Dans un essai croisant droit et linguistique, Anna Arzoumanov revient sur les limites encadrant le discours et la manière dont elles sont établies.

Le point de départ de Juger les mots. Liberté d’expression, justice et langue de la linguiste Anna Arzoumanov, maîtresse de conférences à Sorbonne université, est la prétendue restriction de la liberté d’expression actuelle, également analysée récemment par le sociologue Arnaud Esquerre dans Liberté, vérité, démocratie. Cette dernière serait causée par le phénomène woke, aidé par l’inflation législative.

Pourtant, d’aucuns considèrent que la France serait la « championne de la liberté d’expression ». Les réactions aux attentats de Charlie Hebdo et l’assassinat de Samuel Paty n’ont fait que renforcer « l’idée qu’il y aurait une liberté d’expression à la française, consistant à pouvoir rire de tout, provoquer ou choquer  ».

Cette liberté est néanmoins limitée et cela depuis la loi sur la liberté de presse du 29 juillet 1881, qui l’encadre de fait : « En effet, on n’a pas le droit de tout dire en France, et c’est loin d’être un phénomène inédit.  » Ces restrictions se retrouvent dans d’autres pays du monde, même si, par exception, une conception maximaliste de la liberté d’expression prévaut en partie aux Etats-Unis.

Comment juger sans restreindre la liberté d’expression ? Le rôle de la justice

Il existe ainsi une branche spécialisée du droit qui statue sur le potentiel blessant ou préjudiciable de certains discours et mots. Un droit peu connu du grand public cependant. Malgré les différentes interprétations possibles d’un propos, les juges sont toujours obligés de trancher, sans recourir nécessairement à des linguistes, regrette Anna Arzoumanov, quand ces derniers pourraient sans doute utilement aider à préciser le sens des propos concernés.

Quels critères les magistrats retiennent-ils ? L’autrice s’appuie sur de nombreux jugements rendus ces vingt dernières années, en particulier leurs motivations, pour mieux comprendre les mécanismes de leur travail d’interprétation. En alliant droit et linguistique, elle saisit ainsi les frontières de la liberté d’expression en France.

La 17e chambre du tribunal de Paris est spécialisée dans les cas ayant trait à la liberté d’expression. Elle a ainsi jugé certaines déclarations de Michel Houellebecq sur l’islam ou encore les caricatures danoises republiées par Charlie Hebdo. De ce fait, elle est surnommée le « tribunal des mots ». Ses décisions tendent à donner le « la » pour des cas comparables dans le reste de la France. De manière générale, les magistrats s’efforcent de juger sans entraver la liberté d’expression. Les peines prescrites sont donc souvent faibles par rapport aux maximas prévus par la législation.

Qui est la cible des discours ?

Anna Arzoumanov identifie plusieurs étapes lors d’une procédure judiciaire, qu’elle présente grâce à plusieurs exemples. Tout d’abord, le juge doit déterminer qui est la cible du discours. La « caractérisation des énoncés » est la phase suivante : est-ce une injure ou une diffamation ? Ces deux infractions doivent être déterminées en fonction des normes sociétales par les juges, et non de manière subjective en fonction de la sensibilité des plaignants. Enfin, il s’agit de prendre en compte le contexte d’énonciation. Ainsi, la satire et la fiction sont souvent jugées avec plus de bienveillance.

L’action en justice n’est pas automatique ; elle doit être déclenchée par quelqu’un. Les procès impliquent souvent des individus ayant une notoriété. Si certains observateurs estiment que l’on assiste à une multiplication des contentieux depuis les années 1970, du fait de la loi Pleven de 1972 contre la discrimination raciale, aucune étude statistique n’a jamais été menée pour le confirmer. Par ailleurs, les procès dans le domaine émanent d’individus et de groupes issus de la droite comme de la gauche.

Anna Arzoumanov rappelle toute la difficulté du travail attendu des magistrats : « Le jugement judiciaire des mots est […] toujours normatif. Si les catégories permettant de condamner ou de relaxer les excès de langage sont juridiques, leurs qualifications reposent essentiellement sur des critères non juridiques : le sens des mots, leur contexte d’emploi, leur genre de discours ou encore les normes sociales et sociétales. »

L’identification de la cible du discours est la première étape. Il s’agit de déterminer si elle est humaine (« les Français » par exemple) ou abstraite (« la France »), s’il s’agit d’un groupe dans son ensemble (« tous les Français ») ou d’une partie seulement (« certains »). Les chances d’être condamné sont d’autant plus fortes si la cible est humaine, qu’il s’agit d’un individu ou de la totalité d’un groupe. Rien n’est automatique toutefois. Ainsi, Éric Zemmour a longtemps adopté pour stratégie délibérée le fait de parler de « la plupart » des membres d’un groupe ethnique pour les accuser de certains maux (agressions, criminalité) afin de contourner la loi. La reconnaissance publique de sa ruse l’a conduit à être récemment condamné, alors qu’il avait réussi auparavant plus d’une dizaine de fois à échapper à une condamnation pour des faits semblables.

Une interprétation dictée par l’évolution des normes sociales ?

Les juges doivent ensuite évaluer le caractère blessant de propos sans prendre en compte la subjectivité des victimes mais en se fondant sur une norme sociétale, par exemple la perception dominante de la société sur l’adultère. Par ailleurs, la requalification étant impossible en cours de procédure, ils doivent choisir judicieusement entre l’insulte, qui renvoie à l’essence d’une personne, et la diffamation, qui vise un contexte et des faits (un acte ou une opinion répréhensible attribué(e) à tort ou de manière injustifiée). Compte tenu de cet aspect normatif, leurs décisions tendent à refléter l’évolution de notre société, en particulier ses valeurs et représentations sociales.

Certains types de discours, comme la satire, la fiction ou issus de l’arène politique, bénéficient d’une plus grande latitude en termes de liberté d’expression. Le magistrat doit alors se livrer à un nouvel exercice d’équilibriste : repousser les limites de la liberté d’expression, tout en conservant néanmoins des limites. La satire ou la caricature sont ainsi davantage tolérées si elles ne visent pas un individu mais un travers social. Par ailleurs, le genre de la satire doit souvent être explicitement invoqué pour que le tribunal soit plus clément. Concernant la fiction, c’est le degré de distanciation entre l’auteur et les propos de ses personnages qui est mesuré. Autrement dit, l’écrivain semble-t-il, par un certain nombre de marqueurs (recours à la première personne) ou de points communs biographiques, endosser le point de vue de ses personnages ?

En conclusion de cet essai très pédagogique, clair dans son rappel du cadre législatif et nourri par de nombreux exemples éclairants, Anna Arzoumanov propose d’utiliser les outils de la linguistique, et plus largement des sciences humaines et sociales, pour mieux trancher certains cas. En effet, il n’existe pas de règle intangible dans le domaine, en dépit du rôle fondamental joué par les juges en termes d’interprétation des discours et surtout de garantie de notre liberté d’expression.