Anouche Kunth suit les pas d’Arméniens expulsés de la Turquie kémaliste et réfugiés en France dans l’entre-deux-guerres. Ces parcours témoignent de la violence génocidaire qui se poursuit dans l’exil.

« Arménie : un génocide sans fin et le monde qui s’éteint » : c’est avec ce titre choc que l’historien Vincent Duclert interpelle sur la tragique actualité qui touche ce peuple de survivants dans le Haut-Karabagh   . L’ouvrage d’Anouche Kunth s’inscrit dans la même urgence : celle de documenter les prolongements du génocide des Arméniens dans la vie de ceux qui ont survécu et ont été contraints à l’exil au cours de l’entre-deux-guerres.

À travers l’étude minutieuse des duplicatas des certificats d’identités délivrés par le Bureau de Marseille de l’Office des réfugiés arméniens et conservés aujourd’hui dans les archives de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), l’historienne retrace les parcours de vie de ces hommes, femmes et enfants condamnés à l’exclusion puis à l’« effacement ». L'originalité de la démarche de l’historienne tient à cette « sémiologie du certificat » : elle cherche à déchiffrer ces documents administratifs par nature arides pour tenter d’y débusquer le vécu personnel des individus concernés, contenu dans la ponctuation, les ratures ou les notes prises à la hâte dans la marge par des fonctionnaires compatissants. Ce faisant, elle reconnaît qu’un certain degré d’imaginaire s’exerce au contact de l’archive. Par son écriture empreinte de poésie, elle parvient à équilibrer et sublimer ce qu’elle nomme des « intensités contraires », entre les « mots-fonctionnaires » et les « quelques centimètres de fragilité humaine » contenus dans ces certificats.

Des vies ponctuées d’absences

Anouche Kunth commence par expliquer que ces certificats n’existent qu’à la faveur des mesures d’exclusion prises par la Russie soviétique puis par la Turquie kémaliste à l’encontre de groupes entiers qui se sont vus condamnés à l’exil, puis ont été dénaturalisés et spoliés de leurs biens par décrets officiels au début des années 1920. Elle ajoute que le Consulat turc refusait alors de recevoir les demandes des Arméniens de l’ancien Empire Ottoman, contraignant ces derniers à rédiger des lettres de renoncement à tout lien d’appartenance avec la Turquie.

Dans la « violence de cette porte close », l’historienne pointe la poursuite de la politique génocidaire qui continue de vouloir effacer les Arméniens en leur niant toute existence administrative et toute capacité d’effectuer des démarches pour leur vie future : se marier, inscrire ses enfants à l’école, passer son permis, obtenir un certificat de travail, etc. La destruction des Arméniens s’est ainsi poursuivie lorsque les rescapés se sont retrouvés « orphelins de leurs archives ».

Ces certificats d’identité délivrés par les autorités françaises dans l’entre-deux-guerres donnent ainsi à saisir des vies incomplètes. Dans la banalité des informations personnelles inscrites au centre du document, Anouche Kunth perçoit l’absence : le lieu de naissance renvoie vers le pays désormais interdit ; l’identité des parents, parfois non renseignée et remplacée par des points de suspension, témoigne de leur décès précoce et de l’absence de souvenirs ; la mention de l’« origine arménienne » souligne le caractère tragique d’un État qui n’est plus, et avec lui, d’une nationalité effacée.

L'historienne raconte ainsi le destin de cette fillette nommée Diorouhi, baptisée par un prêtre orthodoxe car le génocide avait décimé les prêtres arméniens, dont le prénom a été hellénisé en Dorinia : cela peut sembler anecdotique et pourtant, pour l’historienne, cela témoigne d’un type de violence qui désormais se poursuit « sans effusion de sang ». Ces certificats apparaissent ainsi comme une manière d’aborder l’aspect patrimonial et identitaire de la destruction des Arméniens, mais aussi comme une façon d’extirper ces destins individuels de la mort de masse voulue par les génocidaires. Ils permettent également de constater le processus génocidaire à travers la mention de toponymes qui ont disparu des cartes de la Turquie en même temps que l’Arménie a été effacée de la carte du monde.

Cartographier les parcours d’exils dans la « tourmente des feux rallumés »

L’enquête menée par Anouche Kunth sur les Arméniens installés en France au lendemain de la Première Guerre mondiale nous place au cœur d’un processus de « dissémination migratoire » dans lequel le nom des individus est bien souvent tout ce qu’il reste pour servir de guide. Cependant, dans les pourtours de ces certificats passés au peigne fin, l’historienne a retrouvé des noms de villes, toujours différents de celle de naissance placée au centre de la feuille, et qui signalent les différents lieux de passage, de transit ou de refuge ayant accueilli les exilés dans leurs parcours : Constantinople, Smyrne, Athènes...

En outre, les lieux de naissance des enfants ainsi que les prénoms choisis pour eux sont autant de témoins de la trajectoire suivie et des territoires d’installation. C’est à travers l’exemple de Païlak, Heraïr, Jean et Jacques, quatre frères dont les prénoms forment une « petite musique désaccordée » que l’historienne nous donne à voir ce qu’elle nomme la « grande césure de l’exil », depuis la terre natale jusqu’en France, pays d’accueil et d’installation d’une génération nouvelle.

Cependant, pour l’historienne, ces déplacements accomplis entre deux grossesses sont également le témoignage de la « tourmente de feux rallumés ». Au début des années 1930, en effet, la crise économique qui fait suite au krach boursier du Jeudi Noir s’accompagne de la montée de la xénophobie. Le renversement de la conjoncture économique met ainsi en lumière la précarité du statut de ces étrangers arrivés une décennie plus tôt. Près de 500 000 d’entre eux font le choix — plus ou moins forcé — d’un nouvel exil. Parmi eux, des Arméniens ont misé sur les liens familiaux et les opportunités que certains de leurs proches sont allés chercher ailleurs, aux États-Unis ou en Argentine.

Anouche Kunth peut alors les suivre en mobilisant d’autres fonds d’archives comme celui du Consulat Général des États-Unis à Marseille ou encore la documentation d’Ellis Island. Elle y découvre ainsi la mention du Turkish Quota mis en place en 1921 et qui continue de s’appliquer pour les Arméniens alors même que ces derniers ont été dénaturalisés… La négation se poursuit.

Vers une évolution du droit des réfugiés

Outre l’analyse des certificats qui s’étalent sur une période allant du printemps 1924 à 1941, l'un des apports les plus importants du livre d’Anouche Kunth est de témoigner de l’évolution du droit des réfugiés et des avancées de la législation française en la matière.

Les certificats font en effet mention du décret du 11 janvier 1930, à l’origine de la création de l’Office arménien divisé en deux bureaux : l’un à Paris, l’autre à Marseille, ainsi que des premières structures dédiées aux réfugiés. Cependant, il faudra attendre 1933 pour que soit adoptée la première Convention sur le statut international des réfugiés apatrides. La reconnaissance internationale de la situation particulière des Arméniens aboutit à la mise en place d’un Haut-commissariat aux réfugiés par la Société des Nations au sein duquel le Haut-commissaire Fridtjof Nansen organise la représentation civile des réfugiés apatrides qui sont placés sous la protection diplomatique de la SDN.

Cependant, au détour de la boîte 13, Anouche Kunth s’aperçoit que la liasse de documents est « fendue » : les certificats en provenance du bureau de Marseille s’arrêtent au 16 juillet 1941 et la documentation émanant du bureau de Paris prend la suite en date du 9 mars 1945, laissant un trou béant de quatre années qu’il est assez aisé d’identifier. En effet, tous les offices de réfugiés ont cessé de fonctionner sous le régime de Vichy dès janvier 1942 et n’ont été rétablis dans leurs fonctions qu’à la Libération avant qu’une refonte des institutions ne modifie le statut international des réfugiés en 1951 et que l’OFPRA ne soit fondé l‘année suivante.

On commence à deviner l'évolution du statut de réfugié dans ces certificats : les informations personnelles y sont ramenées au strict nécessaire, les formulations sont figées dans un style bureaucratique et l’on pourrait s’étonner du peu d’indications qu’elles offrent sur la situation personnelle dans laquelle se trouvent pourtant ces milliers de réfugiés, en dehors de quelques notes manuscrites écrites dans les marges. Or, Anouche Kunth rapporte cela au fait qu’avant 1951 et la Convention sur le droit d’asile formalisant le principe d’individualisation du droit au refuge, le statut de réfugié s’obtenait sur la base de l’appartenance à l’un des groupes déchus de leur nationalité identifiés par le Haut-commissariat aux réfugiés : nul besoin, par conséquent, de raconter son parcours ou d’enquêter sur les trajectoires individuelles.

Avec délicatesse et poésie, Anouche Kunth mène un vrai travail d’historienne, au plus proche des sources dont elle procède à l’analyse tant rigoureuse que minutieuse, afin de suivre la continuité du génocide dans les traces de l’exil. Cette grande Histoire qui se niche au creux de la petite histoire, ces destins individuels qui parlent de la tragédie collective du meurtre de masse : voilà ce dont il est question sans ces pages. En compétition pour le prix lycéen du livre d’Histoire 2024, nul doute que la lecture de cet ouvrage, plus que jamais d’actualité, saura toucher les jeunes et les moins jeunes.