ce que montre Béatrice Collignon à travers le calendrier inuit, entièrement organisé en fonction des phénomènes naturels propres au milieu polaire (naissance des phoques ou des caribous, englacement des baies et de la mer). Pour les Aborigènes d’Australie, l’identité passe par le lien avec l’environnement via le rêve, la géographie des Martu étant aussi représentative de leur histoire. Pour les populations qui habitent les déserts, le paysage est donc un facteur d’identité voire d’identification, parfois sous l’angle de la revendication territoriale et politique (Aborigènes d’Australie, Touaregs au Sahara, Sahraouis au Sahara Occidental).

Ces représentations paysagères ont tendance à être déformées pour celles et ceux qui ne fréquentent qu’occasionnellement les déserts. Ainsi au Sahara, l’erg, espace de l’immensité sableuse et des dunes majestueuses (dans lequel le narrateur rencontre d’ailleurs le Petit Prince) est surreprésenté dans les guides touristiques comme dans les perceptions (il forme près de 80 % des références lexicales étudiées par Michel Roux) alors qu’il ne représente que 15 % des surfaces désertiques. A l’inverse, le reg caillouteux est absent des réponses de l’enquête alors qu’il forme 70 % du milieu saharien. Cela peut s’expliquer par la dimension esthétique des paysages sableux et dunaires, par leur immensité écrasante propice, en effet, à l’introspection (ce n’est pas pour rien que de nombreux ermites des monothéismes ont « pris le désert » pour se rapprocher de leur dieu).

Cette image a été – et continue d’être – véhiculée par les explorateurs et les aventuriers (comme Nicolas Vanier dans le Grand Nord canadien, la Sibérie ou l’Arctique), les documentaires, les musées, les expositions et les livres de photographies, les films, voire les évènements sportifs comme le Dakar, qui mettent l’accent sur les conditions extrêmes vaincues par un petit nombre de personnages hors norme – en particulier des hommes, le désert permettant de mobiliser un vocabulaire viriliste de domination d’une nature vierge dont les exploratrices (Isabelle Eberhardt, Aurélie Picard, Odette du Puigaudeau, Marion Senones) ont été largement exclues. A l’inverse, le reg, la surface caillouteuse, n’est perçu que comme un « obstacle sans grandeur » à la progression mécanique qui ne permet ni l’aventure ni le dépassement de soi.