Le sociologue Arnaud Esquerre se penche sur la question de la variation du sens des mots, à partir d'une étude de cas portant sur le mot « vampire ».

Que peut nous apprendre un sociologue sur la variation du sens des mots ? Arnaud Esquerre s’emploie à répondre à cette question à partir d’une étude de cas portant sur un mot assez surprenant au premier abord, puisqu'il s'agit du mot « vampire », mais qui s’explique au regard de ses travaux précédents.

Etudier la variation du sens des mots suppose de s'attacher aux contextes dans lesquels ils sont utilisés. On peut alors espérer dégager la structure autour de laquelle ces variations du sens s'organisent, par addition, soustraction ou inversion de traits propres à tel ou tel mot, et, possiblement, découvrir des invariants. Car si une certaine liberté existe dans le sens que l'on peut donner à un mot, celui-ci ne peut pas signifier n'importe quoi.

Tout laisse à penser que les institutions qui se préoccupent du sens des mots, pour le stabiliser, reçoivent ici le soutien des structures cognitives, dans une articulation sur laquelle des sociologues pourraient encore se pencher.

 

Nonfiction : Vous aviez publié il y a quelque temps un petit ouvrage sur les faits alternatifs où vous expliquiez que pour comprendre leur diffusion il fallait s’intéresser aux interactions sociales et aux rapports de force, et pas simplement aux bonnes ou mauvaises raisons de croire que pouvait avoir un individu. S’intéresser à la variation du sens des mots pourrait sembler une manière d’approfondir la question du sens et de sa variabilité...

Arnaud Esquerre : S’il y a quelque chose de commun entre mon livre à propos des « faits alternatifs » et celui étudiant la variation du sens à partir du mot « vampire », c’est une manière d’étudier la langue en tenant compte de celles et ceux qui la parlent, du moment et de l’endroit où elles et ils l’emploient, et des supports d’expression. Il ne s’agit pas de se substituer à des études en linguistique ou en philosophie du langage, mais de s’interroger depuis la sociologie sur les articulations entre trois niveaux, les mots, les langues, et le langage, en les déployant dans des contextes.

Comment avez-vous choisi le mot « vampire » pour cette étude de cas ?

Comme toujours, je pars d’un problème théorique et il me faut trouver ensuite un terrain ou des matériaux pour mon enquête à partir de laquelle le problème théorique peut être travaillé. J’avais un problème théorique, la variation de sens d’un mot, auquel je m’étais confronté en travaillant avec le mot « secte », et sur lequel je souhaitais revenir. Mais ma rencontre avec un terrain ou des matériaux est souvent fortuite. Cette fois, j’ai répondu à l’invitation de Matthieu Orléan, commissaire d’une exposition sur les films de vampire à la Cinémathèque de Paris, en 2019, à écrire un texte pour le catalogue. « Vampire » me permettait de croiser des travaux antérieurs, et probablement de clore un cycle. En effet, j’ai pu mobiliser à la fois mon travail sur le rapport aux restes humains, celui sur les récits fantastiques à partir de témoignages d’événements extraterrestres, et celui sur la censure au cinéma.

« Vampire » est particulièrement intéressant pour étudier la variation de sens parce qu’on peut observer des inversions. Un vampire peut être tantôt humain, tantôt non-humain, ou tantôt mort, tantôt vivant. Ensuite, parce qu’il apparaît pendant une période délimitable, en Europe, au début du XVIIIe siècle. Mais surtout, parce qu’il a quasiment la même forme dans différentes langues depuis son apparition. Cette stabilité contraste fortement avec la variation de sens en fonction des contextes.

C’est une méthode opposée à celle d’un historien comme Carlo Ginzburg, à propos des loups-garous. Il défend l’idée selon laquelle les récits de loups-garous existent pendant plusieurs millénaires, et sur de vastes aires, sans s’interroger sur les mots qui sont utilisés pour parler de ces « loups-garous », ni davantage sur les contextes dans lesquels ces récits surgissent. Le problème est que si des mots différents sont utilisés, c’est qu’ils désignent peut-être des êtres différents, et même qu’un même mot peut aussi désigner des êtres différents.

Vous montrez que les différents usages que l’on peut observer expriment un certain nombre de traits associés au mot, dont le sens peut alors varier par l’addition, la soustraction ou encore l’inversion d’un trait. Comme, dans le cas du « vampire », lorsqu’on nomme ainsi les « nécrophiles » qui s’en prennent aux cadavres (plutôt que les morts qui s'en prennent aux vivants). Vous montrez que cette manière de comprendre ces variations permet d’éclaircir un certain nombre de phénomènes, comme l’usage flottant des mots, la liberté de tout un chacun d’en faire varier le sens dans certaines limites, l’écriture poétique, etc. Au-delà de cela, comment faut-il le comprendre ?

Souvent, lorsque des historiens s’intéressent à un mot pour en faire l’histoire, ils ne s’interrogent pas sur la conception du langage qu’ils mobilisent. On suit le mot, en traquant ses premières occurrences, puis les suivantes, en ne retenant que certains sens, comme si les autres n’étaient pas à prendre en compte sans dire pourquoi, parce qu’on a comme objectif d’arriver à un sens actuel. J’ai donc essayé de clarifier un peu la conception du langage que nécessitait mon étude, en la rendant la plus cohérente possible. Un linguiste, habitué à traiter de problèmes très, voire de plus en plus, spécialisés du langage, sans regarder les évolutions sociales, ne s’y retrouverait probablement pas ou difficilement.

Mais vous montrez également qu’à travers ces variations se conservent des invariants : un mot ne peut pas signifier n’importe quoi. Dans le cas des différents usages du mot « vampire », il y a forcément un couple, des corps, une situation asymétrique et une différence d’énergie ou de force vitale, dont les recompositions auraient alors à voir avec les rapports que nos sociétés entretiennent avec la mort et les morts...

Il apparaît en effet au terme de mon enquête des invariants quant à l’usage du mot « vampire », même lorsque Karl Marx l’utilise pour désigner des capitalistes exploitant des prolétaires jusqu’à leur dernière goutte de sang. Dans la mesure où il apparaît qu'un des invariants du mot est un différentiel d'énergie ou de force vitale, cet invariant engage un rapport à la mort. S'il n'y a que des morts, il n'y a plus de vampire. Cette limite conditionne l'usage du mot « vampire ». Ce problème d'un différentiel d'énergie vitale soulevé par les vampires est très différent de cas de fantômes, où le problème est celui de la coexistence sur un même espace de vivants et de morts. Mais le plus intéressant est que ce problème de différentiel d’énergie vitale capté par le mot « vampire » est apparu et s’est maintenu alors que l’espérance de vie des humains n’a cessé d’augmenter depuis le XVIIIe siècle, quasiment continument si l’on excepte les périodes de guerre ou de pandémie comme celle de Covid-19.

Chaque mot, tout au moins s’agissant de substantifs, aurait ainsi, expliquez-vous, comme un noyau qui interdirait son usage de dériver de façon trop importante. On peut y voir le résultat d’un phénomène de sédimentation et saturation du sens où l’inertie pourrait jouer un rôle. Mais le sens d’un mot, expliquez-vous, comporterait également des limites d’ordre structurel, pourriez-vous expliciter ce point ?

Il n’y a pas d’inertie dans un mot, de même qu’il n’y a pas de mots qui seraient dotés d’un pouvoir. Il n’y a que des usages des mots. Les usages peuvent se perdre, mais s’ils se maintiennent, ils peuvent être stabilisés par des institutions. Ce sont elles qui réalisent un travail de différenciation des sens, en les hiérarchisant. Mais on peut considérer, par ailleurs, si l’on adopte une approche structuraliste, que si certaines inversions de sens d’un mot sont possibles, d’autres ne le sont pas, sinon il devient incompréhensible. Un vampire et un vampirisé peuvent être mort ou vivant, ou les deux vivants, mais ils ne peuvent pas être tous les deux morts. Il faut donc distinguer au moins deux motifs d'exclusion des variations du sens, l'un produit par les structures sociales, l'autre par les structures cognitives. La question est de savoir comment ces structures s'articulent.

Par le choix d’un mot, qui n’est pas au cœur des débats qui agitent aujourd’hui la société, vous maintenez de fait une certaine distance à la politique, qu’on ne trouverait certainement pas si vous aviez choisi les mots d’« immigré » ou de « pauvre », pour ne prendre que ces exemples. Qu’en pensez-vous ?

« Vampire » peut être aussi politisé. C’est sous la forme d’un vampire que le collectif d’artistes indonésiens Taring Padi a figuré un personnage aux traits antisémites dans la fresque People’s Justice à la Documenta de Kassel en 2022. Ce faisant, il reprenait un usage antisémite du vampire que l’on trouve dans le plus célèbre des romans de vampire, Dracula de Bram Stoker.