La liberté d'expression peut-elle être sans limite, et sinon comment la protéger ? Analyse de l'ouvrage « Liberté, vérité, démocratie », et entretien avec son auteur Arnaud Esquerre.
On peut lire ce livre comme une réponse d’un sociologue aux critiques antiwoke. Ces derniers, prompts à dénoncer la censure dont ils s’estiment victimes et la prolifération de fake news dans l’espace public, nous mettent en garde contre la menace que cette situation représenterait pour la démocratie. L’auteur leur oppose que la liberté d’expression n’a jamais été aussi étendue dans l’espace public et que la vérité doit être envisagée comme une notion relative, qui est le fruit de discussions ouvertes.
La critique des opinions s’est démocratisée et les normes morales et sociales sont désormais davantage remises en question qu’auparavant. Le terme « censure » peut alors refléter l’idée que ces normes évoluent soit trop lentement, pour certains, soit trop rapidement ou dans une direction qui ne leur convient pas, pour d’autres. C’est là quelque chose de parfaitement normal, contrairement aux comportements d’acteurs n’hésitant pas à recourir à la violence pour éliminer des opinions qu’ils jugent offensantes pour leurs croyances.
La censure dont il est question ici n’a que peu de chose à voir avec la censure institutionnelle, qui en France, au XXe siècle, ne concernait plus guère que le cinéma, et a disparu dans les années 1980 (Arnaud Esquerre, Interdire de voir : sexe, violence et liberté d’expression au cinéma, Fayard, 2019). Comme elle diffère également de la censure ou de la modération des contenus qu’exercent les grandes entreprises du net, propriétaires de réseaux sociaux ou d’autres espaces de publications. Evaluer la liberté d’expression au regard de ces différentes formes de censure permet d’en prendre une mesure plus réaliste, montre l’auteur.
Une liberté d'expression égale pour toutes et tous
Pour évaluer les menaces pesant sur la démocratie, il est essentiel de s’accorder sur ce que l’on entend sous ce mot, qui peut revêtir des significations diverses. Arnaud Esquerre a montré dans ses ouvrages précédents qu’il était particulièrement sensible au sens des mots et à leur variation (Arnaud Esquerre, Ainsi se meuvent les vampires : essai sur la variation du sens, Fayard, 2022). Il choisit ici de la définir comme la liberté d’expression égale pour toutes et tous, privilégiant cette notion plutôt que l’existence d’un État de droit et de libertés publiques ou la participation aux décisions via la représentation. On pourrait enrichir cette discussion en s’appuyant sur le récent ouvrage de Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative : un tournant (Gallimard, 2023), qui souligne le rôle crucial de l’espace public pour faire le lien entre l’autonomie politique de l’individu et la formation de la volonté collective des citoyens, mais cela nous entraînerait trop loin.
Il est évident que cette définition ne satisferait pas, parmi les antiwoke, ceux qui sont favorables à une limitation de la liberté d’expression pour la réduire à des formes normées et soutiennent par ailleurs une conception de la vérité que l’on pourrait qualifier d’élitiste. C’est dire que le débat avec eux, sur ces bases, tournerait vite court. Elle pourrait en revanche satisfaire les trumpistes, à la condition de faire comme si cette liberté allait de soi, en excluant toute possible manipulation, à l'exception, bien sûr, de celle prétendument perpétrée par les wokistes. Ce qui ne serait évidemment pas la position de l'auteur.
Un enjeu de vie et de mort
Si l’on adopte cette définition, les vraies menaces qui pèsent sur la démocratie proviennent moins d’une restriction de la liberté d’expression que de l’ignorance de la violence que celle-ci peut engendrer. La liberté d’expression est plus développée que jamais, il faut s’en réjouir et, en même temps, veiller à en limiter le potentiel de violence, car il y a dans la liberté d’expression un enjeu de vie et de mort. Ne pas lui fixer de limites, « c’est laisser la possibilité que circulent des appels au meurtre de personnes ou de groupes de personnes dans un contexte où elles peuvent, en effet, être tuées » .
Pour préserver l’espace public contre son autodestruction, il est donc impératif d’accepter certaines limitations de la liberté d’expression visant à contenir cette violence. C’est le rôle des États démocratiques.
« C’est ainsi que l’Etat français interdit notamment l’apologie du terrorisme, des crimes de guerre ou contre l’humanité, l’incitation à la haine, à commettre des violences sur des personnes en fonction de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur handicap, de leur race, de leur religion, de leur nationalité, ainsi que les messages violents ou pornographiques portant atteinte à la dignité humaine ou mettant en scène des mineurs » .
Cependant face à l’essor des réseaux sociaux, l’État peut aussi être amené à déléguer l’application de ces lois à des entreprises privées. Cette délégation n’est pas sans poser problème dans la mesure où ces entreprises, qui sont aujourd’hui celles qui gèrent des réseaux sociaux, des espaces de commentaires ou des sites de médias, sont amenées à composer entre des obligations légales mais également leurs intérêts commerciaux, pour définir en pratique ce qui ressort d’une « violence » textuelle ou visuelle.
Mais même pour l’État, tout est affaire de pratique :
« Sans avoir besoin de modifier les textes juridiques existants, un gouvernement, des responsables administratifs, des élus locaux peuvent réduire considérablement la liberté d’expression, en faisant appliquer ces dispositions de manière plus restrictive, ou en interdisant la tenue de telle manifestation ou de tel débat en tel endroit sous couvert d’éviter des troubles de l’ordre public » .
La question de ces limitations reste donc toujours sujette à débat et à interprétation.
La démocratie est relativiste
Si l’on en vient maintenant au rapport à la vérité évoqué ci-dessus, « un Etat démocratique peut aussi limiter la liberté d’expression pour un nombre réduit d’énoncés en fonction de la vérité et en l’occurrence d’une vérité des faits institutionnellement reconnue comme telle » . La conception de la vérité dans les sciences a pris au XXe siècle un tournant relativiste. La démocratie exige elle-même d’accepter la coexistence de plusieurs énoncés tenus pour vrais, bien qu’ils soient parfois contradictoires, notamment dans le domaine religieux. Il conviendrait ainsi, explique l’auteur, même si cela peut paraître paradoxal, de se réjouir plutôt de la prolifération d’énoncés faux, en tout cas si l’on définit la démocratie comme la liberté d’expression de toutes et tous.
Cela étant, certains de ces énoncés posent néanmoins un véritable problème à la démocratie. Cela concerne surtout des énoncés se rapportant à l’histoire politique actuelle qu'il s'agisse d'événements passés ou d’enjeux émergents, car ces énoncés jouent un rôle clé « pour déterminer les conditions d’appartenance au collectif et ce que ce dernier est appelé à devenir » . L'intention de tromper est ici manifeste. Ces mensonges visent en effet à gagner de prochaines élections ou un prochain référendum, en faussant le jugement des citoyens. Ainsi, ce qu’il conviendrait de combattre pour préserver la démocratie ne serait pas tant les fake news que les mensonges délibérés en politique, ou encore le fait que les fake news envahissent le champ politique.
Arnaud Esquerre choisit ici d’écarter le critère selon lequel ces menteurs auraient la volonté de changer le monde en faveur des intérêts ou des idées qu’ils défendent, au motif que cela ne les distinguerait pas d’autres acteurs politiques plus respectueux de la vérité. Le fait est que le tour que semblent prendre les actions de Trump et de ses partisans depuis son retour au pouvoir pourrait inciter à reconsidérer ce point. Ce qui aurait aussi l’avantage de permettre de délimiter plus facilement ce qui relève du politique que lorsqu’on en reste au niveau des énoncés.
Respecter la vérité en politique
Lorsque les citoyens sont appelés à voter pour élire des représentants ou à l’occasion d’un référendum, ils doivent être informés de la vérité des faits pour choisir en connaissance de cause la trajectoire politique qu’ils souhaitent suivre. Plusieurs gouvernements d’États démocratiques en Europe ont cherché à protéger leurs citoyens d’énoncés faux au nom d’une vérité qu’ils détermineraient. La France par exemple a crée en 2019 un dispositif visant à bloquer l’accès sur Internet à des informations « considérées comme "fausses", "inexactes" ou "trompeuses", diffusées de manière massive, délibérée, automatisée, en période d’élections, parce qu’elles seraient susceptibles d’altérer la sincérité d’un scrutin à venir » . La mise en œuvre d’un tel dispositif, qui à ce jour n’a encore jamais été utilisé, reste cependant difficile.
Il reste à s’interroger, comme le note du reste Arnaud Esquerre, sur l’origine des menaces portant sur la sincérité d’un scrutin à venir, notamment « lorsque la télévision, la radio et la presse d’un groupe contrôlé par un riche actionnaire déversent une information quasi exclusivement voué à promouvoir un courant politique, nuisant ainsi aux règles établies visant à garantir le pluralisme » . Comme le suggère l’analyse de la censure, la défense de la liberté d’expression peut dans certains cas masquer une présentation systématiquement biaisée des faits à des fins de promotion d’intérêts ou d’idées particulières, par des acteurs qui en ont les moyens financiers.
De l'autocensure à la dénonciation de la censure
L’auteur revient ensuite sur ce que l’on aurait le droit de dire dans l’espace public et la manière dont on en perçoit les limites. L’expansion de l’espace public met sous pression la liberté d’expression, au sens où la rapidité avec laquelle les informations circulent brouille la façon dont nous pouvons apprécier ce que nous avons le droit de dire, dans les différents espaces où nous pouvons nous exprimer, puisqu’on assiste également à une fragmentation de ces espaces. Un flou persiste donc sur ce qu’il est possible de dire ou de ne pas dire, de montrer ou de ne pas montrer. Ces limites sont en constante évolution et sujettes à interprétation.
Un phénomène complique cette appréciation et joue en faveur d’une restriction auto consentie de notre liberté d’expression. Nous sommes davantage soumis à la critique que par le passé lorsqu’on s’exprime sous son nom parce que les messages circulent davantage. Par ailleurs, l’anonymat ou le recours à un pseudonyme sur Internet permettent de mesurer plus pleinement les limites imposées à notre expression lorsque nous utilisons notre véritable identité. Ces expériences, largement partagées, font que de nombreuses personnes peuvent s’accorder sur le fait qu’elles sont amenées à s’autocensurer et s’accorder – ce qui devient alors un problème politique – sur des critiques précises qu’elles refusent ou des limites à la liberté d’expression qu’elles contestent .
Préserver un espace public, garant de la liberté d'expression
L’auteur récapitule dans le dernier chapitre ses principaux résultats. Si nous nous accordons à dire que la liberté d’expression, tout comme les mensonges délibérés en politique, doivent être assujettis à des limitations claires, la responsabilité en revient alors aux pouvoirs publics, et de citer alors plusieurs exemples récents où ceux-ci ont su défendre le pluralisme, même si beaucoup reste à faire sur ce plan.
Pour continuer à jouir d’une large liberté d’expression, il est essentiel de maintenir un espace public qui le garantisse. Le paradoxe réside dans le fait que le maintien de cette liberté, et sa survie, dépendent des restrictions imposées et que la plus complexe d’entre elles, qui ne peut être tranchée qu’au cas par cas, concerne le respect de la vérité en politique .
Arnaud Esquerre a aimablement accepté de répondre à quelques questions à propos de cet ouvrage.
Nonfiction : On confond censure et critique, dites-vous. Pourriez-vous expliciter ce point ?
Arnaud Esquerre : Pour comprendre pourquoi on en est venu à confondre censure et critique au XXIe siècle, il est nécessaire de s’interroger sur les usages du mot « censure ». La censure peut être assumée par une institution, telle qu’un État ou l’Église catholique, et c’est pourquoi je la qualifie alors de censure institutionnelle. Elle a été mise en œuvre encore pour le cinéma en étant revendiquée comme telle jusqu’à mai 68 pour l’Église, et jusqu’à la décision du président Giscard d’Estaing d’y mettre fin en 1974 pour l’État. Or on a continué par la suite à employer le mot « censure » mais d’une toute autre manière : elle n’est pas revendiquée comme telle par une « commission de censure », mais quelqu’un accuse quelqu’un d’autre de censure. C’est ce que j’appelle la censure accusatoire.
L’extension des espaces publics à partir des années 1980, et surtout à partir des années 2000 avec l’essor d’Internet a multiplié les possibilités de prendre la parole et a donc fait proliférer les critiques. Ces dernières peuvent être formulées de manière très simple, en quelques phrases, peu argumentées, avec des fautes de grammaire ou d’orthographe, mais elles n’en restent pas moins des critiques. Or face aux critiques, on peut être conduit à faire davantage attention à ce qu’on dit soi-même, voire à faire le choix de ne pas s’exprimer pour les éviter par anticipation. Ces critiques sont désignées dès lors comme une forme de « censure ». Pourtant elles n’empêchent pas de prendre la parole : mais prendre la parole signifie devoir davantage se confronter à la critique, ce qui peut être déplaisant, surtout quand cette critique est formulée de manière agressive et anonyme.
Pourquoi ne pourrait-on pas dire n’importe quoi ?
Que veut dire « n’importe quoi » ? S’agit-il de paroles incohérentes ? Ou d’appels au meurtre ? Et dans quel contexte ? Dans un État démocratique fondé sur la liberté d’expression, il est possible de dire bien des choses, y compris « n’importe quoi » si ce n’importe quoi est un propos extravagant ou incompréhensible. On peut aussi dire : « Morts aux extraterrestres ! », dès lors que la présence d’extraterrestres n’a pas été établie. Le problème de la limite à la liberté d’expression dans un État démocratique se pose quand des paroles, des écrits, peuvent se prolonger par, et déclencher, des actes de violence contre des êtres qui y vivent, jusqu’à mettre en danger leur existence. Il est toujours nécessaire qu’il y ait des limites à la liberté d’expression, afin de préserver la possibilité de continuer à s’exprimer librement.
La démocratie suppose une conception relativiste de la vérité, dites-vous. Pourriez-vous expliciter ce point ?
Le mot de « démocratie » peut être entendu de multiples manières. Si l’on définit la démocratie à partir de la liberté d’expression, comme la possibilité pour chacune et chacun de s’exprimer librement et de manière égale dans un espace public, des énoncés faux et des énoncés vrais doivent pouvoir y coexister. C’est pourquoi Hans Kelsen affirmait qu’une telle conception de la démocratie est fondée sur une philosophie relativiste, par opposition à un absolutisme. On a mis en cause ces dernières années des théories et des travaux en sciences humaines et sociales, en particulier français, de Michel Foucault à Bruno Latour, en passant par Jacques Derrida, en les accusant d’avoir déversé des discours relativistes qui auraient miné l’idée de vérité et auraient préparé l’avènement d’une « post-vérité ». Ces accusations d’une part sont souvent malhonnêtes car ces auteurs, dans leur diversité, sont attachés à repérer ce que l’on peut tenir pour vrai, d’autre part prennent le problème à l’envers : c’est parce que notre démocratie est relativiste que le relativisme dans les sciences humaines et sociales est possible et non pas parce qu’on aurait publié de tels travaux que la vie démocratique serait devenue relativiste.
Comment réguler alors l'espace public, peut-on imaginer définir des règles garantissant la défense du pluralisme et contre les mensonges en politique ?
En posant ainsi cette question, on oublie un élément essentiel : qui contrôle l’espace public dans lesquels on s’exprime ? On fait comme si l’espace public était une simple convention, par l’opposition avec un espace privé, sans se préoccuper de savoir comment il est produit et par qui. Or les conditions de production et de contrôle de l’espace public sont déterminantes, non pas seulement pour garantir que ce qui y est dit n’est pas contraire aux lois en vigueur dans tel État démocratique, mais parce que peuvent s’y jouer des rapports de force dans la circulation des messages et parce que ces espaces publics peuvent être privatisés, non pas au sens où ils deviennent « privés », mais au sens où ils sont contrôlés par des acteurs privés. C’est ce qu’il se passe avec les réseaux sociaux les plus utilisés actuellement : ils sont produits par des entreprises états-uniennes privées qui les utilisent pour essayer d’en tirer des bénéfices, de manière directe ou indirecte, et les mettre au service de telle ligne politique, en l’occurrence au service de l’administration Trump depuis la réélection de ce dernier. Lorsque l’espace public est privatisé, vous pouvez peut-être y trouver différents énoncés contradictoires entre eux mais, dans le domaine de la politique, des énoncés mensongers peuvent être mis en avant davantage que des énoncés vrais dès lors que cela correspond aussi à la ligne impulsée par ceux qui se sont appropriés cet espace public. Aussi, pour répondre à votre question, la défense du pluralisme et le combat contre les mensonges en politique devraient s’articuler d’une part par un changement de la production de l’espace public, idéalement en le rendant inappropriable, mais on peut aussi imaginer d’autres modes de propriété des réseaux sociaux, d’autre part, en mettant en place des dispositifs permettant de garantir au maximum l’indépendance des rédactions des supports d’information.