Dans un contexte de renouveau historiographique sur la guerre à l’Est en Europe et de mobilisation de la mémoire par Vladimir Poutine, Sarah Gruszka raconte le siège de Leningrad à hauteur d’hommes.
L’ouvrage a également fait l’objet d’un entretien avec l’historienne.
Sarah Gruszka est historienne et philologue chercheuse associée au CERCEC et à l’UMR 8224 Eur’ORBEM « Cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane » . En 2019, elle soutient une thèse remarquée, intitulée « Voix du pouvoir, voix de l’intime. Les journaux personnels du siège de Leningrad (1941-1944) » . Le Siège de Leningrad, Septembre 1941-Janvier 1944, publié chez Taillandier en mars 2024 et préfacé par Nicolas Werth, est tiré de ses recherches. Dans cet ouvrage, la chercheuse propose une histoire renouvelée du siège de Leningrad, mené par l’armée nazie du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944. Elle s’inscrit dans une lignée d’historiennes – Hélène Dumas, Elissa Mailänder, Anouche Kunth ou Clémentine Vidal-Naquet – qui mobilisent avec finesse les écrits et les traces de l’intime pour rendre compte d’événements historiques traumatiques. Si pour sa thèse elle a consulté près de quatre-cents journaux intimes, Sarah Gruszka fait ici le choix de n’en conserver que quelques-uns : l’un déjà traduit en français – celui de Léna Moukhina, auquel elle ajoute ceux des époux Kraïski – Alekseï, le mari, meurt d’ailleurs de faim pendant le siège. Elle s’intéresse aussi particulièrement à l’hiver 1941-1942, saison terrible et mortifère pour la population de la ville qui occupe une place centrale dans les journaux consultés.
Mais l’intérêt du travail de Sarah Gruszka, qui, à travers cette micro-histoire, reconstitue un pan de l’histoire soviétique longtemps occultée par le régime, ne se limite cependant pas à un renouveau historiographique majeur. Ce dernier entre aussi en résonance avec l’actualité de la Russie. Les derniers chapitres, consacrés à l’étude du siège en Russie depuis la Seconde Guerre mondiale, montrent l’enjeu toujours fondamental que représente la la mémoire de la Grande Guerre patriotique en Russie et la nécessité, pour Vladimir Poutine, de réécrire un narratif idéologisé empli de héros et de patriotes.
La place du siège dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale
Le siège de Leningrad dure 872 jours et cause, selon Nicolas Werth, la mort d’un million de civils, et d’un million de soldats. Pourtant, reléguée à la périphérie des combats, son histoire semble secondaire et figée, alors que notre imaginaire sur la guerre à l’Est est davantage nourri par les grandes batailles comme celle de Stalingrad. Sarah Gruszka s’attaque à ce poncif et montre le rôle primordial de la résistance de Leningrad face aux nazis dans la victoire de l’URSS. En effet, elle explique l’importance que revêt la ville pour Hitler, d’un point de vue symbolique (elle a été le berceau de trois révolutions), mais surtout d’un point de vue stratégique, puisque ce centre industriel et portuaire compte six-cents usines et un chantier naval. Durant trois ans, le siège de Leningrad – premier échec de la Wehrmacht – a ainsi mobilisé des troupes nazies, les empêchant de se redéployer en URSS et de bloquer les routes de ravitaillement vers le nord. Son histoire, celle de l’enfermement de 3,2 millions de personnes mais aussi celle de batailles meurtrières, trouve donc toute sa place dans l’histoire de la guerre à l’Est, guerre d’anéantissement unique.
Concernant les choix stratégiques de Staline, les débats restent ouverts. En effet, l’histoire de la ville de Leningrad s’inscrit dans le temps long du régime soviétique. Ses habitants, considérablement touchés par la Première Guerre mondiale, subissent ensuite les purges et les déportations : concernant la Grande Terreur, Sarah Gruszka note 100 000 arrestations et 40 000 fusillés. Le siège apparaît pour certains comme le continuum de la violence du régime stalinien. D’aucuns, d’ailleurs, en viennent à souhaiter la victoire de l’Allemagne nazie, qui pourrait les délivrer de ce régime mortifère.
Dans ce contexte, Staline a-t-il sacrifié les habitants de la ville pour mobiliser les armées nazies au nord, maintenant ainsi la ville sous son contrôle ? Ou a-t-il, au contraire, essayé de lever le blocus comme pourraient le laisser penser les nombreuses tentatives meurtrières et les évacuations malgré le danger ? Sur ce point, Sarah Gruszka ne tranche pas. Elle laisse ces échanges à d’autres historiens, pour s’intéresser aux victimes, et nous faire entendre la voix des morts.
Leningrad, reflet du régime stalinien ?
En nous livrant les écrits de Léna Moukhina, des époux Kraïski, de Nina, ou encore de Iouri Riabinkine, complétés de nombreux autres extraits, Sarah Gruszka ouvre autant de fenêtres sur le quotidien des habitants de Leningrad, loin du mythe. Les chapitres thématiques de l’ouvrage – les pénuries, la peur, la faim, la famine, les cadavres – exposent ce que fut la vie des Léningradois durant ces 872 jours. Mais l’historienne ne se contente pas d’en dresser la liste, elle en analyse les causes et les conséquences. Les premières, bien souvent, sont liées au régime soviétique : l’impréparation face à l’avancée nazie, l’échec répété des tentatives d’évacuation, la difficulté à ravitailler la ville, en somme, les choix opérés par Staline ajoutent à la catastrophe. La ville assiégée devient alors un véritable révélateur du fonctionnement du régime et les circonstances particulières du siège mettent en exergue l’implacabilité du régime comme les inégalités liées à l’utilité du citoyen (notamment dans les rations de nourriture), la dénonciation, l’interdiction de communiquer, les arrestations et les déportations... Lieu d’enfermement, la ville de Leningrad ressemble alors à un camp du Goulag, adoptant son fonctionnement, sa hiérarchie, ses injustices et ses conditions de vie monstrueuses. Sarah Gruszka cite d’ailleurs souvent Varlam Chalamov, comparant non sans raison la condition des zeks (les détenus du Goulag), à celle des habitants de la ville. Les conséquences sur les habitants sont d’ailleurs les mêmes que sur les zeks. Ils s’adaptent, pour le meilleur et pour le pire. D’un côté, les élans de solidarité, l’espoir parfois douloureux de survivre, les stratégies de résistance, l’imagination des diaristes – comme ces descriptions de repas pantagruéliques pour chasser la faim – sont autant de comportements qui ne peuvent que susciter l’admiration. Quelle force faut-il pour imaginer un avenir meilleur dans l’enfer du siège ? Comment comprendre la résilience et l’obstination de Lena Moukhina à survivre durant le blocus ? Comme dans les camps du Goulag, l’agentivité des Léningradois étonne. L’accès aux journaux permet d’en comprendre certains ressorts, sans fards ni pudeur. D’un autre côté, les politiques du régime et les difficultés endurées atteignent aussi leurs buts – verrouiller toute contestation et mettre au pas la ville – et entament l’humanité des habitants. Dans l’épreuve, les relations sociales se distendent, les rancœurs se cristallisent et le quotidien devient infernal. Les diaristes vivent avec leurs morts et chaque jour vécu prend des allures de victoire. Leningrad est devenu un cimetière à ciel ouvert, dans lequel les conventions sociales, les rites et les habitudes de vie laissent place à la loi du plus fort ou du plus malin.
Une condition infrahumaine
Le cœur de l’ouvrage de Sarah Gruszka raconte la vie dans Leningrad assiégée. Plusieurs chapitres livrent l’horreur vécue par les habitants. Au fil du récit, le lecteur s’enfonce dans une réalité terrible, dans laquelle les habitants ne vivent pas mais survivent. Dans une ville sans eau ni électricité, les diaristes décrivent un retour à l’âge de pierre. Rien ne leur est épargné : la faim, véritable obsession que chacun trompe comme il peut, les poux et les épidémies, l’épuisement, résultant des longs déplacements à pied, du travail obligatoire et de l’affaiblissement des corps, et enfin, du froid. Dans ce monde empli de cadavres, tout se paie en nourriture, le troc remplace l’argent, les livres servent à se chauffer, quand on n’en mange pas la colle de la reliure. Tout devient comestible : les animaux de compagnie, la terre, les herbes, l’huile de vidange de moteur, la colle de papier peint… Sarah Gruszka évoque aussi les cas de cannibalisme. Grand tabou du siège, ce phénomène apparaît cependant dans les écrits, officiels ou privés. À ce sujet, l’historienne évoque une piste de réflexion intéressante : le cannibalisme serait souvent le fait de jeunes femmes. Jeunes femmes qui, dans la hiérarchie des habitants utiles à la ville, se retrouvent souvent en bas de l’échelle, et donc peu nourries. Sacrifiés, les femmes et les enfants se retrouvent donc davantage démunis, face à la faim. Une faim niée par le régime, qui préfère exalter un collectif combatif et vigoureux. Ainsi, pendant deux années, aucun Léningradois ne meurt officiellement de faim, ils succombent aux « désagréments », « difficultés » et autres « privations ». Sarah Gruszka montre d’ailleurs que cette distorsion de la réalité – au point d’en réécrire les nécrologies – n’est pas sans conséquence sur l’historiographie du siège. Longtemps, les victimes du siège sont officiellement mortes sous les bombes, dans la rue ou au front, alors que 90 % des victimes sont mortes de faim. Les survivants, eux, subissent des transformations physiques, au point de ne plus se reconnaître, mais aussi psychiques, comme de se réjouir de la mort d’une proche pour ne plus partager les rations de nourriture. En décembre 1941, Sarah Gruszka dénombre 50 000 morts. Trois fois plus qu’en juillet 1941. Les habitants ont alors l’impression d’être touchés par la peste… En janvier, février puis mars 1942, on compte 100 000 morts par mois. Des familles entières disparaissent, 3 500 à 4 000 personnes meurent de faim par jour. Ces chiffres, rarement avancés, donnent la mesure du phénomène. Ils permettent de saisir le quotidien des habitants et leur accoutumance à la mort, alors que les inhumations restent problématiques voire impossibles.
Face à cet ensauvagement, l’auteure montre à quel point les journaux opèrent comme des balises. L’écriture devient un acte de résistance, d’affirmation de soi et maintient son auteur du côté des gens civilisés. Le moindre papier – cahier, ticket de caisse, journal… – est économisé pour recueillir les pensées des diaristes. Pensées souvent prosaïques, mais parfois étonnantes par leur virulence et leur critique du régime stalinien. En effet, les journaux sont aussi de véritables manifestes politiques, preuve du courage – ou de l’inconscience – de leurs auteurs.
La mémoire du siège
Dès 1945, l’histoire de la Grande Guerre patriotique est celle de héros. Le siège de Leningrad entre dans la légende, et les souffrances des civils disparaissent. Que ce soit dans les années 1970 sous Brejnev, ou les années 1990 sous Eltsine, les tentatives d’ouverture des archives se soldent toujours par un échec. Le Mémorial construit dans les années 1960 est aujourd’hui un musée de la Défense et du Blocus de Leningrad, véritable vitrine, selon Sarah Gruszka, à la gloire des militaires et des héros. Dans un contexte de resacralisation de la Seconde Guerre mondiale, chaque Léningradois redevient un héros. Selon la formule d’Arseni Roginski citée par Sarah Gruszka, la mémoire de la guerre est devenue « une mémoire de la Victoire sans le prix de la Victoire », invisibilisant les civils et leurs souffrances.
Sarah Gruszka conclut son ouvrage sur la période contemporaine, afin de montrer l’importance de la mémoire et son utilisation dans la Russie de Vladimir Poutine. Dans un pays où les enfants jouent à la guerre, où l’on achète du « pain du blocus » avec de faux tickets de rationnement, l’historienne montre l’insanité de cette réécriture de l’histoire, facilitée par la disparition des derniers témoins et l’offensive menée sur les manuels scolaires. Cette nouvelle histoire, au service d’une idéologie, trouve toute sa place dans la logique des guerres entreprises par la Russie envers ses voisins, notamment l’Ukraine.
L’ouvrage, sur la fin, n’invite pas à l’optimisme sur la situation politique et mémorielle en Russie, situation exacerbée par l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Sarah Gruszka mentionne cependant que les élèves rencontrés en 2018 sont bien conscients de la réalité de ce que fut le siège de Leningrad. Comme si, à nouveau, l’historienne nous invitait à se défier des discours officiels, pour tendre l’oreille aux propos des Léningradois – morts et vivants – et rappeler que l’opinion des Russes reste souvent insaisissable. Cette attention, portée hier comme aujourd’hui, aux habitants de la ville fait toute la richesse de la réflexion de l’historienne. L’apport de l’ouvrage est d’ailleurs double. D’une part, Sarah Gruszka mobilise un nombre impressionnant de sources inédites, qui lui permettent de reconstituer l’histoire du blocus, avec une précision et une justesse rarement approchées. D’autre part, elle place ses recherches dans une réflexion plus longue sur l’historiographie du siège, qui initie le lecteur aux enjeux de la mémoire et de l’histoire en URSS puis en Russie.