Ancien haut-fonctionnaire et membre de cabinets ministériels, Emmanuel Constantin partage ses réflexions et propositions quant à certains dysfonctionnements récurrents de la haute administration.

Dans les années 1980, les téléspectateurs britanniques ont pu découvrir les arcanes des relations entre un ministre, son cabinet et son administration à travers la série humoristique de la BBC Yes Minister, suivie quelques années après de Yes Prime Minister. C’est à un autre registre, plus sérieux, à savoir celui de l’essai, que recourt Emmanuel Constantin dans l'espoir de partager publiquement les réflexions d'un haut-fonctionnaire sur le fonctionnement de « la machine de l’État », centrale à la bonne exécution de la volonté générale et donc de l’exercice démocratique.

S’il souhaite éviter de généraliser à partir de ses expériences personnelles, ses questionnements et suggestions découlent tout de même de l'expérience de ses différentes fonctions publiques, entre 2015 et 2021, et tout particulièrement à partir de 2017, où il est membre de plusieurs cabinets ministériels. Auparavant haut-fonctionnaire (polytechnicien et ingénieur des Mines), il s’engage auprès du mouvement d’Emmanuel Macron dès 2016, avec pour fil rouge un intérêt pour la transition écologique. Il est notamment en charge de dossiers relatifs à la rénovation énergétique. À partir de cas rencontrés dans ses missions, qui sont autant d’illustrations de sujets plus vastes, il formule des propositions visant à remédier à certains dysfonctionnements qui lui semblent récurrents.

Consultation, Parlement et médias

Les exemples de Notre-Dame-des-Landes et de la norme bâtimentaire RE2020 sont l’occasion d’aborder la thématique de la consultation. Dans le premier cas, Emmanuel Constantin a participé à la mission de médiation qui contribua à l’accouchement de la décision gouvernementale d’abandonner le projet de construction d’un nouvel aéroport nantais. Le jeune haut-fonctionnaire estime que cette mission a constitué une alliance réussie entre expertise et écoute. Elle a permis de clarifier et d’écarter certains arguments en présence. La séparation claire des rôles avec le gouvernement a également aidé. Dans le cas de la négociation de la norme technique RE2020, il insiste sur le rôle crucial de la consultation externe alors que beaucoup de temps est souvent perdu en arbitrages interministériels en amont de cette phase.

La « Loi climat et résilience » invite à réfléchir au rôle du Parlement, pourtant au cœur du processus législatif, et à sa valeur ajoutée par rapport aux projets de loi, issus du gouvernement. La spécificité de cette loi, émanant de la Convention citoyenne sur le climat, a engendré un certain nombre de quiproquos. Emmanuel Constantin dénonce la prolifération d’amendements comme autant de micro-mesures déconnectées à son sens des enjeux globaux. Ce phénomène refléterait la frustration des parlementaires, cantonnés à un rôle subalterne par rapport aux ministères. Le Parlement ne serait-il plus qu’un lieu où tester et améliorer des textes émanant du gouvernement ?

Emmanuel Constantin évoque aussi les relations entre les ministères, les cabinets et les médias. Il constate la difficulté des journalistes à rentrer dans la spécificité des sujets et à les comprendre, et donc à les traduire à leur public. Du côté des gouvernants, il a pu observer leur obsession de l’évitement de tout commentaire négatif, de la réactivité et, en même temps, de leur souci d’exister. Ce dernier point conduit parfois à de la frustration lorsque se multiplient les discours, que se répètent les mêmes annonces et que ceux-ci tendent à remplacer les actes. De manière plus positive, ces différents travers témoignent d’un souci d’être à l’écoute de la société ou… de la structuration de l’espace médiatique qui contraint la parole publique.

Les visites ministérielles sont un passage obligé. Elles sont très chronophages pour les cabinets et pour les administrations concernées, ce qui amène à s’interroger sur leurs potentiels résultats. Là encore affleure l’obsession de la maîtrise, parallèle à la recherche de visibilité par les médias, mais également depuis le terrain. Ces moments peuvent ainsi constituer des confrontations salutaires à la réalité ou l’occasion de recueillir des informations utiles pour ajuster les politiques publiques. En conséquence, Emmanuel Constantin suggère de rendre ces visites plus discrètes et plus axées sur la reconnexion avec le terrain.

Décentralisation, Bercy et (dé)responsabilisation

L’auteur de Dans la machine de l’État en profite pour relativiser les discours courants sur l’inachèvement de la décentralisation. Au contraire, il estime que la France est plus décentralisée qu’on ne le croit. À cela s’ajoute le phénomène d’agencification qui complexifierait la mise en œuvre des politiques publiques voulues par l’exécutif. Le fameux « mille-feuille administratif », qu’il propose de renommer « plat de spaghetti », et le multi-financement de l’action publique seraient des sources d’inefficacité, contribuant surtout à la « dilution de la responsabilité à toutes les échelles ».

Les combats entre ministères dépensiers (« les irresponsables ») et Bercy (« les insupportables ») font l’objet de plusieurs récits désolants. Faisant allusion à la théorie des jeux, il n’hésite pas à les qualifier de « summum de non-coopération ». L’« économicisme » du ministère des Finances explique en partie la difficulté à élaborer des compromis, voire la remise en cause d’objectifs établis en haut-lieu ou inscrits dans la loi. L'auteur relève aussi leur manque d’expertise sur la plupart des secteurs économiques. Face à cela, il estime que les ministères dépensiers gagneraient à être responsabilisés et à développer des fonctions d’évaluation et d’expertise économique en leur sein.

Dans des propos en partie éloignés de son sujet principal et plus politiques – bien que non dénués de toute vérité –, Emmanuel Constantin dénonce le « magistère de l’écologie morale » des associations de défense de l’environnement. Parmi les travers recensés, il repère l’idéal de pureté, une opposition farouche au nucléaire et un refus du compromis pour des mesures, certes imparfaites, mais allant dans le sens de la transition écologique. Il considère ce cocktail contre-productif pour avancer sur ce sujet et ces critiques permises par l’absence de responsabilité de leurs énonciateurs.

Enfin, il s’attarde sur la différence entre conception et exécution des politiques publiques, qu’il renomme – s’emparant de la métaphore médicale – « diagnostic » et « prescription ». La relation entre ministères et administrations centrales est placée sous le signe de l’impatience et de l’« hypertrophie prescriptive ». Les administrations se sentent alors malmenées. Leur culture juridique les conduit à privilégier le travail sur les textes (lois et décrets) et à délaisser la bonne application de ces derniers, renforcée par leur éloignement du terrain, en partie lié aux phénomènes décrits plus hauts. Une faible culture de l’évaluation et un manque d’intérêt pour leur organisation – qu’illustrent leurs organigrammes sclérosés, à en croire l’auteur – n’aident en rien, même s’il décèle des signes d’amélioration dans ce domaine. Il en conclut à un déficit de responsabilisation des administrations, bien que l’on pourrait également formuler l’hypothèse d’une question de sens ou d’adhésion à certaines politiques publiques.

Tout au long de son essai, Emmanuel Constantin en appelle à un débat plus large et ouvert sur ces différents sujets ayant trait à l’administration, dont la manière de traiter les dettes budgétaire et écologique est particulièrement révélatrice de ces travers. Il tempère néanmoins son propos sur l’air de « Et pourtant elle tourne ! » grâce au sens du service public de nombreux fonctionnaires. Il en résulte un exercice réflexif sincère, aux montées en généralité parfois trop rapides en dépit de précautions initiales bienvenues. La comparaison avec des travaux universitaires issus de la science ou de la sociologie politiques aurait peut-être permis de renforcer ou de nuancer certaines conclusions. Malgré cela, Dans la machine de l’État soulève avec une plume agréable un ensemble de questions pertinentes.